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les corps plastiques

  • Les Corps plastiques (épilogue)

     

    J'ai rêvé qu'il y avait un cri. Le cri était le rêve mais j'aurais été incapable sur le moment d'en déterminer la provenance. Mon regard s'est lentement fixé sur le plafond et le décor en camaïeu gris du petit matin gris qui, enfin, après tant de semaines bleues, promettait des orages, peut-être, de la pluie sûrement.

    J'avais la bouche pâteuse des boissons de la nuit. J'avais mal au dos, j'avais dormi presqu'en travers du canapé, une jambe dans le vide. En bougeant légèrement j'ai senti la douleur compresser mon crâne et entendu un bruit, à peine sensible d'abord puis le clair vagissement d'un corps, maintenant que je m'y intéressais, filait à travers la pièce, mais j'étais seul. Je me levai sans bruit jusqu'à la porte de la chambre, entrouverte, et je vis qu'ils étaient là, elle sur lui, allant et venant dans un quasi ralenti, érotique, les cheveux en bataille, et lui, les mains sur ses seins, les caressant, avec un sourire que je devinais, malgré l'angle qui me cachait une grande partie de son visage. Elle allait et venait en murmurant des choses incompréhensibles. Le simple entrebaillement de la porte ne me permettait pas de les voir en totalité mais je savais comment ses fesses pouvaient bouger, comment son sexe pouvait entrer en elle. La densité obscure de leur corps flottait dans la luminosité incertaine d'un jour de pluie. Je ne bougeais pas. Je les regardais. Elle descendait parfois vers lui, l'embrassait et passait sa main dans ses cheveux, et d'elle, je ne voyais justement que sa chevelure, son épaule droite et la courbe de sa poitrine quand ses mains, à lui, redescendaient un temps vers les hanches et le ventre.

    Je restai là, à attendre qu'ils en finissent.

    Elle allait jouir, cela se sentait, par le mouvement accéléré des corps, par ses gémissements qui haussaient d'un ton, et je le vis mettre un doigt sur sa bouche pour l'avertir d'être plus discrète. Elle accélérait le mouvement. Lorsqu'il fut clair qu'elle n'y tiendrait plus, elle se pencha vers lui et l'embrassa pour contenir son bonheur dans sa bouche et les deux poèmes de Kobayashi et Sugita formaient vraiment une tresse sur laquelle la double marque rouge devenait des nœuds de laine enfantins.

    Ils étaient seuls, tous les deux, et moi je n'étais rien.

    Je n'eus pas de mal à trouver dans la cuisine le long couteau dont elle se servait pour découper le poisson et je vins reprendre ma position initiale. Ils avaient changé la leur. Il était désormais sur elle qui l'enserrait, une main sur l'omoplate, une autre sur les reins. C'était à son tour de vouloir jouir.

    J'entrai doucement sans que la porte grince le moins du monde. Je m'approchai. Il était tout à son désir et elle fermait les yeux en lui chuchotant des mots doux à l'oreille. Elle eut le temps de les ouvrir pour me voir ; et que ses derniers instants me soient consacrés, définitivement, avant que le couteau ne vienne l'abattre lui, d'abord, que tous les coups donnés ne l'entaillent et ne le rougissent à mort ; et elle, essayant vainement de se défaire de ce corps qu'elle voulait si fort, de ce corps si beau qu'elle voulait à elle seule, sans moi ni personne, ridiculement empêtrée dans ce visage qui vomissait du sang, incapable de crier même, de demander la moindre pitié.

    La canicule va durer, ils l'ont annoncé à la radio. Personne ne pense à eux. Ils sont à côté, unis d'être à jamais séparés. Ils sont  invisibles,  dans  leur solitude cadavérique, comme nous le sommes tous, le plus souvent. Et leurs corps, quand on les découvrira, dans quinze jours, dans un mois,  plus peut-être, ne seront plus que l'ombre d'eux-mêmes. Pour l'heure, j'attends que vienne la nuit, allongé sur la natte. Les fenêtres ouvertes laissent entrer les rumeurs :  elles sont rares. Musique, claquements, gémissements, pleurs d'enfants, télévisions, mots coupés, hâchés, inaudibles, perdus. Des sirènes, au loin, parfois tout près, dans les rues adjacentes.  J'écoute en sourdine et en boucle Bron-Yr-Aur.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Les Corps plastiques (VII, suite)

     

    Il m'appela pour me dire que l'assassin présumé des Jahier était mort et que j'allais recevoir l'ordre d'autopsier. La déconfiture de Rouvier mettait sur le devant de la scène Lavanelle qui l'envoyait à l'institut médico-légal. Nous nous retrouverions là-bas.

    -La boucle est bouclée.

    Nous avions devant nous celui qui avait réussi à décimer une famille entière, ce qui n'était pas un mince exploit. Il y avait certes l'énigme paternelle dont la mort restait inexplicable, les analyses toxicologiques complémentaires n'ayant donné aucun résultat satisfaisant. Mais, pour le reste, les indices relevés, les traces d'ADN notamment, avaient rendu leur verdict et Zuccan était bel et bien le meurtrier de Bernadette Jahier. Quant à ses motivations et au déroulement des événements, les collègues de Grégoire supputaient à qui mieux mieux. Il leur fallait un mobile et un modus operandi. Ils n'avaient pu interroger le suspect, tombé dans le coma dès son admission aux soins intensifs. Les médecins avaient laissé peu d'espoir aux enquêteurs. L'instruction s'éteignait de facto par sa disparition. Pour les autres morts, il n'en était que la cause indirecte et sa responsabilité ne pouvait être engagée.

    -Zuccan, Sébastien, né le 17 mars 1990, à Paris, domicilié au 19, rue Sainte-Marthe...

    Pendant que Grégoire lisait sa fiche, je prenais les premières mesures.

    -Sans formation. A arrêté l'école il y a trois ans. Depuis, travaille chez son oncle, dans un commerce de fruits et légumes, près du square des Batignolles.

    -1,80 pour 71 kilos.

    -Aucune inscription au casier judiciaire. Aucun retrait de permis. Même pas de points perdus. Sur l'enquête de proximité, rien à signaler.

    -Et sa relation avec la famille Jahier ?

    -Ils ont fait choux blancs. Personne ne les connaissait, il n'en a jamais parlé.

    -Un crime crapuleux ? Une tentative de vol qui a mal tourné ?

    -On devrait en conclure que oui.

    Il avait vu ma moue.

    -Pourquoi, tu n'es pas convaincu ?

    -Approche.

    La carcasse de Zuccan était pâle, sèche et imberbe. Il avait une sorte de blondeur juvénile et un visage délicat que rien ne venait entacher.

    -Un personnage remarquable dans son genre. Un criminel d'un genre très particulier. Une famille entière. Responsable direct ou indirect, selon ce que la politique appelle la théorie des dominos. Tu peux t'attendre à ce qu'un jour on en fasse une émission télé.

    Il fixait son visage dans un mélange d'étonnement et d'incrédulité.

    -Il était plutôt joli garçon, non ? Et tout à fait acceptable comme cadavre en plus. Jahier, le fils, lui a tiré dessus alors qu'il était de dos, ce qui fait que les blessures sont invisibles quand tu le contemples de cette manière mais j'ai lu les informations médicales. Trois balles : deux au niveau des poumons, une autre dans la colonne, à la hauteur de l'estomac. Même s'il avait survécu, il aurait été paralysé. On pourrait le laisser en paix, lui faire grâce de se faire tailler en pièces pour avoir à confirmer ce que tout le monde sait déjà. Il faut des traces, Grégoire, toujours des traces, pour être couvert. Ce n'est pas pour lui, ou pour les Jahier, que nous sommes là, mais pour nous. Rien que pour nous. J'ai défait les bandages. Derrière, ils ont charcuté et n'ont extrait que deux balles. La balistique a confirmé qu'elles provenaient de l'arme de Cyril Jahier. Reste la troisième. Il la faut pour que tout soit en règle. Après, chacun dormira sur ses deux oreilles.

    Il me regardait avec une étrange retenue.

    -Il n'a pas une tête d'assassin, quand on croit savoir ce qu'est une tête d'assassin. Même pas un air de petite frappe. Et regarde son corps. Pas un piercing, pas un tatouage. Un gars tout lisse. On te l'amène ; on te dit : ce mec, il a trucidé une brave commerçante. Si l'on n'avait pas tous les moyens modernes à notre disposition pour nous rendre impossible la moindre dissimulation, toute cette batterie d'analyses pour t'empêcher de mentir, on le croirait innocent.

    -Soit, mais par le passé, c'est l'absence de ce que tu appelles la batterie d'analyses qui nous faisait nous en remettre aux seuls témoignages humains qui avaient vu une silhouette, qui trouvaient une ressemblance, qui...

    -D'accord, d'accord. Pour lui, la question ne se pose plus. Reste que sur un point, je puis apporter une réponse. Une réponse qui ne sortira pas de notre tête-à-tête.

    -Dis toujours.

    -Sans doute te souviens-tu du curieux tatouage d'Amélie Jahier et de son motif stylite.

    -Avec le lion vénitien.

    -Exactement. Zuccan a-t-il un deuxième, voire un troisième prénom ?

    Il jeta un œil sur ses notes.

    -Peppino.

    -Le nom du père, ou du grand-père.

    -Mais Zuccan...

    -Quand tu auras le temps, tu prendras une carte détaillée de Venise et tu découvriras que nombre de rues ont des noms où la lettre finale est une consonne, là où on attendrait un o ou un i. Je suis sûr de mon fait parce que c'était une étrangeté frappante pour moi. Je me souviens d'être passé dans une calle del Magazen, certain, et il y en avait d'autres, avec des z, aussi. J'avais l'impression d'avoir déjà un pied sur la côte dalmate. Je ne saurais expliquer le phénomène, mais...

    -Il n'a pas la tête d'un Italien. Tu me rétorqueras que le blond vénitien...

    -Obtenu en forçant la nature : mélange d'alun et de gelée de coing, si je me souviens bien. Pour revenir à notre client, je t'assure qu'il a des origines vénitiennes et qu'il a eu une histoire avec la fille.

    -Et alors ?

    -Après, je ne sais pas qui jouait avec qui et ce qui a pu se passer. Je ne crois pas qu'on ait fouillé ses affaires pour trouver des indices, à la fille. Personne n'y pensait. On s'est dit qu'elle était morte d'un désespoir familial. Ce n'était sans doute pas vrai.

    Il me regardait fixement.

    -Les meurtres et les morts ne sont que la surface des choses.

    Il gardait la même raideur. Il s'avança jusqu'à la table à instruments pour prendre le scalpel.

    -Ca t'épaterait que je lui le fasse le Y.

    Mais en disant cela il me tendit l'objet sans baisser les yeux.

    -Vas-y. Je n'ai plus peur.

    Je fis la première entaille, la deuxième entaille, et suspendais mon geste pour chercher dans ses yeux le sens qui m'échappait.

    -Qu'est-ce que tu attends pour lui mettre les tripes à l'air ?

    -Sûr ?

    Je lui montrai la cuvette et la chaise au fond ; il avait une pâleur de statue ; j'ouvris Zuccan et je me décidai à procéder à l'examen interne.

    -Je ne crois pas que nous puissions continuer notre histoire avec Marianna.

    -Ce n'est pas l'endroit, je pense, pour en discuter.

    -Si, justement, parce que maintenant que tu as commencé le boulot, tu es bien obligé d'aller jusqu'au bout. Tu ne vas le laisser dans cet état. Et de toute manière, on attend un rapport.

    -Et toi ? Tu iras jusqu'au bout du tien, à lui écrire Sade in extenso ?

    -Cela n'a rien à voir.

    -Cette fille est complètement folle.

    -Tu veux m'en protéger ?

    -Elle se raconte des histoires, veut que sa vie lui entre dans la peau, aime deux hommes de part et d'autre comme si elle était une zone interdite sur laquelle nous devrions nous échiner. Un no man's land ou un mur où nous laisserons nos traces.

    -Je m'en fiche.

    -Moi pas !

    -Tu l'aimes ?

    -Non.

    -Tu mens.

    -Pourquoi, alors, poser la question ?

    -Si tu ne l'aimes pas, il ne te sera pas difficile de t'en aller.

    -Tu l'aimes, toi ? Elle te dévorera en moins de deux.

    -Tu crains pour ma vie ? Je ne suis pas en sucre.

    -Il ne s'agit pas de cela.

    -Parce que tu crois qu'elle te préfère. A peine arrivé et tu te vois déjà maître de la place.

    -Regarde-le. Regarde, Grégoire, cet enchevêtrement de boyaux, cette usine de nerfs, de chair et d'os, de liquidité et de purulence à venir. Il y a derrière chacune des beautés du monde, des séductions de l'instant, la terrifiante promesse de la mort. Ne la précipite pas en croyant recouvrir cette vérité des artifices de la passion et du jeu.

    J'avais posé le scalpel derrière moi, par précaution.

    -Il suffirait que je lui dise que son corps-palimpseste est une idée qui me revient pour que tu sois réduit au rang de petit eroticaillon.

    Il avait pâli plus encore.

    -Tu vois, je ne suis pas comme toi. Je ne cherche pas à être le grand vainqueur, le seul vainqueur. D'avoir voulu l'être par le passé, j'en ai éprouvé une incandescente amertume. Je savais qu'en me proposant de rencontrer Marianna tu ouvrais la boîte de Pandore. Mais il faut aimer les maux du monde, faute de savoir les contenir. Aimer les maux et ne croire à l'éternité de rien. Comme il faut voir l'hécatombe caniculaire sous l'angle d'une régulation bienfaitrice de la nature.

