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Les Corps plastiques (II)

 

II

 

Il avait lestement vomi quand je m'étais attaqué sérieusement à Bernadette Jahier. Il s'était tourné contre le mur pour ne pas voir mais il avait entendu les bruits de l'enquête, de celle dont nul ne veut envisager que le versant lisse, technique, couché sur la page : lecture du rapport par laquelle le corps devient tranquillement abstrait, parce que fracture de la boîte crânienne sera toujours plus rassurant que l'image suffocante de la violence vraie. Il faut qu'ils s'éloignent de ce qui est vrai, la vérité est insoutenable. Le pauvre Grégoire Ferré avait donc compris ce qui se passait dans son dos, et comme je n'en étais pas à ma première expérience en la matière, je lui avais amené une cuvette et il n'avait pas attendu cinq minutes pour que tout sorte.

Je lui avais juste précisé qu'en l'état je ne pouvais faire preuve de délicatesse : j'avais les mains et l'esprit occupés. Je crus un moment qu'il jetterait l'éponge mais il y avait chez lui une volonté chevillée au corps, ou une fierté qui permet aux nouveaux de s'en sortir.

Alors, pour le soulager, je lui précisai qu'il pouvait discourir, s'il le désirait, que je n'étais pas gêné par le bavardage, tant qu'il me laissait faire des pauses pour mon dictaphone. Et pour que je n'aie pas, malgré tout, à entretenir une conversation, je l'invitai à parler de lui. Il me dit qu'il essaierait mais il garda le silence. Je dus me résoudre à poser de-ci de-là quelques questions. Discussion décousue certes, qui ne manqua pourtant pas d'intérêt.

Il était né à Saint-Quentin, dans l'Aisne. Il avait été un élève modèle, monté à Paris pour Sciences-Po, où il s'était beaucoup ennuyé. Il avait longtemps hésité ensuite sur la voie à suivre, avant d'arriver à l'Ecole des commissaires de police. Sa vie était banale. Il n'avait personne. Il évoqua un amour déçu, une Sabine, qu'il n'avait pas osé enlever. Il n'avait plus de nouvelles. Après, il se tut. Mais qu'il ait pu parler, même incidemment, de ses amours était encourageant.

Le puzzle, celui de son existence, je n'étais pas convaincu qu'il eût envie d'en ajouter quelques pièces, mais je sais me contenter des bribes. Je n'étais même pas sûr de le revoir. Rencontre unique, sans lendemain. Ce en quoi je fus démenti par les événements puisque la famille nous réservait une autre surprise.

Nous nous étions retrouvés le matin même, vers les onze heures, rue Lancroy, mais c'était comme un rendez-vous précipité, une fausse discussion, au milieu des autres policiers, et le frère qui pleurait comme un fou.

Je n'avais pas le cœur à dépasser les premiers constats. C'était, d'une certaine manière, brouillonner une histoire. Ferré (je laissai désormais le titre officiel) me posa questions sur questions, auxquelles je répondis par des monosyllabes préoccupées. Il voulait que je fasse vite, pour l'autopsie, parce qu'il savait que ses supérieurs commenceraient à s'agacer.

-Je m'en doute, dis-je avec un geste de fatalité. Vers vingt-et-une heures, dans la quiétude du soir.

Je crus qu'il enverrait un inspecteur mais il était là avant moi.

Maintenant il connaissait les lieux.

-On y va ?

Il passa par le vestiaire, m'expliqua tout en se changeant que l'odeur, le souvenir de l'odeur plutôt, l'avait poursuivi jusque chez lui. Il avait rêvé de l'odeur.

-N'empêche. Vous revenez à la fraîcheur. On y revient toujours. En tout cas, c'est une chance que les faits divers continuent pendant la canicule, parce que je n'en peux plus des vieux. Vous savez, j'ai commencé à autopsier en 2003, alors j'ai l'impression d'une redite.

