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Les Corps plastiques (III)

 

III

 

 

Il était certain qu'à ce stade, il fallait commencer à en rire, même si beaucoup de gens trouvent inconvenante la légèreté macabre. ll la voit comme une obscénité.

Grégoire Ferré me téléphona au jour naissant pour me dire que je devais faire vite. Il avait la voix décomposée. Faire vite pour la rue Vivienne. Encore une fois.

Après une semaine de fermeture, et pour des raisons hygiéniques, on avait autorisé les deux employés de la boucherie-charcuterie à venir faire du nettoyage. C'était une sorte de mise en ordre posthume, un toilettage du magasin pour la forme, parce qu'il n'était pas question dans l'immédiat d'une réouverture. Ces deux pauvres garçons avaient été un temps soupçonnés avant d'être mis hors de cause, ce qui n'avait pas été sans dégâts collatéraux. Si le plus vieux, la trentaine, dénommé Eric, celui que je vis en premier, dans l'encadrement de la porte en arrivant, n'avait pas eu de mal à dire qu'à l'heure du crime il disputait avec des copains une partie de snooker place de Clichy, pour le second, en revanche, Ronan, il avait été plus difficile d'avouer un rendez-vous dans un bar gay du Marais. Lui était assis sur le rebord de l'étal. Il regardait au plafond, il avait l'air complètement perdu.

Grégoire Ferré me fit signe d'entrer dans le laboratoire. La porte de la plus grande chambre froide était ouverte. Plié en deux, les mains liées, Jean-Claude Jahier ne risquait pas la décomposition.

-Je crois que cette fois, je suis bon pour faire de la paperasse tout le restant de ma carrière. Une gaffe pareille... Il faut être crétin.

Même s'il était injuste avec lui-même, il avait néanmoins une lucidité prémonitoire puisque le préfet de police en personne lui téléphona alors qu'on embarquait le corps pour la morgue, et lui signifia qu'il était dessaisi du dossier. Désormais, la gestion de cette affaire incombait au divisionnaire Rouvier. Le fait divers estival prenait des allures de Bérézina : il fallait réagir.

Certes, personne n'avait pensé, dans la précipitation sanglante du premier meurtre, à ouvrir toutes les portes, y compris celles qui ne mènent nulle part, qu'à l'alignement de carcasses accrochées à des esses. Il avait des circonstances atténuantes. Les normes imposaient en effet que toute chambre froide de plus de dix mètres cubes dût être munie d'un dispositif sonore permettant de donner l'alarme à l'extérieur pour quiconque se trouverait pris au piège. Cela convenait si la victime entrait consciente, mais tel n'était pas le cas de notre homme, quand on considérait l'hématome au niveau de l'épine supra-méatique remontant jusqu'à la crête supra-mastoïdienne. Il n'avait aucune chance de s'en sortir et ne risquait pas de donner l'alerte.

Cette disparition enfin ramenée à une mort brutale n'élucidait pas la situation, bien au contraire. Elle posait plus de questions qu'elle n'apportait de réponses.

La température au dehors restait infernale. S'y ajoutait désormais une couverture nuageuse (quelques gouttes et des roulements de tonnerre) pour alourdir l'atmosphère, noyer les poumons d'un souffle brûlant et rendre plus insupportable encore le moindre vêtement. Jean-Claude Jahier, lui, n'en souffrait plus. Avant de pouvoir en tirer quoi que ce soit, il faudrait attendre qu'il décongèle un peu, qu'il revienne à des climats plus raisonnables : celle de la morgue, par exemple. Je dis simplement à Grégoire Ferré de négocier pour qu'il soit l'officier affecté à l'autopsie. On pouvait bien lui laisser ce dernier plaisir, d'être le premier, avec moi, à tout savoir sur celui qui lui coûtait sans doute sa carrière. Il eut Rouvier au téléphone qui lui accorda l'affaire.

Nous attendrions le lendemain matin pour procéder.

Je fis quelques visites prévues. Je vis quelques patients dans l'après-midi mais j'avais dit à Mathilde d'arrêter les rendez-vous à dix-sept heures. Je me sentais fatigué. Je partis me promener et vers vingt heures, j'eus Grégoire Ferré au bout du fil, qui voulait me voir, si j'étais libre.

Nous nous retrouvâmes à la terrasse d'un café.

Il commença à me parler de son histoire...

-Bien que ce ne soit pas la vôtre à proprement parler...

-Oui, mais vous voyez ce que je veux dire. Les Jahier, c'est le genre qui finit par vous pénétrer. Quelques jours, trois fois rien, et vous savez que vous les traînerez toute votre existence.

C'est bien là une des épines de la vie, que notre histoire soit d'abord celle des autres, qu'ils nous percutent comme des météores et que nous ne soyons que les chocs de leur course aléatoire.