    Il avait un regard perdu.

    -Grégoire, nous aurions pu, en d'autres temps, régler l'affaire au petit matin, dans une clairière. Autre temps, autres mœurs. A moins de vouloir faire un carnage de tout. Ce n'est pas à nous de décider, mais à elle, peut-être, et si elle a un tel charme que nous devions lui abdiquer toute raison, tentons au moins de vivre.

    Nous nous regardions fixement.

    -Alors, rendez-vous chez elle ce soir, comme prévu.

     

     

     

  • Les Corps plastiques (VII)

     

    VII

     

     

    Nous étions convenus que nous ne pouvions arriver ensemble, comme des compagnons de chambrée qui s'en iraient faire leur samedi soir. Il n'était pas non plus envisageable que j'arrive après lui, que je sois l'invité qu'on attend pour passer à table. Il me fallait, ai-je dit, d'une certaine manière, rattraper mon retard pour que nous soyons, au mieux que nous le pourrions, la résurrection de Kenji et Akira. Tout juste aurait-il pris les devants, qu'elle ne soit pas méfiante sur cet ami si singulier.

    Il ne craignait pas que je puisse lui déplaire, ni physiquement, ni dans les manières.

    En arrivant à la porte de l'immeuble, où il vivait lui aussi, au quatrième, j'hésitai un instant. Je me demandai alors s'il était encore à travailler, à traîner dans Paris en regardant, nerveux, sa montre, ou chez lui, déjà, guettant le bruit lourd de la porte d'entrée, ferronnerie noire art nouveau, et je ne bougeai plus, dans le silence chaud du hall.

    L'escalier était un peu sombre et quand elle ouvrit, la clarté de son appartement fit une trouée sur moi. Elle était très belle. Ce n'était pas l'élégance flottante de la Renaissance (que je déteste) mais la grâce des putains modèles du Caravage. Elle avait le sourcil marqué qui brunissait le feu chocolaté du regard. Elle portait un yukata rose et gris, n'avait rien retenu de sa chevelure qui roulait des boucles sur ses épaules au moindre mouvement. Elle m'avait fait entrer d'un simple geste. Son vêtement suivait avec précision les formes de son corps. Des seins, des fesses. Je demeurai au milieu de la grande pièce, une bonbonnière chargée de toutes les illusions exotiques. Elle m'avait laissé seul, elle revint se planter devant moi, salua en joignant les deux mains, se penchant légèrement.

    -Marianna. Mais vous devez le savoir.

    -Marc-Amélien. Mais vous devez le savoir aussi.

    -Un peu d'alcool ?

    -Si vous aviez un Martini blanc. On en boit partout, vous savez, même au Japon.

    -Vous y êtes allé ?

    -Oui.

    Elle s'était dirigée vers un petit coffre laqué dont elle souleva le couvercle pour y puiser la bouteille que je voulais.

    -Et surtout, s'il vous plaît, ni glaçon, ni citron. Rien.

    Elle remplit à demi un verre et revint devant moi. Elle avait une peau mate et sensuelle.

    -Vous parlez japonais ?

    -Italiana ?

    Elle montra un signe d'étonnement. Il lui semblait peut-être déplacé de briser l'accord tacite d'une fuite érotique et orientale par cette autre langue qui renvoyait à la réalité, à la réalité de ce que nous étions l'un et l'autre, par le fait même de nos origines, de la genèse ancestrale de nos corps et de nos vies. Mais l'étonnement laissa passer un sourire.

    -Si. Anche lei ? Italiano ?

    -Si. Dalla madre.

    -Che paese ?

    -Roma. E lei ?

    -Perugia, ma non ci sono andata mai. Conosce ?

    -Si, un soggiorno molti anni fa. Due o tre giorni. Bella città.

    Elle était tout d'un coup gagnée d'un silence chagrin, je le sentais.

    -Perchè non ritornare ci ?

    -Non voleva il nono. Il suo fratello regnava sulla famiglia. Lui, è venuto in Francia. Grenoble poi Parigi. Ha guadagnato bene. Non ha mai voluto rivedere l'Italia. È sepolto al cimetiere Montmartre.

    Je fis un de ces signes de tête qui ne veulent rien dire de précis.

    -Cela me fait bizarre de parler italien. Le grand-père ne voulait pas qu'on le parle et nous avons tous triché pour l'apprendre en cachette. Il est mort il y a quatre ans.

    -Et vous ne connaissez pas d'Italiens ? Il y en a plein à Paris.

    -Lo so ma non mi piace. Sono una selvaggia. È cosi. Vous y êtes allé souvent, en Italie ?

    -J'ai passé de nombreux étés à Rome. Depuis mes onze ans, l'été. Quando ero un ragazzo, la vita era miravigliosa. Fare niente, lasciare morire i pomeriggi di fuoco poi andare via, mangiare gelati ed anguria, vedere capolavori, sedersi nelle chiese fredde dove nessuno viene.

    Je vis qu'elle avait les larmes aux yeux.

    -Je crois qu'il vaut mieux changer de sujet. Je vois bien que cela vous touche. Je suis désolé d'avoir réveillé des douleurs...

    -Vous n'y êtes pour rien.

    -Un peu malgré tout.

    Elle alla chercher un verre pour le remplir à son tour de Martini.

    -Je n'ai pas trop l'habitude.

    Elle trempa ses lèvres avant de s'asseoir sur le canapé. Je me contentai de la natte, face à elle. Nous nous regardions et à chaque gorgée nous nous adressions un sourire qui n'avait pas de sens, ou tous les sens possibles.

    -Nous devrions nous dire quelque chose. C'est pour cela que je suis venu, pour que tout ne paraisse pas artificiel.

    -Pour que cela n'ait pas l'air d'un simple threesome ?

    -On peut le dire de cette manière.

    -Vous me trouvez trop crue ? Vulgaire peut-être ?

    -Nullement.

    -Vous vous attendiez à quelqu'un d'autre ? Grégoire vous a menti, il m'a décrite telle que je ne suis pas ?

    -Il était très en-deçà de la vérité. C'est peut-être pire que le mensonge, d'ignorer qui on a devant soi.

    Elle eut une moue gênée.

    -Vous y pensez, vous aussi, que bientôt nous serons nus l'un face à l'autre. D'ailleurs, vous savez que je suis nue sous mon vêtement. Il suffirait que je fasse glisser la ceinture...

    -Si vous pensez que ce n'est pas nécessaire, que ce n'est plus nécessaire, alors nous ne le ferons pas. Grégoire m'a expliqué. Je comprendrais. Vous aviez imaginé quelque chose et au moment de passer à l'acte, vous comprenez votre erreur. Ce sont des désarrois communs. N'ayez pas peur de me dire : repartez chez vous, et je m'exécuterai.

    Elle finit son verre, en servit un second, sans même faire attention à moi.

    -Je suis toute seule. Ils sont tous morts dans un accident de voiture, il y a quatre ans, en revenant d'une partie de pêche en Normandie. Tous. Les grands-parents, les parents et le frère. Une voiture qui s'est déportée dans une longue ligne droite. Je suis riche à millions. Voilà, vous savez tout. Et même cela, Grégoire ne le sait pas.

    -Je vais vous laisser.

    -Non, non, pas du tout. J'aimerais que vous me parliez de l'Italie, de Rome.

    -Je croyais que c'était le Japon.

    -Nous parlerons du Japon quand Grégoire sera arrivé. Racontez-moi des histoires.

    -Je ne sais pas, moi. Vous parler de ce que j'ai vu de plus beau ou de ce qui m'a le plus ému...

    -Comme vous voulez.

    -Mais ce seront des endroits qui ne vous diront rien, des anecdotes ridicules.

    -Pas pour moi.

    -Mes grands-parents habitaient dans le...

    -Surtout, dites-le en italien.

    Je ne voulus pas replonger dans mon enfance mais choisis un souvenir d'une dizaine d'années. Je lui racontai donc cette journée d'été où, après avoir mangé une glace chez Fassi, ma grand-mère, qui était très pieuse et sans illusions sur le monde, accepta enfin de voir la sculpture si étrange du Bernin que l'on a placée dans l'horrible Santa Maria della Vittoria. Elle en avait souvent entendu parler et des paroissiennes de ses amis lui avaient précisé que c'était une honte de voir une telle sainte ainsi exposée, dans une posture pour le moins équivoque. Elle avait vu quelques semaines auparavant, dans une émission tardive, elle était insomniaque, un reportage sur la statue. Elle l'avait vue, mais ce n'était qu'un écran. Elle ne mesurait pas l'effet qu'elle pouvait produire. Sentant sa fin proche (ce en quoi elle avait un sage pressentiment puisqu'elle mourut en novembre, et moi, aussi, l'idée m'avait traversé, qui avais éprouvé le besoin d'une visite impromptue à Rome.), elle me demanda de l'accompagner. Pour lui éviter toute fatigue inutile, nous avons pris un taxi jusqu'à la place de la République dont elle a admiré la lourde fontaine, puis nous avons remonté la rue jusqu'à l'église. Je lui ai tenu la main et nous avons avancé jusqu'à la beauté de sainte Thérèse dont le marbre flotte comme une gaze. Il faut oublier l'ange rieur et les rayons baroques qui polluent le regard et se concentrer sur l'extase de cette femme. Il faut se concentrer sur ce pied qui pend, sur cette main qui doucement glisse vers le souvenir d'un désir perdu, ou que rien ne peut sauvegarder, parce que tout en ce monde est appelé à disparaître. Mais elle est là, dans la brûlure obsédante de son oubli, emmaillotée encore des oripeaux de la foi. On a beau sortir tous les textes possibles, faire toutes les exégèses possibles de la mystique la plus extrême, ce qu'on a sous les yeux n'est rien d'autre que le surgissement fébrile et éphémère du désir. Elle est belle et de chair, comme le sont les obscures caravagesques de San Agostino ou du Palais Barberini, ces femmes de rien dont Merisi a fait des icônes.

    Il y avait bien longtemps que j'avais renoncé à l'italien pour me lancer dans cette défense brûlante du Bernin.

    Elle me regardait avec des yeux plus sombres encore, et fixes, et graves.

    -Ha piaciuto alla nonna la pittura ?

    -Molto, molto. Rimpiangeva di non l'aver vista prima. É cosi.

    -Non aspettaro io troppo per vederla. Forse sola, forse no.

    Il y eut un silence et l'on entendit alors deux petits coups à la porte.

  • Les Corps plastiques (VI, suite)

     

    Elle avait sa beauté habituelle, la même apesanteur dans la voix plongée dans l'ombre. Elle remarqua mon livre et vit aussitôt qu'il s'agissait d'une œuvre dans la langue de Kenji et Akira.

    Je lui en révélai aussitôt le titre. Elle sourit.

    -Tu veux me faire la lecture ?

    -Mieux que cela.

    Et je lui dis que nous ferions comme dans le Pillow Book. L'histoire de cette femme sur laquelle on écrivait. L'idée la séduisait et elle alla, dans un tiroir de l'armoire, me chercher les encres qu'elle collectionnait pour se perfectionner un jour dans l'art de la calligraphie.

    Elle finit de préparer le thé et le saké, allait chercher son appareil photo, avant de revenir devant moi qui m'interrogeais devant la boîte aux encres. Elle laissa tomber son vêtement et avant de s'allonger me dit de choisir la teinte rouge.

    -Ce sera peut-être un peu difficile au début, je ne suis pas doué.

    -Tu sauras le faire, n'aie pas peur. Mon corps sera peut-être une page trop grande ou trop petite pour ton écriture, mais (et elle se redressa en s'appuyant sur son coude droit) sache que si mon dos est dévolu à Kenji et Akira, mes épaules, mon ventre, mes seins, mes cuisses, et mon sexe sont à toi. Demain, j'irai acheter le livre en français. Je n'en lirai que la partie écrite sur moi. Tu me laisseras un repère.

    -D'accord.

    Ainsi commencerait l'histoire d'Eugénie à même la peau de Marianna. Il nous faudrait du temps.

    Je fis le premier signe sur la rondeur de son épaule droite, pour descendre ensuite vers son sein (sa bordure), jusqu'au creux de l'aine, à la rencontre du buste et de la cuisse, où l'os saillit un peu. Puis je revins sur l'écueil de sa clavicule, glissant sur le sein (le téton rougi), le ventre, à la droite du nombril jusqu'au territoire pubien. Ensuite ce fut la base de la gorge, la palpitation thoracique, l'entre-deux-seins, le sternum, le renflement ombilical, la plaine pelvienne et la ponctuation rouge du clitoris. Après, l'autre partie, comme un in-folio de chair.

    Elle gardait les yeux grands ouverts et quand j'eus fini ma page je posai mes lèvres sur les siennes.

    Je lui fis lecture.

    L'encre sécha. Je pris la photo de son corps, où la chair, comme des interstices, faisait entendre une autre voix que celle de Sade : celle de sa propre respiration. Mais de cela nulle photo ne pouvait rendre compte, ne pouvait garder la trace de l'écriture qui bouge, et moi je voyais les signes se tordre légèrement, prononcer davantage une courbe, creuser un relief. Je lui demandai si nous ne devrions pas essayer avec la vidéo mais elle me répondit qu'elle voulait être un livre, et rien qu'un livre.

    Quand il fut sûr que tout avait séché, elle se leva pour aller noyer de rouge la vasque de la douche. Elle revint vers moi. Sa peau sentait bon. Je me contentais de l'embrasser délicatement sur les paupières.

