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Les Corps plastique (I, suite)

Je pris des ciseaux et plutôt que de déboutonner la blouse, je la découpai sur le devant et en écartai les deux pans. Le sang sur le chemisier était plus vif, et les plaies faisaient comme de fausses poches parce que le tissu avait adhéré à la peau en séchant. A la périphérie, si le rouge faisait encore son effet là où la lame avait porté, l'union du coton et des chairs avait fait assombri l'hémoglobine, presque noire.

Ferré n'eut qu'un petit pincement de lèvres. Il attendait la suite.

-Vous voyez, a priori, avant même d'aller plus loin, quand on considère l'emplacement des coups, on déduit une rotation du corps d'environ soixante degrés à partir de laquelle suppute un geste de défense. Elle a d'abord été atteinte sur le côté, avant d'être frappée plus frontalement.

-Pourquoi pas l'inverse ?

-Parce que les deux coups, au niveau du foie pour l'un, du duodenum pour l'autre ne permettent guère à la victime de lutter. Donc, je suis amené à penser que le premier coup a été donné de côté. A partir de là, j'envisage que Bernadette Jahier voulait s'enfuir, ou pour le moins échapper à son agresseur. La largeur de la lame, si l'on considère les plaies, et ce n'est qu'un jeu de devinette tant qu'on n'a pas retiré les vêtements, mais je vous rassure : c'est la prochaine étape, si l'on considère les plaies, disais-je, je pencherais pour un couteau de boucherie. Ceci me conduit à suggérer un geste fortuit, la panique, l'absence de préméditation. Un crime de petit voyou.

-Ou une dispute de couple qui a mal tourné.

-Autre possibilité si vous aimez tant les violences conjugales.

-Pas du tout.

Je finis de découper la blouse et sans attendre je revins près des pieds de la morte et cette fois, c'était la jupe noire que je taillai du bas vers le haut, à quelques centimètres du nombril, et comme avec la blouse, j'écartai les deux pans du vêtement pour qu'apparaissent nettement les jambes, les genoux, les cuisses, semblablement grossiers et pour ces dernières gorgées de cellulite. Je lui demandai si tout allait bien.

-Ca va, ça va...

Mais il avait pâli. Mon effeuillage lui donnait des suées. Je n'insistai pas. Je pris le temps de quelques observations secondaires pour qu'il s'en tienne à ce corps à demi-dénudé, plus dérangeant dans ce travail à moitié fini que dans un complet dépouillement médical. S'il n'y avait eu le tanga très échancré encore en place, on aurait pensé au corps violenté d'une femme trouvée au bord d'une route, au fond d'une cave, dans la cage d'escalier d'un bâtiment désaffecté. Ses yeux cherchaient une échappatoire. Le tanga préservait les apparences mais, en même temps, il était de trop, incongru sur ce corps désormais froid. Il mit les mains dans ses poches avant de me regarder sans rien dire, attendant que je continue mon affaire et que j'aille vite. Je lui fis un sourire neutre avant d'aller chercher mon dictaphone pour mes premiers commentaires. Avec la différence d'âge, il pouvait toujours penser qu'elle aurait pu être sa mère et voilà qu'il découvrait ce qu'étaient peut-être les dessous de sa mère, la presque cinquantaine épanouie, encore vivante, avec l'envie de plaire, le soir venu, à son père, ou à un autre homme, un amant, régulier ou de passage, un gars qu'elle avait croisé une fois. Et lui qui venait d'être nommé tombait sur cette histoire : quelqu'un avait eu envie de la trucider en plein été. Pas de chance. Alors il devait subir la lente agonie vestimentaire de ce corps gras sur la table froide, de cette apocalypse du caché qui réservait parfois de divines surprises. Sensible comme il était, et dans l'hypothèse où mon compagnon de procédure était un hétérosexuel, j'étais certain qu'il ne verrait plus jamais une petite culotte avec la même frénésie mâle, un peu comme ces pères qui veulent assister à l'accouchement et qui achèvent leur sexualité sur l'horreur d'un vagin dilaté, sanguinolent et braillard.

