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Les Corps plastiques (III, suite)

 

Ainsi me retrouvai-je seul à seul avec mon meilleur ouvrier de France.

Quand on commence une incision en Y sur un boucher, on voit resurgir ces souvenirs étranges de l'enfance, de l'enfance des autres, de ceux qui s'émouvaient des étals de viande, des volailles pendues, des lapins écartelés, au point de pleurer de misère et de plonger dans le refuge végétarien. On les entend maudire leur tante ou leur mère d'être si cruelles, quand la petite bestiole se fait fracasser la tête contre un mur ou un poteau. Que de fois des cœurs d'enfants et d'adolescents (public de plus en plus féminin en avançant avec l'âge), ont-ils souhaité sa mort, à ce porc endimanché aussi gras que ses terrines, avec son crâne rasé de monstre, qui taille, tranche et coupe avec un sourire de bourreau... Méritait-il tant de haine et de dégoût, ce commerçant épanoui dont le cœur hypertrophié ne lui laissait pas au demeurant une espérance vitale démesurée ? Lui dont le scalp ne me permit pas de déceler le moindre incident cérébral, et dont les analyses toxicologiques réduisirent à néant les hypothèses de l'empoisonnement. La seule surprise fut de découvrir qu'il avait un œil de verre et que la beauté vairon (un Bowie charcutier...) était le fruit d'une coquetterie. Je roulais un temps cette bille bleue dans ma main, comme un talisman de l'imagination, et je partis d'un grand éclat de rire en rêvant à Jean-Claude Jahier, lors d'une partie fine, interrompant l'orgie pour qu'on se mît à la recherche de son demi-regard.

Grégoire Ferré réapparut sans même que j'eusse besoin de l'appeler. Je lui fis part de ma perplexité. Jean-Claude Jahier n'avait pas été mis vivant au frigo, n'avait pas été drogué ; sa mort était naturelle. Mais, j'en convenais, les circonstances entourant son décès ne l'étaient pas. Il me répondit qu'il ne pouvait pas rester plus longtemps. Il devait passer à la P.J.. Il aurait été enchanté de me retrouver le soir même au restaurant japonais, si toutefois je n'avais pas peur de la répétition. Il n'avait pas à s'inquiéter.

-J'ai besoin de vous parler.

Je me contentai de sourire.

La canicule prenait une tournure épique. Les hôpitaux débordaient, les ambulances quadrillaient la ville de leurs alertes inutiles : elles ne sauvaient personne, elles baladaient des morts. Je passai l'après-midi dans la pénombre. La radio sous-entendait que la catastrophe de 2009 était submergée (choix d'adjectif qui me sembla maladroit).

Il était déjà là, sur le trottoir, avec l'air très abattu.

On nous trouva une table un peu à l'écart et avant même d'avoir choisi les plats, il commandait une Kirin. Rouvier lui avait demandé l'essentiel de ce que serait mon rapport et lui avait fait comprendre que désormais il était sur la touche. En haut lieu, sa bévue passait pour de l'incompétence. En conséquence de quoi, dans la réorganisation des services prévue à la mi-septembre, il aurait le choix entre la province ou le placard. Il regrettait déjà Paris, la vie plus libre...

-Vous voulez dire quoi, par libre ? Que c'est plus facile d'avoir quelqu'un dans son lit ? Ou que les ragots vont moins vite ?

-C'est plus anonyme, une ville, une grande ville.

-Et alors ? Vous avez besoin d'anonymat, Grégoire ?

Je le fixai.

-Ce n'est pas ce que je voulais dire...

-Vous vouliez dire quoi, au juste ?

La serveuse s'était approchée. Il me demanda si j'étais d'accord que nous prenions comme la dernière fois. Aucun problème. J'aime épuiser mes habitudes.

Il avait déjà fini sa Kirin et il en commanda deux d'un coup, qu'il but lentement, en mangeant peu. Il parlait surtout. Maintenant que l'affaire Jahier lui glissait entre les doigts, il avait envie de tourner autour, de comprendre l'étrange destin d'un mort.

-Quand je dis étrange, vous me suivez ? S'il décède naturellement, il n'y a aucune raison de le mettre au frigo et de lui assener un coup pareil alors qu'on ne peut plus rien faire pour lui. A moins qu'elle, je veux dire : Bernadette, l'épouse, ait usé d'un poison indétectable et qu'elle ait voulu faire passer son meurtre pour une agression crapuleuse. Mais, manque de chance, il a eu une attaque en fin de journée. Elle a été prise de panique, a voulu tourner l'affaire à son avantage. Perdu pour perdu... de peur qu'on aille fouiller trop loin. Un coup visible et on ne va pas plus loin. Qu'elle n'ait pas penser que le sang ne coule pas chez un mort comme chez un vivant, il n'y a rien d'étonnant. Au fond, il taillait de la barbaque. Elle ne pensait pas à ces choses-là. Dans un moment pareil, à quoi pense-t-on d'ailleurs ? Vous pouvez me le dire, vous ?