    Le lendemain, je vis les deux exemplaires côte à côte sur le canapé. J'avais passé une journée exécrable à faire ouvrir des portes pour y découvrir trois pourritures que la solitude avait fini par dévorer. Les mouches et les vers avaient déjà bien travaillé. J'avais vomi plus d'une fois et à la fin je n'avais plus rien à rendre. Les voisins masquaient leur indifférence derrière un effarement factice. Si on avait pu se douter, mais on se croise peu, on ne sait pas trop qui habite aux autres étages, on est pressés...

    Je pris la version française.

    -Lis tout ce que tu m'as écrit hier.

    Je m'exécutai.

    Après quelques tasses de thé et de saké, elle s'allongea comme la veille, le livre dans la main gauche, la tête légèrement penchée. Je lui indiquai jusqu'où j'écrirais ce soir-là. Elle lut le passage à haute voix, avant de me demander de lire le mien, la version japonaise, de la même manière. Je n'étais pas sûr de la prononciation, je butais sur des signes, cela lui importait peu. Avant de reposer le livre, elle voulut que nous lisions en même temps nos pages respectives, puis je pus commencer. Je suivis la même logique que la veille et je sentais que ma main était moins hésitante, qu'elle s'accommodait mieux du corps de Marianna et que les pages se succédant les unes aux autres j'en connaîtrais bientôt, comme un stratège militaire, la plus exacte topographie.

    Le premier dialogue n'était qu'une mise en place et je pensais en avoir pour quelques jours avant d'atteindre les pages les plus brûlantes. Mais lorsque j'en eus fini de mon travail, le Chevalier était près de raconter à sa sœur son aventure avec Dolmancé et Marianna murmura qu'on ne pouvait en rester là, le membre suspendu.

    L'encre sécha. Je pris la photo. Elle courut se doucher et revint pour, me dit-elle, une nouvelle page de notre album. Ainsi faudrait-il faire désormais, avancer autant que faire ce peut, jusqu'à ce que sa peau l'irrite d'être recouverte, jusqu'à ce que mon poignet souffre de s'appliquer.

    Dans tout cet univers, je craignais parfois que son esprit s'évade et qu'elle m'appelle Kenji ou Akira. Peut-être serais-je arrêté au milieu d'une phrase, suspendant mon geste devant l'effroi du lapsus.

    Ce soir-là, leur nom revint en moi comme une pluie qui battrait incessamment au carreau et lorsque cette dernière page du jour (Je fatiguai le premier.) eut coulé dans le siphon de la vasque, je lui demandai si ses investigations sur le web prenaient des voies plus propices.

    Elle me répondit qu'à sa dernière connection elle n'avait rien trouvé. Nous retournâmes ensemble sur le site. C'était la pleine nuit et quatre noctambules nous avaient laissé leur visage. Les réponses étaient plates et révélaient des âmes simples.

    -Je vais récrire mon annonce et préciser que la culture et la délicatesse ne sont pas des accessoires, un paravent pour une vulgaire histoire de cul.

    Elle avait déjà saisi une feuille et un papier. Je l'arrêtai.

    -J'ai trouvé celui qu'il te faut, celui que tu attends.

    Elle eut un regard incrédule.

    -Je le connais. Je sais qu'il sera l'homme qu'il convient d'être pour toi.

    Elle avait détourné son regard vers le ciel étoilé.

    -C'est un ami ?

    -Je ne sais pas ce que cela signifie.

    Elle avait posé sa tête contre ma poitrine et je l'entendis m'inviter à dormir, tranquillement. Il était préférable que je remonte chez moi, parce que je ne voulais pas la réveiller quand je devrais partir, et je devais me lever tôt.

    Je me retournai avant de fermer la porte.

    -Je t'aime.

    Je montai chez moi.

    Elle n'avait pas répondu à mon indiscrétion.

    J'y pensai sous la douche. J'aurais voulu qu'elle fasse un signe et mon esprit roulant plus loin encore je découvrais qu'elle n'avait jamais franchi le seuil de mon appartement. Peut-être refuserait-elle.

    La cour intérieure était pleine d'obscurité.

    Une cigarette. Les éclairs. Les nuages.

    Le tonnerre. L'orage.

    Une, puis deux fenêtres s'étaient allumées en face ; nous attendions que le bruit du ciel se transforme en claquement au sol, frémissements des gouttières. De temps à autre, nous dirigions nos regards les uns vers les autres mais personne n'osait enfreindre la loi du silence de peur de faire fuir les dieux.

    Je me penchai pour voir si Marianna elle aussi avait cédé au désir de l'eau. Ses fenêtres restaient dans le noir.

    Le tonnerre tourna au-dessus de nos têtes comme une bille d'acier dans un tuyau infini.

    Nous y croyions. Il a tourné encore avant de s'envoler. La rambarde du balcon est demeurée chaude et sèche.

    Je dormis à même le sol, quoique dormir fût un bien grand mot. Je traînai un peu alors que j'avais un rendez-vous avec un adjoint de Rouvier. Avec cette nouvelle journée commençait surtout pour moi l'interrogation autour de cette annonce faite à Marianna, la plus lourde de conséquences, celle qui n'engageait pas que moi, même si je m'étais abstenu de donner aucun nom. Dans le soleil déjà éclatant, après avoir jeté un œil à sa porte et marché à pas de loup jusque dans la cour, la lucidité me saisissait de toute sa rigueur. Ce n'était ni un regret jaloux, ni un dégoût moral mais cela prenait la forme d'une inquiétude rhétorique. Je marchai dans la rue, à l'ombre, en me disant que je pouvais mentir, dire à Marianna que ma requête avait subi un revers et lui refuser la moindre question sur l'homme qui ne voulait pas jouer. Mais, en moi, je sentais qu'il y aurait comme une blessure à ne pas tenir parole et la tentation de saisir le regard de Marc-Amélien, quand je lui annoncerais ma proposition, regard que je ne réussissais pas à imaginer, malgré tous mes efforts, cette tentation était plus fort que mon amour, que sa seule résolution dans un jeu d'écriture. Il fallait que j'efface le passé, le sien et le mien, que mon flottement autour de Kawara et son ancrage infernal sur Kenji et Akira cessent, conjointement. Il était le moyen d'un désenchantement. Alors, me dis-je, à l'approche de mon rendez-vous avec l'adjoint de Rouvier, je découvrais l'amour et rien ne m'avait préparé à ce qu'il prenne ce visage et cette forme, mais le cœur était exalté.

    L'adjoint s'appelait Lavanelle. La rencontre était off. Rouvier n'allait pas faire de vieux os. Son erreur d'appréciation avait déjà fait un mort, en attente d'un second, parce que pour Sébastien Zuccan, ce n'était plus qu'une affaire de jours. En conséquence, les rumeurs circulaient qu'on n'allait pas accumuler les mises à l'écart. Rouvier ne comptait plus. Il aurait le droit à une retraite dans l'année, avec promotion interne. Moi, j'allais bénéficier d'une mesure de clémence. Comme rien n'avait été signé, que ma relégation n'était que formelle, je serais de nouveau opérationnel à la rentrée. C'était évidemment une nouvelle rassurante mais que je prenais comme un écho. La parole de Lavanelle avait un sens mais je me dispensais de la rattacher à ce que je vivais. Il n'aurait pas compris que je lui dise que j'étais amoureux. Personne n'aurait compris que je venais d'enterrer la part maudite de mon passé. J'étais ailleurs.

    Je téléphonai à Marc-Amélien en milieu d'après-midi. Je restai énigmatique. Je le rencontrai à dix-neuf heures à la terrasse du Rostand.

     

     

     

     

     

  • Les Corps plastiques (VI)

     

    VI

     

     

    Là-bas, plus personne ne criait victoire et moi, que l'on avait regardé, quelques jours auparavant, comme un blanc-bec dépassé par une petite affaire familiale, je reprenais tout d'un coup des couleurs. Dans les couloirs, on me souriait à nouveau et Chalmin se glissa dans mon bureau pour me chuchoter que Rouvier était en sursis. Les compléments d'informations toxicologiques, du moins les premiers éléments qui circulaient, n'éclairaient rien. Il y avait surtout l'énorme bévue d'avoir laissé le fils Jahier errer dans la nature alors que le désespoir et le désir de vengeance le tenaillaient, tout le monde s'en doutait. Mais, ajoutait Chalmin, je devais connaître la réputation d'autocrate que traînait Rouvier. Personne n'avait osé signaler les risques. C'eût été une manière à peine voilée de souligner son manque de clairvoyance. Il y avait, à ce niveau, peut-être pire : l'envie qu'enfin Rouvier tombe, qu'il débarrasse le plancher, et pour cela que les soutiens ayant assuré sa carrière soient obligés de couper les ponts. Or, sur une énormité comme le fils Jahier jouant les justiciers, les ennemis de Rouvier pensaient avoir trouvé le levier pour qu'il aille se faire foutre dans sa maison en bord de mer, à Fromentine. Chalmin eut, malgré tout, une petite grimace sceptique. Je lui demandai pourquoi il n'était pas persuadé de ce qu'il disait. A cause de la situation. Je devais bien me rendre compte. Avec tous ces gens qui crevaient, les frigos pleins de cadavres et les chiffres astronomiques de sur-mortalité qui circulaient, il était envisageable de passer entre les gouttes. Façon de parler, évidemment, et il se mit à rire. Puis, soudain, il se souvint des raisons de mon absence et s'excusa mais je lui répondis que ce n'était pas si grave.

    Jusqu'à la disgrâce de Rouvier, si elle devait venir, et sans préjuger qu'elle pouvait annuler la mienne, je m'en tiendrais au sort qui m'était dévolu, de gratte-papier de luxe, d'exécuteur des affaires courantes, factotum des moratoires judiciaires. Ainsi passa le jour et Marc-Amélien, comme il me l'avait promis, me téléphona pour une rencontre où nous pourrions parler du dernier des Jahier qu'une trop grande émotivité, me dirait sûrement le légiste, doublée d'une inconséquente bêtise à ne pas savoir estimer l'héritage, avait poussé à une rencontre prématurée avec son scalpel (et je jubilai de l'entendre tenir, à peu près, ces propos, en préambule de son récit autopsial).

    Il connaissait un bar tranquille, dans une rue perpendiculaire à la rue Turbigo, une sorte de lounge élégant exclusivement dévolu au jazz classique.

    -Au moins, ici, vous ne risquez pas les élucubrations de la fusion et de Mac Laughlin.

    -Alors, le fils Jahier ?

    Il ouvrit son cartable de cuir noir, en sortit un bloc-notes.

    -C'est dommage que vous n'ayez pas été là. Celui qu'on m'a envoyé à votre place est un sinistre imbécile qui ne s'étonne de rien, froid et silencieux comme un confesseur. Un copain de Rouvier, il me semble. Bref, Cyril Jahier. Je pourrais vous le décrire avec précision mais cela ne servirait pas à grand chose. Vous l'avez vu habillé et c'est bien à ce titre qu'on dira que l'habit ne fait pas le moine, ou, du moins, qu'il permet de cacher nos horreurs et nos blessures. Je veux parler des blessures secrètes, invisibles et pourtant si visibles. Alors, oui, je pourrais ainsi commencer. Jahier, Cyril, né le 19 mai 1990 à Paris, 1,86 et 53 kilos. Et déjà, tu sens qu'il y a une incongruité dans le rapport taille-poids, un historique qui ne cadre pas avec le reste de ce que tu as vu, un peu comme une réorientation du récit dans le dernier tome.

    -Très maigre, en effet.

    -Très maigre, certes. Mais la sœur n'était pas elle non plus ronde. Encore cela se comprend-il par le souci des jeunes filles à ne pas perdre la ligne. Soit. Lui, évidemment, ce n'est pas le même cas. Qu'a-t-il été toute sa vie, vie fort courte au demeurant ? Tu sais que lorsque je l'ai trouvé sur ma table, la première chose, outre sa maigreur, qui m'ait marqué, c'est une cicatrice ventrale, longue et rugueuse.

    -L'appendicite ?

    -Je suis toujours précis : je n'ai pas dit abdominal mais ventral. Non, une trace presque à la hauteur du sternum. Sténose du pylore.

    -Sténose du... ?

    -Oui, un rétrécissement qui empêche que tout reste dans l'estomac. Opération de la toute petite enfance. Peu importe, sur le plan médical. Mais, quand on le regarde ensuite, on se dit qu'il a eu du mal à entrer dans la vie.Peut-être même n'avait-il pas envie d'y entrer. Après, il a fait comme il a pu mais tu l'imagines bien dans son enfance malingre, couvé par sa mère. La mère Jahier, et sa graisse de charcutière. Je ne parierais pas, maintenant que j'ai passé la famille en revue, sur un test d'ADN. Il ne ressemble pas à son père. En rien. Elle l'a couvé et lui ne voulait jamais se montrer. Il n'allait jamais à la piscine. Il revient des Etats-Unis, il est blanc comme un linge. Il ne se montrait jamais torse nu. Le père le regardait peut-être comme une bizarrerie de la nature, un fils qui n'engraisse pas, celui qui cause du souci, dont les commis du patron se demandent s'il ne serait pas de la jaquette flottante, avec sa mère qui veille. Petit Proust de la commerçante qui n'écrira jamais l'attente du baiser du soir. Quant à la madeleine... Au pays du gras double, du museau de porc et de la terrine chasseur... La seule beauté en lui était ses mains. De longues et fines mains à pouvoir jouer les plus belles extravagances de Brahms. Lui n'était pas comme la sœur. Pas la moindre envie de se tatouer, de marquer sa peau. Sa peau, il l'avait en horreur. Imberbe, osseux, et blanc comme un biscuit qui attend son émail. Il n'avait pour lui que d'être un brillant élève...

    -Supélec.