Il écoutait mes considérations médicales, figé comme une statue, et moi, devant ce cadavre, un parmi une série entamée depuis plus de huit ans, je promenais mon regard entre son effroi et le mélange tulle et dentelle de l'ensemble Lise Charmel. Le tanga jadis immaculé était taché de sang. Le soutien-gorge, avec sa belle guipure qui me faisait penser au cliché agrandi d'un cristal de neige, gonflait encore une poitrine 95 D fantasmatique. Du Lise Charmel, me dis-je, un peu songeur. Mais il faut bien dépenser son argent. Et tous les goûts sont dans la nature.

Je coupai la lingerie entre les deux balconnets et la poitrine, contrairement à mon attente, resta conquérante, et elle me rappela, par les hasards de la rêverie, celle d'une ancienne morte, une dénommée Brigitte Thurot, tuée par son mari au pied de l'immeuble de son amant, en 2009. La même fermeté dans l'implant mammaire qui lui restait, parce que l'une des deux balles qui avaient été tirées avait fortement endommagé le faux sein droit, mais dans le cas qui m'occupait, c'était une œuvre de la nature seule, et intégrale.

-Elle aurait eu du succès au XVIIIe.

Grégoire Ferré écarquilla les yeux.

-Elle aurait plu à Boucher ou Fragonard, vous ne croyez pas ?

-Sans doute.

Mais il disait cela sans conviction.

-Ne croyez pas que je fasse des jeux de mots...

-Des jeux de mots ?

-Oui, Boucher, charcutier...

Il esquissa un sourire de convention.

-Le XVIIIe français a une sensualité simple et qui fait rêver.

Il fallait maintenant que la messe soit dite, avant que d'entamer la pénétration du corps et de ses mystères, d'être l'élégant aruspice de l'Infortune.

Un dernier coup de ciseaux de chaque côté, le long de la cuisse et quand je me redressai, mon compagnon judiciaire me demanda s'il pouvait désormais se mettre en retrait. Je lui indiquai une chaise au fond de la pièce. Nous pourrions discuter vaguement pendant qu'il regarderait ailleurs. Et pour les odeurs, je lui dis que j'avais un moyen de le soulager. J'allai imbiber une serviette d'un mélange de vétiver, de patchouli et de citronnelle. Il me remercia. Je lui précisai simplement que je ne pouvais rien contre le bruit de ce que l'on scie, de ce qu'on ouvre, de ce qu'on extirpe.

-Je comprends, dit-il, et c'était à peine audible.

Je pouvais désormais continuer mon histoire et en retirant le tanga, j'étais face à un sexe rasé avec beaucoup de soin. Le triangle originel n'était plus qu'un souvenir que l'on devinait par l'ombre imperceptible d'une repousse qu'elle n'aurait, sans doute, pas permise, l'ombre brune d'une toison drue et raide (pas de poils qui bouclent). Mon imagination n'avait pas à chercher très loin parce que la très commerçante Bernadette Jahier avait conservé, avec un sens aigu de l'élégance, comme un sourcil fin et vertical, une ligne pubienne. Ce n'était pas le sexe lisse et inexistant des niaiseries d'Ingres ou de Burne-Jones, plutôt la marque impérative de l'exclamation qui faisait du clitoris une ponctuation (non apparente).

Je voyais Ferré s'installer, ne sachant trop comment se mettre, ainsi qu'un chien qui tourne sur lui-même avant de s'abaisser. Il vit que je l'observais et ne put s'empêcher de dire que tout allait au mieux. Je me demandais pourquoi il avait choisi cet étrange métier qui consiste à courir après les voleurs, à rechercher les assassins et à échouer, souvent.