-Je ne sais pas.

-Donc, on dira qu'elle a voulu se débarrasser de lui et les choses ont mal tourné.

-Si mal tourné que le jour où il meurt, elle masque son forfait en simulant une agression, et fort maladroitement, vous le dites vous-même, Ferré, surgit un tiers qui s'empresse, pour le seul motif du tiroir-caisse, de la trucider, avec une belle énergie, si je m'en tiens aux résultats de l'autopsie. Vous avouerez que nous sommes là en présence d'un cas de figure très improbable. Romanesque, peut-être, et encore, j'en doute... Rocambolesque. Je pense à cela parce que vous saviez que Ponson du Térail se perdait tellement dans ses romans-feuilletons qu'il était obligé d'avoir des figurines qu'il marquait une fois que le personnage était mort ; il en avait ressuscité certains. Or, à raisonner ainsi, on s'égare. Admettons que la solution soit plus simple, comme dans les jeux d'allumettes : déplacez-en une seule et vous obtenez une nouvelle figure. Vous vous énervez, ne trouvez rien et quand on vous donne la solution...

-C'est absurde, ce que je disais, au fond.

-Absurde, non, puisque l'ordre des indices vous pousse à penser de cette manière.

-Attendez. Autre solution. Si elle avait été blessée la première, que lui, voyant sa femme ensanglantée, ait été frappé au coeur, façon de parler,...

-Et l'agresseur, avant de s'emparer de la caisse, prend le temps de bien le coffrer au frigo, de lui donner un coup, de nettoyer son affaire, parce que je vous rappelle que l'arme n'a pas laissé de trace et qu'on ne l'a pas, à ma connaissance, retrouvée... Tout cela avant de repartir tranquillement... Un homme de sang-froid.

Il n'avait pas envie de mon ironie.

-Et si on supposait que la tierce personne soit l'amant de Bernadette Jahier. Par dépit amoureux, il vient d'être rejeté, il arrive à la boutique pour une explication. Il ne s'explique même pas d'ailleurs. Violence passionnelle. Le mari s'est absenté pour quelques minutes. Quand il revient, le choc. L'amant répudié le frappe postmortem pour faire incliner l'enquête vers le vol qui tourne mal.

-Faites une recherche, trouvez l'homme.

Je repensai au corps de Bernadette Jahier, à ses amants inconnus.

Il semblait épuisé.

Un couple de Japonais vint s'installer tout près. Il se replongea dans la dégustation lente du saké. Dehors il pleuvait.

Nos voisins expliquèrent à la serveuse que c'était leur premier séjour à Paris et que c'était une adresse que leur avait donné un certain Seiji Tanizaki. Le patron le connaissait bien.

J'eus envie d'une cigarette et je sortis sous la banne. L'orage avait fini en effet par éclater. La pluie tombait drue ; les gouttes sur le trottoir n'avaient pas le temps de se disperser ; elles étaient déjà emportées. Le goudron semblait s'écouler vers le caniveau, mais sans cesse il semblait aussi se renouveler des profondeurs. La rue était un bouillonnement noir.

Je n'avais pas envie de le rejoindre et je ne pouvais pas non plus le laisser seul avec le saké.

Entre temps, son esprit avait continué de courir. Il envisageait désormais que ce soit le mari qui avait un amant, et que ce soit une explication inattendue qui avait mal tourné. Cela tenait à la condition de considérer Jean-Claude Jahier comme un homosexuel actif strict.

Il trouva encore deux ou trois solutions plus fantaisistes les unes que les autres. Il n'était plus en état de tenir le moindre discours cohérent et refusa que je le raccompagne. Il voulut seulement prendre l'air en descendant sur les quais. Il fallut attendre la clémence du ciel. Plus d'un quart d'heure. Il ne parlait plus. Il passa son regard vitreux sur la pointe perdue du Vert-Galant que l'on devinait plus qu'elle n'existait. Ce n'était plus qu'un souvenir que l'esprit recomposait à l'oreille, en fonction du vent dans les arbres, des voix traînant dans le noir et qui révélaient des présences énigmatiques. C'était une brume de paroles circulant dans la platitude de la nuit.

-Vous savez, j'ai passé le concours parce que je croyais être amoureux. Elle le passait en même temps que moi. Elle a aussi tenté la magistrature. Elle l'a eu. Elle a filé à Bordeaux. On s'est arrêtés là. Elle est juge d'instruction. Ce serait un comble qu'un jour on se retrouve sur la même affaire. Je me suis trompé sur toute la ligne. Sur toute la ligne.

Il fit un geste vague vers la Seine.

-Il serait plus sage que vous rentriez. L'alcool et la chaleur... Si vous y ajoutez votre tristesse...

 

 

 

 

 

 

 

 

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