    -Voilà, un électricien de haute volée. Moi, je n'ai rien contre, mais tu te rends bien compte que cela ne fait pas le poids face au destin. Il devait en vouloir à la terre entière. Il cherchait à se prouver quelque chose et tous ses efforts pour ne pas être ridicule, toutes ces années d'études qui n'empêchaient pas qu'il restât le même désossé.

    -Tu es bien sévère !

    -Je ne suis pas sévère mais compréhensif, à ma manière. Je te concède : à ma manière. Je ne fais que regarder ce qu'on me donne. Personne ne rit de ces crétins de profilers qui arrivent à te dégotter un criminel sur dix mille, à condition encore qu'il soit un tueur en série, pour qu'ils aient le temps suffisant de se faire la main. Personne ne rit non plus de ces psychiatres qui n'arrivent pas à se dépétrer des contradictions d'un assassin et finissent par répondre à la question de la dangerosité : oui, peut-être, à moins que, en admettant que... Moi, on ne me donne rien d'autre qu'un corps silencieux que je décarcasse. Je pèse, je mesure, je dissèque, je quantifie. D'accord. Cela ne m'empêche pas de le regarder, sinon avec amour, du moins avec intérêt, et même si cet intérêt est souvent mâtiné de mépris, qu'y puis-je ?

    -Je ne voulais pas t'offenser.

    -Ecoute-moi Grégoire et tu comprendras que de le contempler avant, avant de le mettre en morceaux, de le considérer dans sa totalité n'était pas une mince affaire, parce que je savais ce que ton collègue, le silencieux à tête de jésuite, venait chercher. Et que venait-il chercher, dis-moi ?

    -Je ne sais pas.

    -Laquelle des trois balles avait frappé la première. Trois balles, rien de moins. Une dans la tête, une autre à l'épaule gauche, qui lui a fracassé la clavicule, et une dans l'aîne, côté droit, pour lui déchirer les chairs. Il venait simplement pour savoir si la balle dans la tête était celle qui l'avait tué, auquel cas, vu l'état du crâne, les deux autres étaient inutiles et la légitime défense en prenait un coup. Il venait pour mon expertise balistique et voir si les distances indiquées par les premiers interrogatoires n'étaient pas fantaisistes.

    -Et alors ?

    -Alors, ils auront gain de cause. Ils s'en sortiront avec la version officielle. La dernière balle est celle qui atteint la boîte crânienne. La question de la responsabilité policière est secondaire. Ton collègue a eu ce qu'il attendait. Mais moi, pour qui il n'y avait aucun enjeu, je me suis contenté de le regarder et quand tu considères l'angle des balles et leur répartition sur le corps, à droite et à gauche, tu n'as même pas besoin de voir la scène pour savoir que Cyril Jahier n'avait aucune chance et qu'il n'a pas cherché à en avoir. Il a trouvé l'arme à la maison. Il paraît que c'est le révolver paternel. Il s'est mis devant la glace, a tendu le bras avec fébrilité et s'est dit qu'il en était capable. Des rumeurs circulaient. Il connaissait celui qu'on allait appréhender. Un gars du quartier. Il connaissait l'adresse. Il a bu un peu pour se donner du courage, fait des efforts de concentration pour ne pas trembler. Il a attendu au coin de la rue, à la terrasse d'un café et visiblement les flics venus pour arrêter l'autre ne l'avaient jamais vu. Ils ne pouvaient pas se douter.

    -Il avait beaucoup bu.

    -Assez pour se donner du courage, et de toute manière, pour un garçon perdu comme lui, il n'en fallait pas énormément. Si tu ajoutes la chaleur... Le nom de la famille, les ors de l'honneur. Il s'est convaincu d'être enfin à la hauteur de ce qui le dépassait. Il n'a même pas pensé qu'il n'y avait plus personne pour lui dire merci, après, pour lui dire qu'il les avait consolés. C'est bien là le vrai pessimisme, d'agir sans spectateur.

    -World is a stage.

    -Exactement. Et lui, le pauvre, il n'a rien trouvé de mieux que de s'embellir l'âme pendant quelques secondes en se faisant transpercer comme un saint Sébastien. Du pathétisme à ce point, j'en ai des frissons. Cela fera les belles heures des concierges et des étals de marché, mais nous... J'étais bien content que la première balle ne fût pas la bonne. Pas pour la notoriété policière, remarque bien, je m'en moque, mais parce qu'on peut encore imaginer qu'il ait eu le temps de voir ce qu'il avait fait, de voir l'autre tomber sous ses propres coups.

    -Il est mort, l'autre ?

    -Non, mais ton collègue m'a affirmé que c'était une question de jours.

    Il héla le garçon et doubla son Bloody Mary.

    -On trouvera le fin mot de l'affaire ?

    -Je ne sais pas. Et toi, alors ? Ta belle Italo-japonaise ?

    Je lui racontai toute l'histoire de Kenji et Akira. Il écouta en silence et lorsque je lui demandai son avis, il prit un air pensif avant de répondre.

    -Je vais te faire une confidence. C'est mon jour de bonté.

    Cette annonce m'électrisa.

    -Surtout, tu ne m'interromps pas. Tu t'abstiens de la moindre remarque. Après, si tu veux, tu pourras poser des questions, mais je ne suis pas sûr que tu en auras envie. Voilà. Quand je suis allé au Japon, j'ai vécu des moments merveilleux et appris beaucoup sur ces valeurs qu'on dit exotiques. Je ne t'apprendrai rien sur les geishas, les femmes de l'art. C'est bien là que l'on comprend combien chez eux la sensualité et la valeur humaine sont intimement mêlées. Si un jour tu as le temps, feuillette le Roman de Ghenji. Il est fort instructif. Mais je ne veux pas m'arrêter sur des questions de pure bibliographie. A Tokyo, j'ai rencontré de belles jeunes femmes. Et l'une plus que les autres, une dénommée Wendy, ce qui ne fait pas très japonais, je le concède, mais son père était américain.

    Il s'était levé.

    -Viens. Je continuerai en marchant. Je voudrais te donner quelque chose.

    Sur les trottoirs, les gens avançaient péniblement. L'air s'était alourdi. C'était intenable.

    -Tu dois connaître L'Empire des sens d'Oshima. Un jour que nous en parlions, Wendy m'expliqua qu'il s'agissait de la transposition d'une histoire vraie. L'affaire Sada Abe. La fille dont s'inspire Oshima s'appelle Sada Abe. J'ai trouvé cette chose bien singulière, tu en conviendras. Que cette histoire de rapports sado-masochistes ait eu pour instigatrice une femme dont le prénom sonne comme le divin marquis, il y a de quoi s'en amuser. Tu ne trouves pas ?

    Il se tut un long moment. Nous traversions la Place de la République, très calme.

    Il me fit bientôt franchir une porte cochère, admirer une cour intérieure où s'épanouissaient des plantes grasses. Au quatrième, son appartement avait un dépouillement inattendu, si ce n'était les livres, des pans entiers de titres, desquels il tira un volume.

    -Sade, La Philosophie dans le boudoir, en japonais, traduction de Toshida Muozoki. J'ai aussi aussi la Justine, pas dans la version expurgée de Shibusawa qui lui a valu un procès, mais dans une plus récente, celle de Watanabe.

    Il me tendit le livre et je n'osai l'ouvrir, comme lorsqu'on touche une relique ou un objet précieux.

    -Si tu veux la surprendre, retrouve-la avec ce livre, montre-le lui. Je me doute qu'elle n'en a jamais vu de semblable. Si tu es assez expert, lis-en quelques pages.

    Je souris, un peu désarmé.

    -Mais je ne crois pas que cela puisse suffire. Tu peux aller beaucoup plus loin et comme les héros du Pillow Book

    -Ah oui, le Pillow Book...

    -Propose-lui d'en écrire chaque page sur son corps, de prendre une photo et dis-lui qu'ainsi, quand elle maîtrisera le japonais, elle pourra relire sur son corps toutes les insanités du marquis. Et n'aie pas de scrupules à de telles propositions. C'est le cours commun de nos rêveries.

    Je traînai avant de rentrer, de banc en banc, ouvrant le livre à n'importe quelle page, en déchiffrant souvent difficilement les passages. Les quelques personnes qui stationnaient un temps à côté de moi regardaient ces signes obscurs avec respect, et moi aussi, par la même occasion.

    Puis vint l'heure de revenir vers elle. La nuit était tombée.

  • Les Corps plastique (V, suite)

     

    Je rejoignis Marc-Amélien à une terrasse tout près de l'hôpital Saint-Lazare. Il ne pouvait rester très longtemps. Il avait à faire, sans plus de précision. Mais il voulait être le premier à m'annoncer la nouvelle.

    -Le fils Jahier a tiré sur un gars qu'on venait d'arrêter dans l'affaire de la rue Vivienne. Visiblement des bruits couraient sur l'entourage. Je n'en sais pas plus. On l'a laissé sans contrôle. Il s'est armé. Comment ? Aucune idée et ce ne sont pas mes compétences. Quand vos llègues sont venus chercher le suspect, le fils Jahier guettait. Ils sont sortis dans la rue pour l'emmener. Il a surgi, il a tiré. Il paraît que c'était sauve qui peut dans les environs. Il a continué à tirer et un flic a fini par l'avoir. Et pour l'avoir, il l'a eu sèchement puisque demain après-midi, entre deux vieux au décès suspect...

    -L'hécatombe continue.

    -Celle des Jahier ou celle de la canicule ?

    -La canicule.

    -De plus bel, de plus bel. Le temps joue contre eux. J'ai donc demain deux vieilles carcasses et, comme un repos à la répétition, je continuerai à examiner la famille Jahier, et là, il faut bien le dire, ce sera, en quelque sorte, une ultime visite. Le combat cessera faute de combattant.

    -Vous ne retrouverez pas de si tôt une situation aussi singulière.

    -Non, je ne crois pas. En apprenant la nouvelle, j'ai pensé que c'était, d'une certaine manière, comme d'avoir rendez-vous avec le dernier tome d'une saga, lorsque vous savez que, quoi qu'il se passe désormais, puisque la fin a été annoncée, vous devrez vous résoudre à abandonner des êtres qui vous sont devenus pour ainsi dire familiers. Il s'agit d'une attente mêlée d'appréhension.

    -Vous êtes soudain bien mélancolique.

    -Toujours, toujours. Je suis un effroyable mélancolique.

    -Et le suspect ?

    -Gravement touché, dans le coma, des blessures multiples à ce que j'ai compris. Une totale réussite des services de police, dans le genre. Je crois que Rouvier va finir au placard.

    -Et ce serait un suspect solide ou une...

    -Approximation ? Aucune idée. On verra bien. Je voulais être le premier à vous le dire, pour que demain matin vous puissiez arriver le cœur un peu plus léger.

    Il commanda un autre verre.

    -Vous n'avez pas perdu de temps pour revenir.

    -Les enterrements ne sont guère des réjouissances.

    -Sauf si l'héritage en vaut la peine.

    -Il n'avait rien, ou si peu.

    -Autant ne pas rester, en effet. Et, au moins, vous voilà à la porte de votre dulcinée. Toujours aussi drôle, la dulcinée ?

    -A votre avis ?

    -Que vous promet-elle, cette fois ?

    -Le secret de ses tatouages...

    -Vous me raconterez.

    Il sourit, se leva, s'en alla, et j'aurais pu dès ce moment-là rentrer chez moi, frapper à la porte de Marianna. Mais j'avais envie d'arriver à la nuit tombante, comme un rituel, que je sois un peu plus en sueur encore, qu'elle m'invite à me doucher, que je revienne nu, et que nous reprenions là où nous avions suspendu notre vie, quand je lui avais égrené les mots que j'avais déchiffrés sur son corps, et la traduction approximative que je lui avais glissée à l'oreille, et qu'elle avait promise.

    Elle m'ouvrit et tout commença comme je me l'étais imaginé, sans qu'elle posât la moindre question sur ma famille, sur mon chagrin éventuel, tout ainsi que rêvé en terrasse, jusqu'à ma nudité face à elle, nue aussi, la tablette entre nous et les bougies toujours lentes à se consumer.

    -Tu m'avais juré...

    -Je sais. Je suis exacte au rendez-vous. Il faut donc que je remonte à trois ans d'ici. Trois ans et trois mois, rue Monge. Ils se débattaient avec une carte, à la recherche de la rue Mouffetard. J'allais descendre prendre le métro et leur regard a croisé le mien. J'étais libre. Je n'habitais pas ici, mais ailleurs, qu'importe. Je me suis approchée et nous ne nous sommes plus quittés de tout le temps qu'ils ont vécu dans cette ville. Ils s'appelaient Kenji et Akira, n'étaient ni frères, ni cousins, ni amis. Qui étaient-ils ? Je ne pourrais encore le dire. Est-ce l'essentiel d'ailleurs ? Moi qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, que la sauvagerie des chairs répugnait, imaginer simplement que l'on puisse m'embrasser. Et, tout d'un coup, en les voyant, en les voyant me voir, eux, je me suis sentie engouffrée dans un monde qui ne m'appartenait plus. Et tout le temps qu'ils ont vécu dans cette ville, alors même que je savais qu'un jour ils s'en iraient, j'ai lutté contre le chagrin de ma raison, jusqu'à n'en plus dormir, à n'en plus manger. Et tout l'été fut sorcier et brutal, de me voir dans la glace de la chambre, passer de l'un à l'autre, de revenir à l'un, d'être partagée par l'un et l'autre. Je tournais bien souvent ces heures dans ma tête affolée d'attente, qu'ils reviennent, que le dehors qui les emportait loin de moi me les rende, et qu'ils ne laissent rien de vivant en moi, rien de vivant et autre que leurs traces, leurs odeurs, leur venin. Ils étaient comme des sabres qui entaillent. Je pensais souvent aux samouraïs. Je regardais des films en leur absence, je feuilletais des livres de corps tatoués, si loin d'eux, imberbes, la peau lisse et nue de toute annotation. Le chagrin venait, de temps à autre, comme une coupelle de larmes que j'aurais jetées hors de moi. Mais c'était trop déjà, même en me disant que la tristesse n'était qu'un passage, un nuage qui renforce le bleu du ciel. Les larmes étaient la matière du pressentiment. Alors, un jour, je leur ai demandé ce qu'il pourrait rester d'eux en moi, ce qu'il pourrait advenir de notre histoire. Ils ont réfléchi longuement et un matin, après l'amour, ils m'ont pris par la main et emmené chez un homme de leur connaissance. C'était un vieux Japonais mort l'an dernier. Il m'a tatoué ce que tu peux caresser. Ils étaient venus chacun avec une phrase, un haï-ku dont tu as deviné quelques mots, mais il faut que la traduction soit précise et l'histoire sans défaut. Du milieu de mon dos au bas de mon dos, Akira a fait inscrire un poème de Kobayashi Issa ainsi traduit :

    Au plus charnu de mes fesses

    les traces

    de la natte si fraîche

    Du milieu de mon dos à la base de mon cou, Kenji a fait inscrire un poème de Sugita Hisajo :

    Ils cambrent leurs pétales

    de blancheur -

    les chrysanthèmes de lune !