La trace pubienne de Bernadette Jahier était si parfaite que je passai mon doigt dessus, capable d'imaginer pour un temps que ce n'était qu'un trait, comme un coup de crayon qui remplace un sourcil, mais je ne rêvais pas. Dans le frôlement de cette pointe sèche, la première fois que je touchais son corps et non plus le tissu, il y avait dans mon esprit le lent déploiement de ce bonheur médical qu'autorisait la procédure judiciaire de voir et de savoir ce que d'autres ignoreraient infiniment. Tout n'était pas dans le rapport que je livrais pour l'enquête. Certains aspects annexes restaient en moi comme une confession postmortem dont j'étais le dépositaire invisible et je me souvenais évidemment de certains disparus sous les angles les plus inattendus.

Ainsi aurais-je pu entretenir Grégoire Ferré, avec qui j'échangeais quelques regards et qui se demandait pourquoi je tardais tant, sur cette coquetterie secrète, dont on trouvait de fréquents exemples sur des sites où des belles (et des moins belles, parce qu'elles étaient, dans tous les sens du terme, amatrices, ce qui autorisait même les audaces de la médiocrité, voire de la laideur) expliquaient brièvement, et photos à l'appui, qu'elles étaient ouvertes à bien des propositions. Retiré au fond de la pièce, l'infortuné néophyte ne saurait jamais que la si affable et bien comme il faut Bernadette Jahier ne pensait pas qu'à la tenue de son magasin, à la fraîcheur de ses produits, à la satisfaction de ses clients. Elle cachait sous le sérieux de l'uniforme mercantile une figue apprêtée et propre, dégagée de tout excès pileux dont on dit qu'il trouverait sa justification dans le jeu des phéromones. Et son mari, l'assassin ?, pouvait la déguster sans plus attendre. N'était-ce que pour lui seul ? Telle était la question. Celle aussi que, d'une certaine manière, se posait mon commissaire, mais dans une tout autre direction que la mienne. Pendant qu'il s'interrogeait sur l'origine des coups, le tranchant de la vindicte, je contemplais la chair morte de Bernadette et je me demandais combien d'autres sabres avaient empesanti ses muqueuses, un par un ou à plusieurs. Nul ne saurait désormais. C'était peut-être là le premier indice qui devait orienter le débat sur celui (ou ceux) qui l'avait tuée : le mari jaloux, un ancien amant nostalgique, son amant régulier, un occasionnel partenaire de partie fine qui avait désiré en connaître l'essence plus quotidienne (et qui l'avait guettée alors qu'elle était seule dans la boutique pour assouvir le phantasme des lieux insolites : la prendre, non sur le moelleux d'un lit ou d'un canapé, la satisfaire, non sur la rudesse d'une moquette constellée d'acariens, jouir, non sur la banquette arrière d'une BMW, mais unir tout cela dans les odeurs mêlées du canard à l'orange, des endives braisées, du pâté de foie, de la choucroute, des paupiettes aux olives, sans parler de la viande, rouge, rouge, rouge... Et parmi les endroits insolites qu'il avait essayés, nulle boucherie-charcuterie...), une essence quotidienne qui ne s'incarnerait jamais mieux que dans l'endroit où elle passait des heures et des heures, près d'un mari décoré tricolore, de commis affairés...

-Dites-moi, commissaire, le couple travaille-t-il seul dans la boutique ?

-Non. Il y a deux employés. Ils sont déjà convoqués pour interrogatoire.

...donc, deux employés sérieux et admiratifs, une essence quotidienne qui achevait son odyssée dans le sang, comme si tout devait se rejoindre : le contenant et le contenu, la bête et l'homme, la chair et le liquide. Difficile destin des êtres, et plus difficile encore leur connaissance.

-Elle avait des enfants ?

-Oui, deux. Un garçon, une fille.

-C'est vrai, vous me l'avez dit.

Voilà qui précisait le paysage. Certains samedis soir, après une semaine pleine de comptes, de pesées, de découpes, de hachis, le couple Jahier revenait à la maison. Les enfants avaient été...

-Grands, les enfants ?

-Pourquoi vous me demandez tout cela ?

-La curiosité. Vous allez trouver cela ridicule mais j'aime bien savoir avec qui je travaille. J'en ai besoin. Parfois, cela éclaire certains de mes troubles.

-C'est-à-dire ?

-Ce serait trop long à expliquer. Une affaire d'intuition. Des choses qu'on va chercher ou qui vous chagrinent. Alors, pour les enfants ?

