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Les Corps plastique (IV)

 

IV

 

 

C'était un lustre que je ne connaissais pas, une sorte de demi-coque en papier de soie vert amande qui devait projeter une étrange lumière quand on l'allumait. Et il y avait une fissure diagonale au plafond, à gauche. Il faisait lourd et silence.

J'étais en travers d'un lit presqu'à ras du sol. Mes talons reposaient sur le parquet. Je me redressai et je vis alors que ma chemise avait du sang. Pas beaucoup certes, des taches qui avaient déjà séché, mais j'eus le réflexe de toucher mon visage et à la hauteur d'une pommette j'étais tuméfié.

Sur les murs, dans une disposition en quinconces, les trente-six vues du Fuji-Yama d'Hiroshige donnaient le tournis.

La fenêtre de la pièce était entrouverte et le fil d'air, évidemment chaud, me repoussa et je retombai sur le lit. Mon corps était épuisé et je fixai à nouveau, longuement cette fois, le plafond parce qu'il était si lisse, si blanc que la fissure semblait n'être que le fil concentré d'une araignée.

C'était un lieu ordonné, rien qui traînât, et s'il n'y avait pas eu des paires de chausssures en alignement : escarpins, babies, et sandalettes, toutes exclusivement féminines, je n'aurais pas compris où j'étais. Mais cela importait peu. Il n'y avait personne. Le silence.

Il était neuf heures et demie. Je devais me bouger, trouver ma veste pour prendre mon portable. Elle n'était pas dans la chambre.

Je fis du bruit en me relevant, la porte s'ouvrit et je me trouvai face à un yukata bleu, avec des motifs floraux couleur de nacre et une ceinture rouge. Il me fallut quelques secondes pour que je voie son visage et ce fut plus étrange encore, parce qu'elle n'avait rien d'une Japonaise, ou d'une asiatique. Elle avait de très longs cheveux bruns, la peau mate, les yeux foncés et elle restait silencieuse.

Comme je ne disais rien, elle joignit les deux mains, pencha son buste en avant pour me gratifier d'un salut plein de componction.

-Je suis où ?

-Chez moi.

-C'est-à-dire ?

-Aucun souvenir ?

-Je devrais ?

-On n'est jamais obligé de se souvenir des soirs d'ivresse.

-Il faut absolument que je téléphone. Vous savez où est ma veste ? J'avais encore ma veste ?

Elle s'effaça et me montra dans la pièce voisine un canapé très bas.

-Je l'ai posée là.

Au moins, on ne m'avait pas dépouillé.

Elle s'éclipsa vers la cuisine et, voix off, m'expliqua qu'elle préparait un thé.

Je cherchais la salle de bain. J'avais une allure de déterré, la méchancetéd'un voyou. Pas le moindre message en attente.

J'avertis que j'étais malade et que je serais de retour en début d'après-midi. Il ne semblait pas que mes libertés horaires préoccupassent grand monde.

Elle avait tout installé sur une table basse. Au sol, tout était de nattes.

-C'est dommage que nous n'ayons pas le temps. Nous aurions pratiqué la cérémonie du thé.

-Le chanoyu ? Chaji ou Chakai ?

Elle leva vers moi des yeux émerveillés.

-Vous connaissez ?

-Un peu.

-Asseyez-vous.

Elle avait des gestes lents.

-Vous plaisantez quand vous dites que vous ne savez pas où vous êtes...

-Non, pas du tout.

-Vous savez quand même qui vous êtes.

Je fermai les yeux en disant oui.

-Et moi, je ne vous dis rien ?

Je restai silencieux.

-Marianna Zianni. Je vous aperçois régulièrement dans l'escalier.

Ainsi étais-je chez moi, ou tout comme. Je ne savais pas quoi dire. Je ne croyais pas avoir jamais vu son visage.

-Si j'avais eu la force, je vous aurais monté jusqu'à votre appartement, mais vous étiez tellement cuit que je ne pouvais pas.

-J'étais blessé ? On m'a frappé ?

-Pas du tout. Quand je vous ai rencontré, vous étiez en train de monter les premières marches. J'ai dû vous faire peur. Vous avez fait une embardée, et vous avez valdingué contre le mur. J'ai même cru que vous vous étiez fracassé l'arcade sourcilière. Les coups au visage, on peut pisser le sang.

-Vous m'avez recueilli, alors ? Vous m'avez soigné.

-Exactement.

-Et gardé toute la nuit.

-Je ne vous ai pas veillé. Juste allongé à côté.

-Et vous ?

-Dormi sur le canapé.

-Merci.

-Il n'y a rien d'extraordinaire. Vous travaillez ?

-Je devrais déjà y être. Maintenant, c'est trop tard. Je dois passer en début d'après-midi. Et vous ?

-J'ai le temps. Vous faites quoi ?

-Commissaire de police. Et vous ?

-Il faudrait que je cherche un travail.

Elle ne me laissa pas la possibilité de poursuivre. Elle se leva, se proposant de préparer une nouvelle théière et je finis par dire que je devais aller me changer.

Je jetai un œil sur sa petite bibliothèque

-Vous aimez beaucoup le Japon.

C'était une remarque absurde d'évidence.

-Beaucoup. J'apprends la langue.

Je la remerciai du mieux que je pouvais. Dès que possible je lui offrirais des fleurs.

Elle s'appelait Marianna Zianni.