    Elle se retourna, je m'approchai et je lus le premier poème, en passant doucement le bout de mes doigts sur les signes. Je le prononçai comme une formule magique et j'enviai cet inconnu qui avait eu cette audace délicate, étrangère aux scories vulgaires de tous ces corps tatoués et légèrement vêtus que je pouvais croiser en ces temps de canicule. Puis je touchai cette autre phrase écrite à l'envers, plus légère et mélancolique.

    Elle reprit sa place initiale, et moi sur le canapé.

    -Tu dois comprendre pourquoi les phrases sont ainsi écrites, l'une face à l'autre, en quelque sorte, comme deux galons noirs qui pourraient se replier l'un sur l'autre. Les derniers jours que nous avons passés tous les trois à faire l'amour, chacun pouvait lire sa phrase ou selon l'ordre de leurs désirs lire la phrase de l'autre. Ils récitaient en les emmêlant ces deux phrases, en faisaient les entrelacs les plus ardents et la tête aussi me tournait d'entendre la ronde de cette langue que je ne connaissais pas, que je ne comprenais pas, sinon alors quelques mots. Ce qu'ils ont écrit sur moi, voilà ce qu'ont été les premières phrases de cette autre existence. Quoique nous ayons rêvé de poésie, nous étions aussi capables de ramener notre passion à la chair, et dans ce cas, Kobayashi était levrette et Sugita fellation. Tu vois, je suis capable de dire des mots crus. Ils savaient, eux aussi, être crus. Imagine ce qu'étaient ces moments où l'un mettait sa queue dans ma bouche, l'autre sa queue dans mon vagin ou dans mon cul et que leurs voix planaient au-dessus de mon corps. Kobayashi et Sugita. Et de me dire que jamais mon corps n'oublierait ces moments, qu'il serait, lui-même, date, mémoire, tombeau de cette aventure. Lorsqu'ils ont disparu, partis si loin, je me suis demandé s'il fallait vivre encore, vivre normalement s'entend, dans le siècle, parmi tous ces êtres informes qui inondent les trottoirs, à qui il faut inévitablement parler pour exister. J'ai cru un temps que ce ne serait pas nécessaire et dans les mois qui ont suivi leur disparition, j'ai pensé me réfugier dans les ordres. Je ne suis pas sûre d'ailleurs que cette échéance n'arrivera pas et que des religieuses pour qui la décence est la règle ne m'accueilleront pas, et je me ferai un plaisir de courber l'échine devant Dieu pour qu'il lise, au-dessus de l'autel qui lui est consacré, le poème de Sugita. Mais l'heure n'est pas encore venue et rien ne dit que je saurai m'y contraindre. Voilà ce que tu devais savoir. Et aussi, tu l'auras compris, que tu es le premier à entrer ici, depuis notre passion, un ici qu'ils n'ont jamais connu, parce que vivre là-bas, dans l'autre appartement, était impossible, le premier, tout simplement.

    Elle se tut, se tenant devant moi comme une statue.

    -Quel privilège m'a valu cet honneur ? La pitié d'une princesse pour un pauvre hère, ivre et désespéré ? La sollicitude de l'infirmière pour le visage meurtri de l'alcoolique ?

    -La pitié n'est pas de mon monde, crois-le bien. Mais lorsque tu essayais de gravir les marches, tu parlais japonais, tu balbutiais cette langue qui m'est devenue si chère, et ces échos, lointains et proches, dans l'obscurité de cette entrée, m'ont bouleversée.

    Il me revint, comme un éclair, que cette ivresse caniculaire avait fini par me ramener aux souvenirs de Kawara. C'était à elle que je m'adressais en regagnant mon appartement. La déroute de l'affaire Jahier me faisait regretter la lâcheté qui avait été mienne, quand j'avais renoncé à vivre à Tokyo et entériné l'idée que Kawara ne m'aimerait plus jamais. Cela signifiait que ma tristesse profonde avait comblé huit années de combat à taire ce qui m'avait tant fait souffrir, parce que de Kawara, je m'en souvenais toujours avec une lucidité si sensible que je croyais pouvoir dire d'elle qu'elle était une souffrance rationnelle, et, à mes yeux, la rationalité de la souffrance signifiait que j'en avais neutralisé la réalité perpétuelle. C'était bien ainsi.

    -Tu es nostalgique ?

    -La nostalgie est un mot faible, une babiole. On peut lui donner tous les sens possibles et moi, c'est autre chose.

    -Tu les cherches encore ? Je veux dire : tu rêverais de les retrouver ?

    -Impossible. Ils sont partis et ils sont morts.

    -Morts ?

    -Ils sont morts dans le crash de l'avion au nord des Philippines. Peut-être t'en souviens-tu ? Un gros porteur, plus de deux cents passagers, aucun survivant. Faut-il être fataliste et se dire que c'est mieux ainsi, que dans le fond nous avons vécu pleinement. Je sais que certains diraient que la mort est le moyen le plus sûr de sauvegarder la passion. Je n'ai pas d'idée sur le sujet.

    Je me levai pour la prendre dans mes bras mais elle n'exprimait ni tristesse ni abattement.

    -Pourtant, ai-je murmuré, ce monde que tu recrées autour du Japon, c'est bien une manière de vouloir qu'ils soient là, encore, et toujours.

    -Je crois à certaine forme d'éternité des sentiments.

     

    Elle se dégagea pour aller se connecter sur Internet.

    -Pendant que tu étais à ton enterrement, j'ai passé une annonce. Viens voir.

    Sur un site de rencontres échangistes, elle avait écrit :

    Couple illégitime, 22 et 28 ans, cherche homme beau, distingué, cultivé et sensible, pour une expérience de la sensualité qui pourra explorer les jeux de la tendresse la plus délicate et ceux de la sévérité la plus raffinée. Elle, à la fois maîtresse et soumise, lui, contemplatif et viril. Envoyez réponse motivée avec photos (pas de gros plans médicaux).

    -Tu as obtenu des réponses.

    -Trois. Mais elles n'étaient pas satisfaisantes.

    -Physiquement ?

    -Ils n'avaient pas d'imagination et écrivaient si mal que je pouvais déjà les entendre parler.

    -Tu aurais pu me demander mon avis.

    -Sur l'annonce ou sur les refus ?

    Elle ne me laissa pas le temps de répondre en posant sa tête contre mon ventre, avant de m'enserrer de ses bras.

    Peut-être que nous ne savions ni l'un ni l'autre faire avec notre passé, et qu'elle croyait se raccrocher au corps de Kenji ou Akira, et moi, en fermant les yeux, caresser Kawara.

    Nous vécûmes la nuit allongés sur les nattes de la grande pièce, silencieux, entre sommeil entrecoupé et contemplation des étoiles encadrées dans la fenêtre. Puis le jour vint, et il me fallait repartir.

     

     

  • Les Corps plastiques (V)

     

    V

     

     

    Mon grand-père était mort. Il fallait s'occuper des papiers et de la cérémonie, des condoléances et des visites.

    J'avais juste eu le temps de repasser chez moi prendre des affaires, de glisser sous la porte un mot à Marianna pour lui dire que je reviendrais dès que possible, de prendre un train et de finir de nuit à Saint-Quentin, dans la maison familiale

    J'étais arrivé le premier, avant mes parents. Ils avaient été retardés par un incident mécanique, un cardan ou je ne sais trop quoi. Ils n'arrivèrent qu'au milieu de la nuit. J'affrontai seul et dans l'obscurité ma tante et une cousine de ma mère qui étaient venues m'accueillir, leur lamento à l'accent paysan, leurs allusions d'apothicaire.

    Mais j'étais loin de tout cela, de la sordide parcimonie de cet endroit où je n'avais pas remis les pieds depuis des années puisque mes parents avaient convenu que ma vie était parisienne, qu'ils venaient de temps à autre y faire un saut pour un après-midi ensemble, parfois un déjeuner. Je pensai même que seul le hasard croisé de mes déboires professionnels et des larmes maternelles (avais-je un jour vu de l'émotion sur le visage de ma mère ? Etais-je venu jusqu'ici pour vérifier cette invraisemblance : ma mère défaite par le chagrin ?) m'avait, d'une certaine manière, poussé au plus impossible des sacrifices : perdre mon temps pour un homme lui-même doux comme un roncier, me taire devant des idiots qui resteraient toute leur vie des crève-d'envie, renoncer pour quelques jours, quelques heures à l'obsédant appel de Marianna.

    -Tu es fou, me dis-je, complètement dingue, fou à lier.

    Mais j'étais dans le train, dont la climatisation avait elle aussi rendu l'âme, et le compartiment, malgré le soleil disparu, gardait le ferment d'une journée de cuisson.

    Tu es fou, me dis-je, d'avoir abandonné Marianna. Les seins de Marianna, la bouche de Marianna, le ventre de Marianna, le cul de Marianna, la chatte de Marianna, les cuisses de Marianna, Marianna et son armada de détours pour arriver jusqu'à elle, jusqu'à ce qu'elle pourrait être, si un jour tu pouvais le savoir, mais c'était là pure présomption.

    Mes voisins, deux hommes et une jeune femme, rousse, avec une vague ressemblance à Isabelle Huppert, par leur seule présence, rendaient le voyage encore plus insupportable, l'erreur plus inhumaine encore, plus fatale et je me punis du mieux que je pouvais en m'interdisant tout détour par les toilettes pour me branler. Les deux hommes descendirent à Creil et personne ne vint nous rejoindre. La rousse, plus jolie qu'à prime abord, prit ses aises, se mit à sourire derrière le roman qu'elle faisait semblant de lire et son élégance me fit parier qu'elle descendrait à Compiègne et qu'à cette heure-là on l'y attendrait, ce qui ne manqua d'arriver. Un gars un peu dans mon genre l'embrassa furtivement sur le quai. Je me dis que Thorey-Galliéni aurait conclu qu'il fallait regretter la brièveté du trajet.

    La maison froide de mon enfance avait les volets tirés puisqu'ils étaient partis. Je ne dormis pas dans mon ancienne chambre mais sur le canapé du salon, allumant cette seule pièce, ne mettant les pieds dans aucune autre. Je fouillais dans la partie basse du grand meuble, l'arrière-boutique de la vidéothèque familiale, dans l'espérance d'y trouver un porno mais jusque dans leur sagesse morale ils me surprirent. Ils n'avaient pas non plus d'abonnement à des chaînes qui auraient pu m'intéresser.

    La grande vasque de l'halogène projetait un disque de lumière fade sur le plafond

    -C'est une retraite, me dis-je, un havre de paix où tu peux toujours rêver à ce qui t'attend quand tu retourneras auprès d'elle, qui sera comme hier soir aux aguets et entrouvrira sa porte sans même que tu aies le besoin de frapper.

    Je repensais à ma dernière nuit, la deuxième, avec Marianna.

    La nuit était étonnamment claire. Elle avait encore une fois allumé ses bougies.

    Je lui demandai si je pouvais prendre une douche. La chaleur m'avait plus que jamais liquifié. Je réapparus nu dans la grande pièce pendant qu'elle posait sur la tablette le thé, le saké. Il y avait aussi à manger, très peu. Elle s'assit face à moi, faisant le service en silence. Les bougies, dont je compris qu'elle les choisissait de différentes hauteurs, s'éteignirent une à une et lorsqu'il n'y eut plus que les rectangles bleutés des fenêtres ouvertes pour accrocher sa silhouette à mon regard, je la vis déplacer la tablette de côté, se lever, laisser glisser son vêtement puis s'agenouiller devant moi, poser ses mains sur mes cuisses et avaler mon sexe, puis aller et venir, aller et venir, aller et venir. Même après, elle le conserva dans sa bouche, doucement. Je me redressai pour caresser la base de son cou, le haut de son dos et je vis que le tatouage vertébral que j'avais vu naître de ses fesses montait jusqu'à l'ultime cervicale, avec des idéogrammes japonais que la pénombre m'empêchait de déchiffrer.

    Je lui demandai si elle aussi voulait du plaisir. Elle ne répondit pas mais se relevant en même temps qu'elle me repoussait contre le dossier du canapé elle vint coller son sexe à ma bouche et je n'eus pas trop à attendre. Puis elle disparut dans la salle de bain, la douche coula et son corps nu vint reprendre la place qu'elle avait occupée pendant le repas.