Il parla assez longuement. Dans son esprit la douleur de l'échec n'était pas étranger à la nature même de ceux qui le faisaient plonger. Il avait encore la naïveté de croire que seuls les êtres qui nous sont supérieurs ont les moyens de nous briser, que la hiérarchie des intelligences colle avec l'historique de nos victoires et de nos défaites. Il n'était pas le premier que ces raccourcis étouffent dangereusement. Il faut croire qu'ils n'ont aucun souvenir personnel, ou bien aucun sens de l'observation, pour que ne leur reviennent en mémoire ces méprisables guenons adolescentes qui, ricanantes de laideur, traitaient de la pire façon le regard posé sur elles, comme s'il avait été un outrage fait à leur beauté intérieure. Grégoire Ferré n'avait-il jamais croisé de ces menines sans noblesse qui se multiplaient pourtant au printemps dans les parcs parisiens. Il est vrai qu'il venait de Saint-Quentin. N'empêche, il aurait dû savoir que les esprits simples ont parfois plus de ressources que l'âme la plus habile. De fait, sa carrière était descendue en flèche par de vulgaires commerçants, des charcutiers quelconques, dont on pouvait supputer l'intelligence médiocre. Il ne le disait pas ainsi mais l'aigreur de sa litanie roulait de sa vanité bafouée.

Il parlait, il parlait. De lui, de son manque d'à propos, de sa faiblesse devant l'évidence. Il enchaîna ainsi les formules creuses et moi je laissai dire jusqu'à ce qu'il fût plus sec que mon Martini. Il y eut alors un long temps de silence entre nous, et le seul babil de la terrasse, cosmopolite et épuisé par la chaleur, nous permit de fumer chacun notre cigarette comme un délassement. Et c'est lui qui rompit le charme.

-Je peux vous poser une question ? Enfin, plusieurs questions. Mais qui n'ont pas de rapport entre elles, d'ailleurs.

-Dites toujours.

-L'autre jour, sur le premier rapport, Bernadette Jahier, j'ai vu vos initiales, les initiales de votre prénom, et je me suis demandé si c'était Marc-Antoine ?

-Et de savoir qui est ma Cléopâtre ? Pourquoi pas, au fond ? Mais vous n'y êtes pas. Je m'appelle Marc-Amélien Thorey-Galliéni. N'y voyez aucune aspiration dramatique à la noblesse et à l'originalité. C'est une bizarrerie dont on s'accommode très bien et qui n'a aucune importance.

Je n'allais pas lui raconter ce que ma grand-mère paternelle, qui détestait sa bru, m'avait dit un jour de colère. Il n'y avait rien à tirer d'un enfant héritant du caractère pénible de sa mère, qui n'avait pas voulu transiger ni sur son nom de jeune fille, ni sur la folie d'un prénom qu'on ne trouvait nulle part, rien à tirer d'un petit-fils dont le père avait pour chaque occasion coupé la poire en deux. A l'un et à l'autre, ni à l'un ni l'autre. A personne. N'être à personne.

-La suivante ? La question suivante.

-Pourquoi vous avez choisi d'être légiste ?

-Il en faut bien, non ?

-Certes, mais ce n'est pas banal.

-Tout ce qui touche à la mort n'est pas banal, et les légistes, pas plus, pas moins que d'autres, que le thanathopraticien, l'embaumeur, le pompier qui récupère les morceaux d'un crash aérien...

-Vous ne voulez pas répondre ?

-Pas plus que l'infirmier en soins palliatifs, que le chirurgien qui récupère un organe pour une transplantation... Vous n'arrivez pas à mettre des mots sur des gens comme moi, sur leurs motivations. Alors vous attendez du spectaculaire, une origine mystérieuse, un délice malsain. Or, pour moi, vous ne trouverez rien de tel, rien d'autre qu'un banal choix de carrière, le déroulement lisse des études. Mais je peux, si vous en avez envie, vous montrer que les raisons les simples dérangent aussi. Voilà, j'ai un confrère, remarquable esprit, grande intelligence, plein d'humour, qui est venu à la médecine légale par la passion des dates et de la datation. Sa première vocation le faisait vivre au milieu des coléoptères de toutes sortes. Puis en découvrant, par je ne sais quel hasard, que les insectes, les larves et autres bestioles répugnantes étaient un moyen pratique d'évaluer le moment même de la mort, la transformation d'un cadavre dans le temps, les conditions de sa dégradation, il est venu vers la médecine. J'ai lu il y a moins d'un mois un article passionnant de lui sur le développement des arthropodes dans le cas d'un corps enroulé dans des sacs plastiques. Ne faites pas de grimaces, c'est une question d'habitude. Voyez-vous, le plus troublant chez lui, sans doute, c'est que vous pouvez lui donner n'importe quel événement, il vous en donne l'année, le mois, le jour. Il y a aussi mon confrère Callé...