Dans les bureaux, on me dévisagea et certains me demandèrent si c'était l'histoire d'une rixe. Rouvier était invisible. Je demandais juste ce qu'il comptait tirer du rapport d'autopsie, les bizarreries de Jahier et compagnie. Personne n'avait d'idée sur la question. Personne n'avait rien à me dire, ni à me donner. J'étais déjà en stand-by. En attendant de moisir ailleurs, la bienveillance mortelle du placard.

Ce fut donc une après-midi de futilités, de coups d'œil à la fenêtre, dans l'écoulement banal des affaires. Les ventilos et clims d'appoint donnaient un fond bourdonnant aux discussions et aux procédures, aux interrogatoires et aux ordres en tous genres. Je fis le tri dans mes papiers, sans avoir à me dire que cela pourrait servir à quelqu'un. J'étais inutile, et ceux qui passaient devant mon bureau me saluaient à la va-vite. La promesse d'une ascension qui s'effondre. Je fermai la porte.

Je partis très tôt. Je marchais à l'aveugle. Je m'assis en terrasse, à côté de Beaubourg et je téléphonai à Thorey-Galliéni pour savoir s'il était libre. J'avais des choses à lui dire.

Il arriva une heure plus tard.

Il me saluait à peine qu'il commençait à s'inquiéter de ma blessure au visage, et je dus lui certifier que personne ne m'avait agressé. C'étaient les suites de mes excès d'alcool.

-J'aurais dû m'en douter. Je me suis demandé si je devais vous appeler pour prendre de vos nouvelles

-Vous pouviez.

-Vous avez continué après que nous nous sommes séparés.

-Aucun souvenir.

-Et vous vous êtes blessé ?

-Dans l'escalier mais tout n'a pas été si sombre. Il y a comme une lueur d'espoir dans mon quotidien.

-Dites-moi.

J'avais envie de faire le mystérieux mais je lâchai prise tout de suite, trop exalté.

-J'ai rencontré quelqu'un.

Il se contenta d'un signe de tête, léger, comme un inspecteur qui attendrait qu'on aille un peu plus loin dans les aveux.

-Ma voisine du premier. C'est elle qui m'a soigné. J'étais bien amoché, visiblement.

-Et alors ?

-Elle est très gentille, très douce.

-Quand vous dites rencontré, c'est un euphémisme pour dire que vous avez couché ensemble, ou bien faut-il s'en tenir à des considérations platoniques ?

-J'étais dans un tel état que j'aurais été bien incapable...

Il sourit.

-Elle aurait pu suppléer à votre faiblesse...

-Je me suis réveillé dans son lit, enfin sur son lit, tout habillé.

-N'est-ce pas charmant...

-Ne soyez pas ironique.

-Nullement. Je constate avec satisfaction qu'en l'espace d'une nuit vous êtes passé du désespoir professionnel à l'enchantement amoureux...

-Je ne suis pas amoureux.

-C'est tout comme. Vous avez le sourire invisible des cœurs touchés.

-On dirait que cela vous déplaît ? Moi, j'avais envie d'en parler avec vous.

-Alors parlons-en.

-Je crois que ce n'est pas la peine.

-Elle s'appelle comment ?

-Peu importe.

-Dites. On ne sait jamais. Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés. Le monde est si petit.

-Marianna Zianni.

-Inconnue. Elle est Italienne ?

-Des origines. D'Ombrie. Pérouse.

-Je connais. Il y a une belle curiosité non loin, dans un village, Ferentillo. Les corps enterrés dans la crypte de l'église se momifient naturellement. C'est très curieux. Et pour la petite histoire, je vous dirai que le dernier à bénéficier de cette faveur était un notable du lieu, en 1871, assassiné de vingt-sept coups de couteau. Ils ont la vengeance ardente dans ces contrées.

-Vos origines italiennes viennent de là-bas ?

-Rien du tout. Nous étions romains. Est-elle jolie, voire belle ?

-Drôle de question.

-Il faut bien que nous cédions nous aussi à cette curiosité vulgaire qui fait la matière des discussions féminines.

-Vous êtes misogyne.

-Tout de suite les gros mots. Pas du tout. C'était une image. Mais revenons à votre Marianna.

Je me contentai d'évoquer l'ambiance japonaise de son appartement.

-Au moins cela ne vous dépayse-t-il pas trop...

Je finis par avouer qu'elle était séduisante. Il me dit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps.

Le ciel était d'éternité bleue. Il ne fallait pas attendre l'orage. Je bus encore quelques verres de désarroi. Les gens cherchaient l'ombre. A côté de moi, une Anglaise disait à un correspondant que Paris était mort, les musées et les galeries déserts et qu'elle ne tarderait pas à rentrer à York pour trouver de la fraîcheur.

Dans un webcafé, je découvris l'adresse de Thorey-Galliéni et cela m'étonna. J'aurais plutôt imaginer qu'il était sur liste rouge.

A mon adresse, le gyrophare d'une ambulance portes ouvertes annonçait une nouvelle victime. Je fixai son éclat, dans l'obscurité brûlante, attendant que le destin sorte de la porte cochère : simple malaise ou décès. Je m'assis sur les premières marches de l'immeuble de l'autre côté de la rue et l'attente dura une bonne demi-heure avant que le brancard n'arrive, brancard au drap tiré, et autour personne d'autre que les pompiers. Quelques silhouettes guettaient derrière les rideaux. Tout était fini.

J'arrivai sur le palier et la porte s'ouvrit, doucement.

-Bonsoir.

-Bonsoir.

-Vous allez mieux depuis ce matin ?

-Je suis fatigué

-Vous n'avez pas le temps de prendre un thé ?

-Pourquoi pas ?

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