    -Marianna, puis-je te poser une question ?

    Elle restait silencieuse.

    -Je ne peux pas ? Tu ne veux rien dire ? Tu as décidé d'être muette, ce soir ?

    Silencieuse toujours.

    -Je voudrais savoir ce que tu t'es fait tatouer. Ces inscriptions...

    Silencieuse, je la vis remplacer les bougies consumées, s'entourer d'elles et me tourner le dos.

    Je m'approchai. Il s'agissait de deux textes, me semblait-il, séparer par une double barre d'encre rouge. Le premier, de son cou au milieu du dos, me décontenança. Avais-je perdu à ce point cette langue étrangère ? Je saisissais des signes comme des éclats brisés et, comme s'il avait fallu que j'en vérifie la réalité, je passai dessus le bout de mes doigts.

    -Je ne comprends pas.

    Et je sentis son corps frémir.

    Et le mien aussi frémit, parce que soudain je revoyais Kawara, que j'avais perdue un jour, en allant la rejoindre jusque là-bas, chez elle. Kawara qui me disait : ton accent est très beau. Très beau, comme elle le disait de mon visage, parce que dans les étranges flottements de la langue qu'elle portait en elle, il y avait comme un souvenir médiéval des êtres dont l'essence était semblable à l'apparence.

    Nul ne m'a aimé comme Kawara. Nul ne m'a autant désiré. Nul ne le peut.

    Le trouble était de revivre huit ans plus tard cette même appréhension d'un corps autre, non plus celui d'une asiatique à la peau très blanche, dans la lumière diurne d'une chambre impersonnelle mais celui plus mat d'une Italienne qui s'était retranchée de Paris pour un écrin japonais qui tenait de la maison de poupée.

    Et, me dis-je alors que mes doigts continuaient d'effleurer les signes sur sa peau, maintenant que la chrysalide a commencé sa métamorphose, je l'aiderai à aller jusqu'au bout de son rêve. Je lui apprendrai cette langue qu'elle portait sur elle (comme une illumination, je pensai : l'impeausition de la langue, et je souris cruellement en baisant son échine, me remémorant ce que j'avais appris de l'art du tatouage), et un jour elle la parlera avec le même accent que moi, le même accent inversé que Kawara parlant français, à qui je murmurais : ton accent est très beau aussi, et je lui dirai, en empoignant sa nuque, ma main sur l'inscription que j'étais en train de caresser : ton accent japonais est très beau.

    -Je te dirai tout demain, avait murmuré Marianna.

    Mais il y avait eu le contre-temps familial, au milieu de nulle part, dans une atmosphère de mouches et de moustiques. Baffrey-lez-Saint-Quentin, ses étangs et son industrie ovicole, d'où les mouches et les moustiques.

    Je pensai encore à elle alors que ma mère baissait la tête de tristesse ; le cercueil entrait dans le four ; nous étions peu ; les vieux qui connaissaient mon grand-père s'étaient abstenus, malgré l'heure matinale parce qu'il faisait si chaud que tout le monde (leur famille sans doute) leur avait conseillé de se préserver.

    Je pouvais revenir sur le corps de Kawara et sur celui de Marianna infiniment.

    La cérémonie et ses préparatifs avaient été réduits à peu. On officiait avec célérité. Mort la veille, crémation le lendemain. L'aïeul avait pris toutes ses précautions, de peur, qui sait ?, qu'on le jette dans une fosse commune, qu'on file son corps à la science ou, plus vraisemblablement, selon mon père, parce qu'il ne voulait pas que sa fille, dans un ultime élan d'amour coupable, n'en vienne à un enterrement religieux, pour parer à toute misère postmortem.

    Ma mère reviendrait plus tard récupérer l'urne parce qu'il était hors de question (du moins pour moi) que nous attendions dans une salle que l'opération aille à son terme.

    La seule question qui avait encore un sens était de savoir si je pouvais décemment m'esquiver dès le milieu de l'après-midi ou s'il fallait que je reste la journée et abandonne tout espoir de retrouver le soir même Marianna qui me révélerait le secret promis. Je n'avais pour l'heure que des fragments de l'énigme. L'une des phrases parlait de fesses et de traces ; l'autre de lune et de blanc, de chrysanthèmes aussi, ce qui rendait mon désir de retour encore plus excitant puisque cette fleur, dont la forme à seize pétales est le sceau impérial du Japon, m'avait, comme une prémonition, accompagné jusqu'à Saint-Quentin, que j'imaginais en voir, ainsi qu'à la Toussaint, et que ce ne fut pas le cas.

    Je ne voulais surtout pas assister à l'entrée ridicule des cendres du disparu, qu'il finisse sur le manteau de la cheminée, comme un trophée. Ma mère n'avait rien dit sur ses intentions.

    Je reçus un appel de Thorey-Galliéni qui m'informait qu'un nouveau rebondissement venait d'avoir lieu dans l'affaire Jahier. Je n'avais pas besoin de jouer l'urgence. C'en était une. Mes parents ne sachant rien de ma disgrâce, je leur appris que des impératifs professionnels m'obligeaient à les laisser à leur peine. Personne ne fut dupe, sinon de mes excuses, du moins de la modération de mon affliction.

    Il n'y avait pas de partance immédiate. Je restai dans un bar près de la gare. La mort de mon grand-père était une parenthèse irréelle, un contre-temps. J'avais plus d'une heure pour siroter et le trajet me sembla impitoyable. Quasiment personne, pas même un contrôleur, une sorte de train fantôme dans la clarté solaire.

  • Les Corps plastiques (IV, suite)

     

    L'appartement était plongé dans une pénombre nuancée par l'éclat de petites bougies et l'on pensait évidemment à une cellule conventuelle ou à un lieu de recueillement. Toutes les choses que je savais y être semblaient s'être repliées, comme fondues dans les murs. Elle m'invita à m'installer pendant qu'elle irait préparer le thé. Ainsi me laissa-t-elle seul.

    Je m'étais assis sur les nattes, à même le sol, la nuque appuyée sur le canapé, le regard perdu. Elle revint avec un plateau qu'elle posa entre nous.

    -C'est du thé vert, du vrai. Je l'achète tout près d'ici, dans une boutique spécialisée. Vous pouvez retirer votre veste et vous mettre à l'aise.

    L'étrange luminosité du lieu noircissait sa chevelure tandis que son teint et le grain de sa peau tiraient étrangement vers la porcelaine. Elle avait fait un chignon et vêtue comme elle l'était, je me dis qu'elle était plus japonaise que jamais. En se penchant pour remplir ma tasse et en tendant son bras pour me la donner, j'aperçus la blancheur vive de sa poitrine et je compris qu'elle était nue sous son yukata gris et rose.

    Elle ne disait rien en me fixant et après chaque gorgée qu'elle buvait je retrouvais sur ses lèvres l'esquisse gracile d'un sourire. Je me taisais aussi et par la fenêtre ouverte entraient comme inséparables les bouffées d'air chaud et le concert, plus ou moins lointain, des sirènes.

    -Vous entendez ?

    -Des gens meurent.

    -Et cela ne vous trouble pas, qu'il y en ait autant, d'un coup, parce que le soleil nous écrase et que... Quelqu'un est mort dans l'immeuble.

    -Le vieux monsieur du troisième. Je crois qu'il ne reste plus que nous. Au deuxième, ils sont partis la semaine dernière.

    -Vous avez l'air de marbre.

    -Sur les morts ? Je sais. Je n'y peux rien, ni vous non plus. Sauf que peut-être, pour vous, en tant que commissaire, c'est plus de travail.

    -Ni plus, ni moins, et puis...

    -Et puis ?

    -Rien. Votre amour du Japon ?

    -Vous avez pensé à moi aujourd'hui ?

    -Je... enfin... oui... je voulais vous offrir des fleurs pour vous remercier.

    -Mais vous n'avez pas de fleurs, et d'ailleurs il était si tard que les fleuristes étaient tous fermés. De toute façon, avec cette chaleur, les fleurs meurent très vite, elles se rabougrissent. Vous avez eu raison de ne pas m'en ramener, des fleurs coupées je veux dire, parce que je préfère les plantes. Les plantes vivaces et miniatures, les bonzaïs. Ils ne demandent pas une grande attention, juste qu'on les regarde et qu'on leur parle, alors que les fleurs coupées sont déjà mortes et l'eau des vases que l'on vide est une des pires choses que je connaisse.

    -Vous ne m'avez pas répondu sur votre amour du Japon.

    -Ni vous, ce matin, quand vous m'avez dit que vous connaissiez les cérémonies du thé. Nous sommes quittes.

    Elle s'était levée pour aller chercher dans une sorte de grand coffret laqué, j'en admirai plus tard les motifs volatiles et floraux, doré sur noir, des sakazuki et elle me demanda si j'aimais le saké et de quelle manière je le buvais, froid, tiède ou chaud. Je me souvenais seulement en avoir bu tiède. Alors, elle s'éclipsa dans la cuisine pour un temps. J'avais l'impression d'avoir absorbé toute la chaleur du dehors et de me mettre à la fenêtre n'y changea rien. L'alcool bu en terrasse avait fini par gagner sur moi et j'aurais dû lui dire que le saké était de trop. Mais je voulais voir jusqu'où elle pouvait aller.

    -Le saké bu tiède est appelé hitohada ce qui signifie...

    -Peau humaine, je sais.

    Elle me regarda dans un grand étonnement.

    -Avez-vous déjà essayé de vérifier si c'était vrai ?

    -En posant par exemple mes lèvres mouillées d'alcool sur un... épiderme... amical...

    -Par exemple.

    -Je ne me souviens pas.

    Je pris une gorgée et appuyait ma nuque sur le canapé.

    Je l'entendis se lever ; ce fut le glissement d'un tissu ; mes yeux mi-clos virent passer son visage, furtivement, ses épaules, ses seins, pendant que ses mains saisissaient le dossier du canapé, son nombril, et bientôt je sentis de part et d'autre de ma tête la fermeté de ses cuisses. Je bus une gorgée dernière et avant même d'avoir posé ma tasse elle abaissa ses reins et le feu de son sexe rejoignit la brûlure tendre de l'alcool que j'avais gardé en bouche. Cet instant me sembla si ardent pour elle que je posais mes mains sur ses fesses pour qu'elle ne m'échappe pas. Elle jouit vite et fort, me demanda de continuer, de recommencer, recommencer. A la fin, je me dégageai, bus un peu de thé pour me désaltérer. Il était âpre.

    -Votre langue encore, murmura-t-elle le visage noyé de chevelure, sans avoir changé de position.

    Je versai le reste du saké qui, lui aussi, avait refroidi ; j'en humectai mes lèvres avant d'embrasser langoureusement son cul. Je découvris alors qu'elle s'était fait tatouer des idéogrammes japonais, sur la ligne vertébrale. Elle jouit à nouveau, clitoridienne et anale, et toujours me voussoyant, alors qu'elle glissait sur le côté de fatigue, elle me demanda de la laisser respirer, ce que je fis. Ainsi étions-nous désormais à deux mètres l'un de l'autre, elle nue et humide, moi encore vêtu et en sueur. J'avais envie de boire la terre entière. Plus de thé ni de saké. Les bougies avaient fini par s'éteindre et son corps semblait absorbé par l'obscurité.

    Elle se leva bientôt du canapé pour entrer dans sa chambre et avant de fermer la porte elle chuchota mais je ne comprenais rien.

    -Je disais que vous pouviez dormir ici.

    Perdu pour perdu, je décidai d'être les bras en croix sur les nattes, à attendre une hypothétique fraîcheur du matin.

    L'inconfort de mon sommeil m'ouvrit l'œil à peine six heures passé. Je laissai un mot sur le plateau pour expliquer ma fuite et montai chez moi pour prendre une douche, me changer et perdre ainsi les odeurs mêlées et fortes de mademoiselle Marianna Zianni.

    Le ciel était immensément bleu ; le café me fit le plus grand bien ; la radio, malgré toutes les précautions d'usage, laissait entendre que nous atteignions la pire des situations jamais vécues depuis que les canicules faisaient partie du décor, ce que me confirma Moizan quand j'arrivai au bureau. Le long des quais, j'avais croisé trois ambulances qui filaient hurlantes et la rubrique nécrologique des deux quotidiens que j'avais achetés était à chaque fois impressionnante.

    Dans l'affaire Jahier, me dit-il aussi, rien de neuf. Personne n'avait réduit, comme on le dit d'une fracture, l'invraisemblable disparition, qui était plutôt une réapparition posthume, du boucher-charcutier de la rue Vivienne.

    Je n'avais rien à faire, sinon quelques tâches administratives. Je pouvais me distraire à trouver une solution. Il voulait mourir, il voulait lui garantir une assurance. Déjà pensé. Il avait un amant. Déjà pensé. Elle avait un amant. Déjà pensé. Il a été empoisonné. Impossible m'avait dit, si je me souvenais bien, Thorey-Galliéni. Je l'appelai pour savoir quand je le reverrais mais je tombai sur son répondeur. Le jour passa, la nuit vint. Je retrouvai Marianna.

    Je n'eus de nouvelles que le lendemain midi. Il venait d'administrer la question posthume (il riait de son mot) à un jeune délinquant de la Santé (belle ironie, ajouta-t-il) où la promiscuité et l'écrasante chaleur avaient rendu certains irascibles. Il en avait résulté une bataille pendant la promenade, sans doute pour un prétexte quelconque, et il était mort.

    -Il était grand, il était beau, le scalpel glissant sur la peau...