-Mais en 2009 aussi...

-Oui, 2009. Mais cette année, le jeu de massacre tourne à l'industriel.

Le cadavre à la chaîne. Plus le temps de regarder, encore moins d'observer.

Je poussai la porte. Elle, était prête, sous un drap, la tête seule émergeait, avec sa chevelure bouclée.

-Cela va être difficile, je crois.

-Parce qu'elle est jeune ?

-Oui, de penser à un corps...

-Jeune et découpé.

-Oui.

-Un jour, peut-être, ce sera un enfant, un gamin, un bébé. C'est la vie. Elle aurait pu être violée, atrocement mutilée, méconnaissable. Vous n'avez pas encore vu de noyés qui ont séjourné longuement, gonflés, à moitié mangés...

Il détourna la tête en grimaçant.

Deux jours avant, la mère, sa mère. Maintenant la fille, sa sœur, ou sa petite amie. Dix-huit ou vingt ans, l'écart est négligeable. Il n'avait pas la tête à coucher avec une plus vieille que lui.

Nous nous approchâmes.

-Alors, pour l'état civil,...

-Jahier, Amélie, Brigitte, Georgette, née le 17 mars 1993 à Paris, fille de qui vous savez. Elève de première L au lycée Buffon.

-Ils habitaient depuis longtemps le XIe, les Jahier ?

-Pourquoi ?

-Le lycée n'est pas tout près. Elle n'était pas dans son secteur. Elle devait faire une option ou...

-Et alors ?

-Je ne sais pas...

Je ne décortique pas, moi, je découpe. Et dans le fil de ma pensée, j'enchaînai sur le fait qu'elle avait un an de retard. Elle avait redoublé, et en contemplant son visage, où l'on n'avait pas essuyé toutes les traces de vomi, je me demandais s'il fallait parier sur un impondérable médical (comme ma cousine Aline qui passa sa cinquième sur son lit à cause d'une mauvaise chute) ou une médiocrité scolaire dissimulée derrière un joli minois. Fille de charcutier...

-Le frère l'a découverte en arrivant, n'est-ce pas ?

-Oui.

-Elle était seule ?

-Vous savez bien que la mère est morte, le père toujours introuvable.

-Pas de famille proche.

-Pas de famille proche. Elle s'est retrouvée toute seule. Le frère rentre des Etats-Unis. Mais il est dit que le destin joue contre eux. Il devait arriver hier soir ;  son avion a eu un gros pépin mécanique. Du coup, il a débarqué ce matin et c'était trop tard.

-Alcool plus médicaments.

Mais, selon mes premières observations, elle était morte comme Hendrix. Complètement inconsciente, elle avait régurgité et s'était étouffée dans son vomi.

-C'est triste de mourir à cet âge.

Certes. Mourir en plein été, abandonnée de tous, dans l'anonymat des journaux réduits de moitié et qui ne traitent que des festivals, du bronzage et des lectures faciles. Elle n'aurait pas le droit à l'émotion collective de ses camarades sous le choc d'une nouvelle aussi atroce. Les portes du lycée étaient fermées. Autant la charcuterie voyait fleurir des mots de sympathie, se répandre les roses sur le trottoir, autant l'école resterait insensible. A la rentrée, il y aurait un nom qui manquerait à l'appel, avant qu'on en vienne à toutes les discussions, et ce seraient des pleurs à retardement, une cellule de suivi psychologique peut-être, mais j'en doute, des jeunes gens que le chagrin ferait mûrir. Puis plus tard, cela deviendrait un événement qui ferait bien, quand on voudrait signifier que l'adolescence ne fut pas de toujours une partie de plaisir. Nous avons souffert nous aussi, Je me souviens d'une rentrée, etc. Quelques déferlements hystériques possibles, qui demanderaient où il fallait aller : Père Lachaise ou Montparnasse (en somme : Morrisson ou Baudelaire ?), et devant la tombe, des jeunes filles, peut-être quelques garçons, des anciens petits copains, seraient émus. A moins que l'atavisme provincial conclue l'horreur d'un caveau familial dans l'est, là où personne ne pourrait jamais aller, et Paris l'oublierait.