-Non, merci. C'était absurde.

-Pas d'autre question.

Il avait soudain un regard défensif.

-Il y en a bien une troisième...

Trois questions, trois morts. Une symbolique de pacotille.

Mais il garda le silence, haussa les épaules et tout fut fini.

Le lendemain nous avions rendez-vous avec Jean-Claude Jahier.

Grégoire Ferré fut ponctuel. Il arriva avec ses petites fiches et me raconta que le charcutier, charpenté comme un pilier de la vieille époque, 1,75 pour 99 kilos, était né le 26 avril 1961 à Laval, chef-lieu palindrome de la Mayenne. Dans la foulée, Grégoire me précisa que la famille de Bernadette était enfin montée pour obtenir le transfert du corps vers Sarreguemines. Paris avait été un point médian, un point de non-retour aussi.

Grégoire Ferré était venu avec un peu plus d'informations que les deux premières fois. L'enquête, quoique désastreuse dans ses résultats, avait malgré tout débroussaillé la vie de la victime, puisqu'il avait un temps été un criminel en puissance. Il fallait en savoir plus. Sans doute sous l'effet d'une certain désarroi, d'un donnant-donnant ridicule, chacun dépiautant son homme à sa manière, il avait apporté avec lui son lot de révélations. J'appris donc que Jean-Claude Jahier n'était resté que quelques mois à Laval et que ses parents, aujourd'hui décédés, avaient migré dans la région angevine. Ils avaient un petit commerce de produits frais. Il n'avait pas le goût de l'école et on lui avait trouvé une place en formation dans la boucherie. Il avait d'abord été employé dans la région de Saumur et grâce à un héritage, semblait-il, il avait eu la folie de l'aventure parisienne. Il avait travaillé dans deux ou trois belles enseignes. Cela avait dû le transformer parce qu'en achetant sa boutique il était devenu une référence, jusqu'à la récompense du M.O.F..

-C'est tout ?

-Sinon, aucun signe particulier. Il bossait beaucoup.

-De la fortune ?

-L'appartement où est morte la gamine. Une villa sur la côte normande, à Varengeville-sur-mer.

-Pas mal.

-Vous connaissez ?

-Un décor assez agréable et un cimetière remarquable. Tombes de Georges Braque et d'Albert Roussel. A faire en morte saison, et par temps gris. Une atmosphère. Mais je ne suis pas un spécialiste. Je suis très peu tombeaux et catafalques. Il y en a qui font des guides...

-C'est vrai ?

-Vous pourrez chercher. Celui de Beyern ou de Le Clère. Mais ce n'est pas très important. Pour lui, alors, rien à se mettre sous la dent ?

-Pas de double vie, pas de passion un peu douteuse. Il y a juste des rumeurs sur certaines visites.

-Des visites ?

-Des couples. Une vieille de la cour intérieure a dit que parfois à six ou huit, il s'en serait passé de belles.

-Et vous n'y croyez pas ?

-Il n'a pas la tête, je trouve.

-Trop rond, trop mœlleux ? Il pouvait se contenter de regarder. Elle était plus appétissante.

Avec son crâne rasé, il me faisait penser à Daniel Boulanger, le flic d'A bout de souffle, mais avec une touche de Belge. Il devait aimer la bière. Il aurait très bien pu passer comme buraliste ou commis aux hypothèques. Pas au-delà. Pas une tête à responsabilité intellectuelle. Il avait passé son existence à désosser, couper, tailler, trancher, émincer, séparer le gras du maigre, et maintenant c'était lui que j'allais ouvrir dans le sens de la longueur, et peser, jusqu'à la dernière once de chair.

Grégoire Ferré le contemplait, comme si de lui il n'avait pas eu peur, du moins pas autant que des deux premiers. Etait-ce l'habitude, le métier qui entrait dans le corps, ou serait-il plus facile de tuer un homme qu'une femme, son père que sa mère, son père que sa sœur...

-Vous avez une sœur, Grégoire ?

-Non, pourquoi ?

-Pour rien, je me demandais si vous étiez fils unique...

C'était biblique, au fond, l'histoire de Jean-Claude Jahier, puni par là où il avait péché en quelque sorte, par l'exercice de sa violence quotidienne : la chair, le sang, la chambre froide. Encore lui avait-on épargné la barbarie de se retrouver accroché à une esse plantée sous la gorge.