    -Arrêtez !

    -Je sais, je sais, vous avez été dessaisi et vous perdez du coup l'habitude des autopsies, mon cher, c'est un grand dommage.

    -J'ai besoin de vous voir. J'ai des choses à vous raconter.

    -À l'angle du boulevard Richard-Lenoir et de la rue Oberkampf, il y a un café, Vers le soir, son nom c'est Vers le soir. À cinq heures.

    Il fut très exact. Il commanda un Martini blanc, j'avais déjà fini un Gin Tonic, j'en commandai un deuxième. Il alluma sa Dunhill, attendit que le garçon nous ait servis pour faire un geste d'invite. Il était tout à moi.

    J'étais tombé sur une folle. La voisine italienne, ou apparentée, était une démone qui m'avait attendu le lendemain où elle m'avait recueilli. Passe encore, bien que ce ne fût pas pour enfiler des perles.

    -Evidemment, mais puis-je croire que la question sexuelle vous ait effrayé ? Surpris ?

    Non, c'était autre chose. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas que nos relations soient simples. Elle ne voulait pas que j'entre en elle. Et dans le temps même où je prononçais cette phrase, parce que je n'avais employé aucun verbe cru, je sentis combien, au fond de moi, cette bizarrerie dont je n'avais su quoi faire jusqu'alors, dont j'avais tout l'après-midi cherché à identifier le trouble qu'elle provoquait en moi, cette bizarrerie, en disant seulement les mots : elle ne voulait pas que j'entre en elle, me remplissait de délices et que je n'avais plus à en dévoiler l'authentique singularité. Thorey-Galliéni comprit que par cette phrase-là je clôturais ma confession, que celle-ci n'irait pas plus loin. J'allais mentir par omission.

    -C'est en effet bien singulier, singulier ou dérangeant, d'ailleurs, dites-moi ? que d'avoir une amante qui se refuse, ou du moins dont les tendances sont, je suppose, clitoridiennes et non vaginales. Je comprends que cela vous dépite. Freud, ce cher Freud, disait que l'absence de plaisir vaginal était signe d'immaturité, et certains continuent de le penser. Vous en faites peut-être partie, pour me dire d'emblée qu'elle est folle. Mais je crois que vous employez le mot par excès de langage.

    Il me signifiait là qu'il n'était pas dupe.

    -Il avait une formule, le Viennois, qui m'a toujours plu, même si je la détourne complètement et que je lui tords le cou : l'anatomie, c'est le destin. Quand on est légiste, il y a quelque chose de jubilatoire à lire cela, et peu importe son sens. Et vous savez aussi que toute citation pourrait être considérée comme un membre ou un organe trouvé dans un terrain vague et chacun glose sur son origine ou son utilité.

    -C'est une comparaison peu ragoûtante.

    -Une simple digression pour vous faire oublier vos déboires sentimentaux. Mais pour revenir sur le vagin et le clitoris, et pour être franc avec vous, Grégoire, est-il essentiel qu'elle soit l'une ou l'autre, et pourquoi pas anale ? L'une ou l'autre ou la troisième solution, qu'importe. Et je ne parle pas particulièrement pour elle, je ne la connais pas, je parle des femmes en général. Faut-il y penser de cette façon ? D'ailleurs, après ce que vous venez de me dire, je n'aurais vraiment pas envie de la rencontrer. Vous imaginez que votre histoire dure, que notre... amitié s'affermisse... Vous m'imaginez la voir, et que je puisse me dire, dans le silence de mon cœur : la voici enfin, la clitoridienne. Avouez que ce serait difficile. Mais c'est peut-être pour cette raison que vous m'en parlez ainsi, pour que je ne la voie pas, que je ne la rencontre jamais.

    Je souris.

    -Ainsi pourrai-je désormais décréter que nos rencontres seront d'exclusifs tête-à-tête, et pour être franc, je ne trouve pas cela plus mal. Il ne faut pas tout mélanger dans la vie et je trouve plutôt raisonnable de cloisonner son existence, de ne pas être tout un, si vous voyez ce que je veux dire. Mais, en même temps, si vous croyez à cela, c'est en ce sens que vous me semblez bien naïf, ou très confiant, c'est selon, parce que le monde est petit, la terre est ronde, nul coin où se retrancher avec certitude, les routes débouchent sur des carrefours et nos trajectoires doivent moins à Euclide qu'à Riemann ou Lobatchevski. Dans ce bas monde, les parallèles finissent par se croiser. Il faut être très fort pour que jamais rien ne vienne tout bouleverser, que nul grain de sable n'enraie la machine.

    -Il y a pourtant bien des crimes dont le coupable reste inconnu, ou des situations dans lesquelles la raison et l'ordre nous font défaut.

    -Soit, mais ce ne sont pas des être comme les autres, les criminels.

    -Par exemple, dans l'affaire Jahier qui me vaut tant de malheurs.

    -Certes.

    -Rien de neuf à ce sujet ?

    -On poursuit les investigations. Une autre batterie d'analyses a été demandée sur le corps du père. Il faudra peut-être en explorer le moindre centimètre carré pour trouver la réponse que nous cherchons. En attendant, votre successeur n'a pas encore fait de miracle. On a trois cadavres et le dernier de la famille va mal. Il paraît qu'il est suivi par un psychologue. Il finira bien par se suicider.

    -Cela se comprendrait.

    -Cela s'explique. Après... Les malheurs, les très grands malheurs, tout cela est relatif. En ce moment, de toute manière, il y en a peu de familles qui n'aient pas une disparition à gérer.

    Il ne croyait pas si bien dire puisque le temps qu'il aille acheter des cigarettes je recevais un coup de téléphone de ma mère. Mon grand-père était décédé en fin de matinée. Elle était effondrée tant ce malheur était soudain, frappant en plein été, alors qu'ils étaient sur la route des vacances, presqu'arrivés dans leur maison en Savoie, et déjà sur le chemin du retour. Elle avait eu un pressentiment, avait hésité à partir, tellement la Thiérache était bouillante. Je comprenais difficilement ce qu'elle disait tant le chagrin roulait ses mots jusqu'à les décomposer. Elle ne pouvait pas s'arrêter. Thorey-Galliéni avait compris la gravité de la situation sans en saisir la teneur, puisque je ne parlais pas : j'écoutais. Mais quand je dis :

    -Maman, je pars tout de suite.

    il fit un geste large de la main pour signifier qu'il pouvait me laisser seul. Je répondis d'un signe de tête de n'en rien faire.

    Je m'en tins au minimum. Il évita les phrases toutes faites, les gestes de fausse compassion, se contentant de me dire que si je voulais appeler, ce soir, demain, à mon retour, il aurait toujours du temps à me consacrer.

     

     

  • Les Corps plastique (IV)

     

    IV

     

     

    C'était un lustre que je ne connaissais pas, une sorte de demi-coque en papier de soie vert amande qui devait projeter une étrange lumière quand on l'allumait. Et il y avait une fissure diagonale au plafond, à gauche. Il faisait lourd et silence.

    J'étais en travers d'un lit presqu'à ras du sol. Mes talons reposaient sur le parquet. Je me redressai et je vis alors que ma chemise avait du sang. Pas beaucoup certes, des taches qui avaient déjà séché, mais j'eus le réflexe de toucher mon visage et à la hauteur d'une pommette j'étais tuméfié.

    Sur les murs, dans une disposition en quinconces, les trente-six vues du Fuji-Yama d'Hiroshige donnaient le tournis.

    La fenêtre de la pièce était entrouverte et le fil d'air, évidemment chaud, me repoussa et je retombai sur le lit. Mon corps était épuisé et je fixai à nouveau, longuement cette fois, le plafond parce qu'il était si lisse, si blanc que la fissure semblait n'être que le fil concentré d'une araignée.

    C'était un lieu ordonné, rien qui traînât, et s'il n'y avait pas eu des paires de chausssures en alignement : escarpins, babies, et sandalettes, toutes exclusivement féminines, je n'aurais pas compris où j'étais. Mais cela importait peu. Il n'y avait personne. Le silence.

    Il était neuf heures et demie. Je devais me bouger, trouver ma veste pour prendre mon portable. Elle n'était pas dans la chambre.

    Je fis du bruit en me relevant, la porte s'ouvrit et je me trouvai face à un yukata bleu, avec des motifs floraux couleur de nacre et une ceinture rouge. Il me fallut quelques secondes pour que je voie son visage et ce fut plus étrange encore, parce qu'elle n'avait rien d'une Japonaise, ou d'une asiatique. Elle avait de très longs cheveux bruns, la peau mate, les yeux foncés et elle restait silencieuse.

    Comme je ne disais rien, elle joignit les deux mains, pencha son buste en avant pour me gratifier d'un salut plein de componction.

    -Je suis où ?

    -Chez moi.

    -C'est-à-dire ?

    -Aucun souvenir ?

    -Je devrais ?

    -On n'est jamais obligé de se souvenir des soirs d'ivresse.

    -Il faut absolument que je téléphone. Vous savez où est ma veste ? J'avais encore ma veste ?

    Elle s'effaça et me montra dans la pièce voisine un canapé très bas.

    -Je l'ai posée là.

    Au moins, on ne m'avait pas dépouillé.

    Elle s'éclipsa vers la cuisine et, voix off, m'expliqua qu'elle préparait un thé.

    Je cherchais la salle de bain. J'avais une allure de déterré, la méchancetéd'un voyou. Pas le moindre message en attente.

    J'avertis que j'étais malade et que je serais de retour en début d'après-midi. Il ne semblait pas que mes libertés horaires préoccupassent grand monde.

    Elle avait tout installé sur une table basse. Au sol, tout était de nattes.

    -C'est dommage que nous n'ayons pas le temps. Nous aurions pratiqué la cérémonie du thé.

    -Le chanoyu ? Chaji ou Chakai ?

    Elle leva vers moi des yeux émerveillés.

    -Vous connaissez ?

    -Un peu.

    -Asseyez-vous.

    Elle avait des gestes lents.

    -Vous plaisantez quand vous dites que vous ne savez pas où vous êtes...

    -Non, pas du tout.

    -Vous savez quand même qui vous êtes.

    Je fermai les yeux en disant oui.

    -Et moi, je ne vous dis rien ?

    Je restai silencieux.

    -Marianna Zianni. Je vous aperçois régulièrement dans l'escalier.

    Ainsi étais-je chez moi, ou tout comme. Je ne savais pas quoi dire. Je ne croyais pas avoir jamais vu son visage.

    -Si j'avais eu la force, je vous aurais monté jusqu'à votre appartement, mais vous étiez tellement cuit que je ne pouvais pas.

    -J'étais blessé ? On m'a frappé ?

    -Pas du tout. Quand je vous ai rencontré, vous étiez en train de monter les premières marches. J'ai dû vous faire peur. Vous avez fait une embardée, et vous avez valdingué contre le mur. J'ai même cru que vous vous étiez fracassé l'arcade sourcilière. Les coups au visage, on peut pisser le sang.

    -Vous m'avez recueilli, alors ? Vous m'avez soigné.

    -Exactement.

    -Et gardé toute la nuit.

    -Je ne vous ai pas veillé. Juste allongé à côté.

    -Et vous ?

    -Dormi sur le canapé.

    -Merci.

    -Il n'y a rien d'extraordinaire. Vous travaillez ?

    -Je devrais déjà y être. Maintenant, c'est trop tard. Je dois passer en début d'après-midi. Et vous ?

    -J'ai le temps. Vous faites quoi ?

    -Commissaire de police. Et vous ?

    -Il faudrait que je cherche un travail.

    Elle ne me laissa pas la possibilité de poursuivre. Elle se leva, se proposant de préparer une nouvelle théière et je finis par dire que je devais aller me changer.

    Je jetai un œil sur sa petite bibliothèque

    -Vous aimez beaucoup le Japon.

    C'était une remarque absurde d'évidence.

    -Beaucoup. J'apprends la langue.

    Je la remerciai du mieux que je pouvais. Dès que possible je lui offrirais des fleurs.

    Elle s'appelait Marianna Zianni.

    Dans les bureaux, on me dévisagea et certains me demandèrent si c'était l'histoire d'une rixe. Rouvier était invisible. Je demandais juste ce qu'il comptait tirer du rapport d'autopsie, les bizarreries de Jahier et compagnie. Personne n'avait d'idée sur la question. Personne n'avait rien à me dire, ni à me donner. J'étais déjà en stand-by. En attendant de moisir ailleurs, la bienveillance mortelle du placard.

    Ce fut donc une après-midi de futilités, de coups d'œil à la fenêtre, dans l'écoulement banal des affaires. Les ventilos et clims d'appoint donnaient un fond bourdonnant aux discussions et aux procédures, aux interrogatoires et aux ordres en tous genres. Je fis le tri dans mes papiers, sans avoir à me dire que cela pourrait servir à quelqu'un. J'étais inutile, et ceux qui passaient devant mon bureau me saluaient à la va-vite. La promesse d'une ascension qui s'effondre. Je fermai la porte.

    Je partis très tôt. Je marchais à l'aveugle. Je m'assis en terrasse, à côté de Beaubourg et je téléphonai à Thorey-Galliéni pour savoir s'il était libre. J'avais des choses à lui dire.

    Il arriva une heure plus tard.

    Il me saluait à peine qu'il commençait à s'inquiéter de ma blessure au visage, et je dus lui certifier que personne ne m'avait agressé. C'étaient les suites de mes excès d'alcool.

    -J'aurais dû m'en douter. Je me suis demandé si je devais vous appeler pour prendre de vos nouvelles

    -Vous pouviez.

    -Vous avez continué après que nous nous sommes séparés.

    -Aucun souvenir.