-Grands. Je ne sais plus trop précisément mais des adolescents bien avancés. Je crois que le garçon est étudiant.

-D'accord.

...les enfants allaient chez leurs copains, ou leurs copines, peu importe. Ils n'étaient déjà plus là quand ils rentraient. Ils avaient le temps de se préparer, de choisir la tenue qui conviendrait : quelque chose d'élégant pour le visible, de l'érotique pour les dessous : Charmel, Aubade, Chantal Thomass. Selon la version officielle, ils allaient pour une soirée chez des amis, des relations que le garçon et la fille ne cherchaient même pas à connaître, pas même de nom. Personne ne se souciait de ce qu'ils faisaient. Ils se retrouvaient à quatre ou cinq couples et après les présentations d'usage, les bavardages ridicules pour ne pas paraître trop bestial, deux ou trois coupes de champagne, quelques petits fours, Bernadette Jahier voyait deux mains estimer ses seins et la partie commençait. Elle était avenante, prête à sourire, commerçante jusque dans ses chevauchées, en tout point charmante et disponible.

Charmante et disponible. J'en parlais de cette manière, avec un peu plus de simplicité néanmoins, à une vieille dame qui me demanda, alors que je déposais devant la porte de la boutique, quelques fleurs que je m'étais imposé d'acheter pour donner une contenance à ma curiosité. Je n'étais pas le premier d'ailleurs à avoir rendu hommage à la défunte. Il y en avait déjà de la veille. Des fleurs qu'on n'avait pas encore volées, et la chaleur les fanerait très vite. Des roses, bien sûr, et blanches de surcroît, quelques lys tout aussi purs, pourquoi pas ?, des iris violacés tigrés de jaune, comme des frou-frou de robes espagnoles, et moi j'avais apporté des œillets, les plus simples possibles en souvenir du trou du cul rimbaldien ainsi débutant :

 

Obscur et froncé comme un œillet violet

      Il respire, humblement tapi parmi la mousse

       Humide encor d’amour qui suit la fuite douce

            Des Fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet.

 

C'était bien le moins que je pouvais faire pour une Bernadette qui m'avait révélé, dans le silence de l'examen légal, qu'elle pratiquait avec constance une sexualité par la petite porte.

Il y avait, outre les témoignages floraux, quelques mots de réconfort, pour qui ?, et d'autres où sourdaient l'inquiétude et la rancœur de perdre de si honnêtes gens.

La vieille dame s'était donc approchée de moi pendant que je me recueillais.

-Vous la connaissiez bien ?

-Nous n'étions pas intimes. Le temps nous a manqué. C'est le lot de beaucoup de rencontres. Et vous même ?

-Oh ! Une simple cliente. Une bonne cliente. Vous croyez qu'il s'agit du mari ?

-Du mari ? répondis-je, feignant au mieux l'étonnement.

-L'assassin... Le mari... L'assassin... Puisqu'on ne le trouve pas.

Nous étions seuls, à cette heure si matinale, en plein mois d'août. Elle était venue très tôt parce que, disait-elle, après, c'est impossible, avec le soleil qui n'en finit pas. Déjà elle dormait peu (la fameuse chaleur), mais avec cette affaire, il n'y avait plus moyen de fermer l'œil. Je l'écoutais distraitement me parler désormais d'un rôdeur possible, d'un criminel en série. Tout pouvait arriver. Je me contentais de simples signes de la tête pendant que je réfléchissais à la suite de la matinée. Il faisait chaud, et le silence de la ville en repos, ces gens partis ailleurs, en vacances, et ceux restés profitant du temps mort matinal, tout cela m'incitait à une promenade méditative. Je laissai la vieille, croisant la rue Feydeau qui me tira un sourire, passant devant la Bourse. Je filai toute la rue Vivienne, contournant ensuite le conseil d'Etat. Je traversai la rue de Rivoli presque sans voitures et bientôt je me retrouvai face à la pyramide du Louvre. L'espace était nu d'agitation et de voix.

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