Elle était ravissante et Ferré me demanda pourquoi elle avait pu faire cela. Je haussais les épaules.

Elle avait de longs cils.

Je lui proposai de reprendre la disposition de la première fois. Il acquiesça. Je lui amenai tout l'attirail pour qu'il tienne le choc : bassine, mouchoirs, parfums,...

-Vous me trouvez faible ?

-Pas si faible, puisque vous êtes revenu.

Plaisir de la répétition.

C'était en tout cas bien étrange qu'il n'attendît pas que j'entreprisse le déshabillage et qu'il pût la voir nue. J'en avais connu quelques-uns qui ne cachaient pas leur dépit de voir un beau brin de fille finir à l'Institut. Leur regret n'avait rien de criminel ; ils la regardaient comme une occasion manquée qu'on n'avait pu s'offrir. Mais lui non, au fond de la pièce. Je tirai le drap. Elle ne ressemblait pas à sa mère. Ses traits étaient beaucoup plus fins et comme elle avait passé l'adolescence et les dangers de la puberté, on pouvait considérer qu'elle avait, sauf accident (maladie, grossesse mal négociée), son allure pour les quinze ans à venir. Elle était fine, un mètre soixante-huit, cinquante kilos, sans toucher l'anorexie. Elle portait une jupe noire, Sonia Rykiel, arrivant aux genoux, et un tee-shirt (après l'avoir passé aux ciseaux, je lus l'étiquette : cop.copine) où le fond vert militaire était barbouillé de rose. Elle avait de la lingerie noire Princesse Tam-Tam : soutien-gorge push-up, pour ne pas trop dévaloriser un 85 A assez quelconque, et un string minimaliste avec un devant transparent. Elle se rasait intégralement le pubis et la dernière fois qu'elle l'avait fait remontait à deux jours à peine. Elle avait aussi une petite cicatrice d'appendicite, très propre.

-Vous avez remarqué, docteur ? On l'a trouvée dans sa chambre. C'est un signe, non ?

Nous étions séparés de cinq à six mètres, sa voix finissait dans un écho. Il était assis.

-Je vous écoute.

Il avait envie de parler. Il ne voulait pas que je la touche. Je n'étais pas pressé.

-Oui, dans la chambre. Elle s'est enfermée, vous avez vu. Le frère a été obligé de défoncer la porte. Elle avait pris les bouteilles d'alcool et les médicaments, mais elle a voulu finir tout cela dans sa chambre. Comme une enfant. Elle devait souffrir.

-Sans doute.

-La douleur d'avoir perdu sa mère, et de penser que son père a tué sa mère. Vous imaginez ?

Je me contentai d'un geste vague d'impuissance, mais c'était le fruit d'un esprit distrait qui venait, en la soulevant pour retirer la ficelle du string, de voir une chose curieuse sur le haut de la fesse droite. Ferré remarqua mon esprit intrigué. Rassuré de la place du scalpel il revint vers moi.

-Il y a un problème ?

Je la mis sur le côté. Ferré pâlit devant sa nudité rigide. Il voulait éviter le spectacle mais avait en fait saisi la première occasion pour contourner sa répugnance.

-Un indice ? dit-il en accrochant mon regard.

-Non. Un détail.

Il fixa les fesses de la pauvre Amélie. Elle avait dû aller à la piscine durant juillet ; les marques de bronzage étaient nettes. A cheval sur les deux zones, un tatouage.

Ce n'était pas un signe zodiacal, ni le dragon, ni le dauphin mille fois vus mais un dessin plus inattendu qui déconcerta Ferré au point qu'il ne put s'empêcher de se pencher pour être plus sûr de son jugement. S'il avait été seul, il aurait passé le doigt dessus pour sentir si la peau en avait été altérée.