    -Et vous vous êtes blessé ?

    -Dans l'escalier mais tout n'a pas été si sombre. Il y a comme une lueur d'espoir dans mon quotidien.

    -Dites-moi.

    J'avais envie de faire le mystérieux mais je lâchai prise tout de suite, trop exalté.

    -J'ai rencontré quelqu'un.

    Il se contenta d'un signe de tête, léger, comme un inspecteur qui attendrait qu'on aille un peu plus loin dans les aveux.

    -Ma voisine du premier. C'est elle qui m'a soigné. J'étais bien amoché, visiblement.

    -Et alors ?

    -Elle est très gentille, très douce.

    -Quand vous dites rencontré, c'est un euphémisme pour dire que vous avez couché ensemble, ou bien faut-il s'en tenir à des considérations platoniques ?

    -J'étais dans un tel état que j'aurais été bien incapable...

    Il sourit.

    -Elle aurait pu suppléer à votre faiblesse...

    -Je me suis réveillé dans son lit, enfin sur son lit, tout habillé.

    -N'est-ce pas charmant...

    -Ne soyez pas ironique.

    -Nullement. Je constate avec satisfaction qu'en l'espace d'une nuit vous êtes passé du désespoir professionnel à l'enchantement amoureux...

    -Je ne suis pas amoureux.

    -C'est tout comme. Vous avez le sourire invisible des cœurs touchés.

    -On dirait que cela vous déplaît ? Moi, j'avais envie d'en parler avec vous.

    -Alors parlons-en.

    -Je crois que ce n'est pas la peine.

    -Elle s'appelle comment ?

    -Peu importe.

    -Dites. On ne sait jamais. Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés. Le monde est si petit.

    -Marianna Zianni.

    -Inconnue. Elle est Italienne ?

    -Des origines. D'Ombrie. Pérouse.

    -Je connais. Il y a une belle curiosité non loin, dans un village, Ferentillo. Les corps enterrés dans la crypte de l'église se momifient naturellement. C'est très curieux. Et pour la petite histoire, je vous dirai que le dernier à bénéficier de cette faveur était un notable du lieu, en 1871, assassiné de vingt-sept coups de couteau. Ils ont la vengeance ardente dans ces contrées.

    -Vos origines italiennes viennent de là-bas ?

    -Rien du tout. Nous étions romains. Est-elle jolie, voire belle ?

    -Drôle de question.

    -Il faut bien que nous cédions nous aussi à cette curiosité vulgaire qui fait la matière des discussions féminines.

    -Vous êtes misogyne.

    -Tout de suite les gros mots. Pas du tout. C'était une image. Mais revenons à votre Marianna.

    Je me contentai d'évoquer l'ambiance japonaise de son appartement.

    -Au moins cela ne vous dépayse-t-il pas trop...

    Je finis par avouer qu'elle était séduisante. Il me dit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps.

    Le ciel était d'éternité bleue. Il ne fallait pas attendre l'orage. Je bus encore quelques verres de désarroi. Les gens cherchaient l'ombre. A côté de moi, une Anglaise disait à un correspondant que Paris était mort, les musées et les galeries déserts et qu'elle ne tarderait pas à rentrer à York pour trouver de la fraîcheur.

    Dans un webcafé, je découvris l'adresse de Thorey-Galliéni et cela m'étonna. J'aurais plutôt imaginer qu'il était sur liste rouge.

    A mon adresse, le gyrophare d'une ambulance portes ouvertes annonçait une nouvelle victime. Je fixai son éclat, dans l'obscurité brûlante, attendant que le destin sorte de la porte cochère : simple malaise ou décès. Je m'assis sur les premières marches de l'immeuble de l'autre côté de la rue et l'attente dura une bonne demi-heure avant que le brancard n'arrive, brancard au drap tiré, et autour personne d'autre que les pompiers. Quelques silhouettes guettaient derrière les rideaux. Tout était fini.

    J'arrivai sur le palier et la porte s'ouvrit, doucement.

    -Bonsoir.

    -Bonsoir.

    -Vous allez mieux depuis ce matin ?

    -Je suis fatigué

    -Vous n'avez pas le temps de prendre un thé ?

    -Pourquoi pas ?

  • Les Corps plastiques (III, suite)

     

    Ainsi me retrouvai-je seul à seul avec mon meilleur ouvrier de France.

    Quand on commence une incision en Y sur un boucher, on voit resurgir ces souvenirs étranges de l'enfance, de l'enfance des autres, de ceux qui s'émouvaient des étals de viande, des volailles pendues, des lapins écartelés, au point de pleurer de misère et de plonger dans le refuge végétarien. On les entend maudire leur tante ou leur mère d'être si cruelles, quand la petite bestiole se fait fracasser la tête contre un mur ou un poteau. Que de fois des cœurs d'enfants et d'adolescents (public de plus en plus féminin en avançant avec l'âge), ont-ils souhaité sa mort, à ce porc endimanché aussi gras que ses terrines, avec son crâne rasé de monstre, qui taille, tranche et coupe avec un sourire de bourreau... Méritait-il tant de haine et de dégoût, ce commerçant épanoui dont le cœur hypertrophié ne lui laissait pas au demeurant une espérance vitale démesurée ? Lui dont le scalp ne me permit pas de déceler le moindre incident cérébral, et dont les analyses toxicologiques réduisirent à néant les hypothèses de l'empoisonnement. La seule surprise fut de découvrir qu'il avait un œil de verre et que la beauté vairon (un Bowie charcutier...) était le fruit d'une coquetterie. Je roulais un temps cette bille bleue dans ma main, comme un talisman de l'imagination, et je partis d'un grand éclat de rire en rêvant à Jean-Claude Jahier, lors d'une partie fine, interrompant l'orgie pour qu'on se mît à la recherche de son demi-regard.

    Grégoire Ferré réapparut sans même que j'eusse besoin de l'appeler. Je lui fis part de ma perplexité. Jean-Claude Jahier n'avait pas été mis vivant au frigo, n'avait pas été drogué ; sa mort était naturelle. Mais, j'en convenais, les circonstances entourant son décès ne l'étaient pas. Il me répondit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps. Il devait passer à la P.J.. Il aurait été enchanté de me retrouver le soir même au restaurant japonais, si toutefois je n'avais pas peur de la répétition. Il n'avait pas à s'inquiéter.

    -J'ai besoin de vous parler.

    Je me contentai de sourire.

    La canicule prenait une tournure épique. Les hôpitaux débordaient, les ambulances quadrillaient la ville de leurs alertes inutiles : elles ne sauvaient personne, elles baladaient des morts. Je passai l'après-midi dans la pénombre. La radio sous-entendait que la catastrophe de 2009 était submergée (choix d'adjectif qui me sembla maladroit).

    Il était déjà là, sur le trottoir, avec l'air très abattu.

    On nous trouva une table un peu à l'écart et avant même d'avoir choisi les plats, il commandait une Kirin. Rouvier lui avait demandé l'essentiel de ce que serait mon rapport et lui avait fait comprendre que désormais il était sur la touche. En haut lieu, sa bévue passait pour de l'incompétence. En conséquence de quoi, dans la réorganisation des services prévue à la mi-septembre, il aurait le choix entre la province ou le placard. Il regrettait déjà Paris, la vie plus libre...

    -Vous voulez dire quoi, par libre ? Que c'est plus facile d'avoir quelqu'un dans son lit ? Ou que les ragots vont moins vite ?

    -C'est plus anonyme, une ville, une grande ville.

    -Et alors ? Vous avez besoin d'anonymat, Grégoire ?

    Je le fixai.

    -Ce n'est pas ce que je voulais dire...

    -Vous vouliez dire quoi, au juste ?

    La serveuse s'était approchée. Il me demanda si j'étais d'accord que nous prenions comme la dernière fois. Aucun problème. J'aime épuiser mes habitudes.

    Il avait déjà fini sa Kirin et il en commanda deux d'un coup, qu'il but lentement, en mangeant peu. Il parlait surtout. Maintenant que l'affaire Jahier lui glissait entre les doigts, il avait envie de tourner autour, de comprendre l'étrange destin d'un mort.

    -Quand je dis étrange, vous me suivez ? S'il décède naturellement, il n'y a aucune raison de le mettre au frigo et de lui assener un coup pareil alors qu'on ne peut plus rien faire pour lui. A moins qu'elle, je veux dire : Bernadette, l'épouse, ait usé d'un poison indétectable et qu'elle ait voulu faire passer son meurtre pour une agression crapuleuse. Mais, manque de chance, il a eu une attaque en fin de journée. Elle a été prise de panique, a voulu tourner l'affaire à son avantage. Perdu pour perdu... de peur qu'on aille fouiller trop loin. Un coup visible et on ne va pas plus loin. Qu'elle n'ait pas penser que le sang ne coule pas chez un mort comme chez un vivant, il n'y a rien d'étonnant. Au fond, il taillait de la barbaque. Elle ne pensait pas à ces choses-là. Dans un moment pareil, à quoi pense-t-on d'ailleurs ? Vous pouvez me le dire, vous ?

    -Je ne sais pas.

    -Donc, on dira qu'elle a voulu se débarrasser de lui et les choses ont mal tourné.

    -Si mal tourné que le jour où il meurt, elle masque son forfait en simulant une agression, et fort maladroitement, vous le dites vous-même, Ferré, surgit un tiers qui s'empresse, pour le seul motif du tiroir-caisse, de la trucider, avec une belle énergie, si je m'en tiens aux résultats de l'autopsie. Vous avouerez que nous sommes là en présence d'un cas de figure très improbable. Romanesque, peut-être, et encore, j'en doute... Rocambolesque. Je pense à cela parce que vous saviez que Ponson du Térail se perdait tellement dans ses romans-feuilletons qu'il était obligé d'avoir des figurines qu'il marquait une fois que le personnage était mort ; il en avait ressuscité certains. Or, à raisonner ainsi, on s'égare. Admettons que la solution soit plus simple, comme dans les jeux d'allumettes : déplacez-en une seule et vous obtenez une nouvelle figure. Vous vous énervez, ne trouvez rien et quand on vous donne la solution...

    -C'est absurde, ce que je disais, au fond.

    -Absurde, non, puisque l'ordre des indices vous pousse à penser de cette manière.

    -Attendez. Autre solution. Si elle avait été blessée la première, que lui, voyant sa femme ensanglantée, ait été frappé au coeur, façon de parler,...

    -Et l'agresseur, avant de s'emparer de la caisse, prend le temps de bien le coffrer au frigo, de lui donner un coup, de nettoyer son affaire, parce que je vous rappelle que l'arme n'a pas laissé de trace et qu'on ne l'a pas, à ma connaissance, retrouvée... Tout cela avant de repartir tranquillement... Un homme de sang-froid.

    Il n'avait pas envie de mon ironie.

    -Et si on supposait que la tierce personne soit l'amant de Bernadette Jahier. Par dépit amoureux, il vient d'être rejeté, il arrive à la boutique pour une explication. Il ne s'explique même pas d'ailleurs. Violence passionnelle. Le mari s'est absenté pour quelques minutes. Quand il revient, le choc. L'amant répudié le frappe postmortem pour faire incliner l'enquête vers le vol qui tourne mal.

    -Faites une recherche, trouvez l'homme.

    Je repensai au corps de Bernadette Jahier, à ses amants inconnus.

    Il semblait épuisé.

    Un couple de Japonais vint s'installer tout près. Il se replongea dans la dégustation lente du saké. Dehors il pleuvait.

    Nos voisins expliquèrent à la serveuse que c'était leur premier séjour à Paris et que c'était une adresse que leur avait donné un certain Seiji Tanizaki. Le patron le connaissait bien.

    J'eus envie d'une cigarette et je sortis sous la banne. L'orage avait fini en effet par éclater. La pluie tombait drue ; les gouttes sur le trottoir n'avaient pas le temps de se disperser ; elles étaient déjà emportées. Le goudron semblait s'écouler vers le caniveau, mais sans cesse il semblait aussi se renouveler des profondeurs. La rue était un bouillonnement noir.

    Je n'avais pas envie de le rejoindre et je ne pouvais pas non plus le laisser seul avec le saké.

    Entre temps, son esprit avait continué de courir. Il envisageait désormais que ce soit le mari qui avait un amant, et que ce soit une explication inattendue qui avait mal tourné. Cela tenait à la condition de considérer Jean-Claude Jahier comme un homosexuel actif strict.

    Il trouva encore deux ou trois solutions plus fantaisistes les unes que les autres. Il n'était plus en état de tenir le moindre discours cohérent et refusa que je le raccompagne. Il voulut seulement prendre l'air en descendant sur les quais. Il fallut attendre la clémence du ciel. Plus d'un quart d'heure. Il ne parlait plus. Il passa son regard vitreux sur la pointe perdue du Vert-Galant que l'on devinait plus qu'elle n'existait. Ce n'était plus qu'un souvenir que l'esprit recomposait à l'oreille, en fonction du vent dans les arbres, des voix traînant dans le noir et qui révélaient des présences énigmatiques. C'était une brume de paroles circulant dans la platitude de la nuit.

    -Vous savez, j'ai passé le concours parce que je croyais être amoureux. Elle le passait en même temps que moi. Elle a aussi tenté la magistrature. Elle l'a eu. Elle a filé à Bordeaux. On s'est arrêtés là. Elle est juge d'instruction. Ce serait un comble qu'un jour on se retrouve sur la même affaire. Je me suis trompé sur toute la ligne. Sur toute la ligne.

    Il fit un geste vague vers la Seine.

    -Il serait plus sage que vous rentriez. L'alcool et la chaleur... Si vous y ajoutez votre tristesse...