Je pris moins de temps à tailler ses vêtements en pièces. Il n'y avait rien d'érotique en lui. Je ne suis pas sensible à la sensualité des bedonnants, et je ne pouvais guère imaginer des dessous surprenants. Il avait un maillot de corps blanc, tout ce qu'il y avait de banal, H et M, et un boxer noir, un Dim. Son sexe était on ne peut plus normal. Quand il fut nu, affublé de ses seules chaussettes, je me retournai vers Grégoire Ferré qui avait pris sa place des fois précédentes. Il ne s'intéressait guère à ce que je faisais, je le sentais bien. Son regard traînait vers tous les coins de la pièce. Il refaisait l'histoire. Il imaginait le monde recomposé à partir d'un geste réflexe, presque un lapsus, comme s'il avait pensé à autre chose : une porte de chambre froide qu'on ouvre, à quelques mètres d'un cadavre sanglant, et soudain : un autre cadavre. L'affaire se compliquait mais c'était comme dans les tragédies : unité de lieu, unité d'action, unité de temps. La douleur des morts lui importait peu ; il sentait surtout son avenir autrement : il aurait gardé la main. Il aurait suffi d'ouvrir une porte, une seule (mais la femme de Barbe-Bleue...). Il s'abîmait dans une étrange malignité et je ne pus m'empêcher de sourire. Et ce sourire, je l'eus encore en me retournant vers Jean-Claude Jahier dont je touchais le sexe froid, en essayant d'imaginer, puisque chacun fuyait dans ses rêveries, ce que pouvait être son érotisme, avec une femme aussi apprêtée. Voyeur, avais-je suggéré... possible. Sadique... peut-être, quoique Bernadette soit vierge de la moindre trace équivoque. Maso... non plus. Il était poilu comme un ours et sa peau aurait marqué longuement. Bisexuel... improbable, après examen rectal (ou alors si rarement qu'il fallait considérer cette pratique comme non-significative)

-Grégoire, approchez-vous. Je vous rassure je n'ai pas encore commencé. Je voudrais juste vous montrer une chose.

Je le sentais désemparé.

-Quand j'étais étudiant en médecine, en train de me spécialiser dans ce domaine, j'avais un excellent professeur, le professeur Gavanon, qui était connu pour agrémenter ses cours de considérations que certains auraient jugées détestables. Il disait par exemple qu'autopsier un suicidé lui rappelait cette phrase de La Bruyère : «Tout est dit et on arrive trop tard.» Vous comprenez ? Dans ce cas-là, pas de surprise, pas de suspense, surtout avec les adolescents ou les petits vieux. Il y a tellement peu d'enjeu dans leur vie que toute surprise est exclue. Moins peut-être pour les vieux, parce qu'il peut y avoir une histoire d'héritage, et certains empoisonnements sont suspects. On ouvre une enquête, vous connaissez la suite. Je suis sûr que pour ce qui nous occupe, vous êtes dans le même état d'esprit, et vous avez tort. Je vous voyais vous morfondre depuis cinq minutes. Alors, c'est vrai que vous n'avez plus la direction de l'affaire... Il n'empêche. Récapitulons : une femme trucidée, le mari frappé et congelé... Le crime crapuleux ne fait guère de doute. Sauf que, et je m'étais déjà fait la réflexion là-bas, à la boutique, il y a un problème. Regardez l'entaille nette au-dessus de l'oreille. Le coup a été violent, assez précis, frappé plutôt en plongeant, ce qui, déjà, supposerait que le corps était en-dessous de l'agresseur. Admettons que Jean-Claude Jahier ait été déséquilibré, il se retrouve au sol, etc., etc., etc. Mais, surtout, vous aurez remarqué que la blessure...

-N'est pas sanguinolente...

-Que les vêtements ne sont pas maculés de sang, que le corps lui-même... Et pourtant, on a l'habitude de dire que la tête, ça saigne. Et pourquoi pas de saignements ? Parce que pas de flux sanguin, plus de batttement cardiaque, simplement un corps inerte.

-Il était déjà mort !

-La suite le confirmera, je n'ai aucun doute là-dessus. Il y aurait bien l'hypothèse de la crise cardiaque pendant l'agression. Soit. Pourquoi, alors, dissimuler le corps, pourquoi ce coup inutile ? Je ne serais pas étonné de trouver des substances singulières dans les veines de ce pauvre homme. Avec le sang surgissent toujours quantité de désagréments. C'est du Michaux. Un certain Plume. Vous ne connaissez pas ? D'une grande drôlerie. Des morts qu'il faut discrètement éjecter d'un train, un monde où les têtes s'arrachent. Vous pouvez en tout cas retourner à votre place et méditer : je viens de vous donner du grain à moudre.

Il ne sembla pas apprécier mon humour macabre.

-Je vais sortir, comme l'autre jour. Vous m'appelez à la fin et on en reparle.

Il avait l'air désorienté.

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