Je lui dis de tenir le corps pour qu'il ne retombe pas en arrière et, tant il est vrai que l'oeuvre était discrète, j'allai chercher une loupe que je lui tendis pour lui signifier qu'il avait les premiers honneurs de la contemplation. Il fut sérieux dans son examen mais circonspect sur sa signification.

Il s'agissait d'un lion ailé stylophore, bicolore, noir et rouge, tatoué par un professionnel. Un motif éminemment vénitien quoiqu'on ne le trouvât pas au cœur seul de la Sérénissime. On pouvait en trouver un exemple magnifique à Vérone, au portail du Duomo, ou sur le plus ancien bassin baptismal de Parme sculpté par Antelami, mais le plus émouvant dont je me souvenais, je l'avais vu à Naples, à l'entrée principale de la cathédrale Sainte-Marie de l'Assomption.

C'était un motif italien surprenant sur le corps d'une lycéenne banale (du moins fallait-il partir de cet a priori, parce qu'elle n'avait rien d'une excentrique, quand je me souvenais de sa chambre, justement, où l'on trouvait encore des peluches à côté de posters mangas et Les Ambassadeurs d'Holbein.). J'en déduisis qu'elle apprenait cette langue. Elle avait fait un séjour dans ce pays, séjour privé ou scolaire, peu importe, et là-bas, elle avait vécu une passion si intense que son intimité devait en garder le souvenir. Ce qu'on considère comme avoir quelqu'un dans la peau.

Je reposai le corps sur le dos. Ferré n'avait rien dit. Il vit que dans le mouvement un peu de vomi avait coulé le long de la joue. Il réprima un grimace de dégoût. Il s'en retourna à sa place.

-Il y a toujours eu une curiosité médicale pour le tatouage. Vous ne le saviez pas ? Vous connaissez Alexandre Lacassagne...

-Le Précis de médecine judiciaire ?

-Exactement. Outre ses travaux fort intéressants sur le sujet, il a écrit une sorte de traité anthropologique : cela s'intitule Les Tatouages, tout simplement, dans les années 1880. Une belle curiosité. J'en ai trouvé un exemplaire à Bruxelles il y a quelques années. Si cela vous intéresse... Mais Lacassagne parle d'un temps qui n'est plus le nôtre, quand le tatouage avait encore un sens, quand il était encore la beauté exclusive, ou presque, des forçats, des marins, des gens qui vivaient en contrebande. Vous voyez bien que ce n'est plus le cas. Vous êtes tatoué, commissaire ?

Il me répondit que non mais son corps avait été si rétif devant ma question, son regard si fuyant que je sus aussitôt qu'il mentait.

-Vous comprenez : tout le monde se fait peindre ou graver quelque chose. Ils ne sont jamais sortis d'une enfance de barbouillage et de décalcomanies. Ils s'amusent du visible et du caché, sans savoir ce que sont le visible et le caché, le dedans et le dehors. Pensez à ce que nous venons de voir, son lion et sa colonne. Pas visible en pantalon et en jupe. Non, elle était plus discrète que celles qui se farcissent le bas des reins ou les cervicales, ou l'épaule, ou l'omoplate, peut-être parce qu'elle ne voulait pas que ses parents le voient. En ce qui concerne l'enquête, commissaire, et cela n'a bien sûr aucune importance, je dirais que ce dessin n'a que quelques mois. Il a été fait au printemps, peut-être au début de l'été.

Ferré sortit un carnet. Il prenait des notes.

Moi, je caressai une main d'Amélie, avec ses ongles bien coupés et le vernis d'une teinte délicate, dont je pris un cliché avec mon mini-numérique (et je découvrirais chez moi en cherchant sur Internet qu'il s'agissait d'un nuage de Parme de Gemey).

 

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