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Les Corps plastiques (IV, suite)

 

L'appartement était plongé dans une pénombre nuancée par l'éclat de petites bougies et l'on pensait évidemment à une cellule conventuelle ou à un lieu de recueillement. Toutes les choses que je savais y être semblaient s'être repliées, comme fondues dans les murs. Elle m'invita à m'installer pendant qu'elle irait préparer le thé. Ainsi me laissa-t-elle seul.

Je m'étais assis sur les nattes, à même le sol, la nuque appuyée sur le canapé, le regard perdu. Elle revint avec un plateau qu'elle posa entre nous.

-C'est du thé vert, du vrai. Je l'achète tout près d'ici, dans une boutique spécialisée. Vous pouvez retirer votre veste et vous mettre à l'aise.

L'étrange luminosité du lieu noircissait sa chevelure tandis que son teint et le grain de sa peau tiraient étrangement vers la porcelaine. Elle avait fait un chignon et vêtue comme elle l'était, je me dis qu'elle était plus japonaise que jamais. En se penchant pour remplir ma tasse et en tendant son bras pour me la donner, j'aperçus la blancheur vive de sa poitrine et je compris qu'elle était nue sous son yukata gris et rose.

Elle ne disait rien en me fixant et après chaque gorgée qu'elle buvait je retrouvais sur ses lèvres l'esquisse gracile d'un sourire. Je me taisais aussi et par la fenêtre ouverte entraient comme inséparables les bouffées d'air chaud et le concert, plus ou moins lointain, des sirènes.

-Vous entendez ?

-Des gens meurent.

-Et cela ne vous trouble pas, qu'il y en ait autant, d'un coup, parce que le soleil nous écrase et que... Quelqu'un est mort dans l'immeuble.

-Le vieux monsieur du troisième. Je crois qu'il ne reste plus que nous. Au deuxième, ils sont partis la semaine dernière.

-Vous avez l'air de marbre.

-Sur les morts ? Je sais. Je n'y peux rien, ni vous non plus. Sauf que peut-être, pour vous, en tant que commissaire, c'est plus de travail.

-Ni plus, ni moins, et puis...

-Et puis ?

-Rien. Votre amour du Japon ?

-Vous avez pensé à moi aujourd'hui ?

-Je... enfin... oui... je voulais vous offrir des fleurs pour vous remercier.

-Mais vous n'avez pas de fleurs, et d'ailleurs il était si tard que les fleuristes étaient tous fermés. De toute façon, avec cette chaleur, les fleurs meurent très vite, elles se rabougrissent. Vous avez eu raison de ne pas m'en ramener, des fleurs coupées je veux dire, parce que je préfère les plantes. Les plantes vivaces et miniatures, les bonzaïs. Ils ne demandent pas une grande attention, juste qu'on les regarde et qu'on leur parle, alors que les fleurs coupées sont déjà mortes et l'eau des vases que l'on vide est une des pires choses que je connaisse.

-Vous ne m'avez pas répondu sur votre amour du Japon.

-Ni vous, ce matin, quand vous m'avez dit que vous connaissiez les cérémonies du thé. Nous sommes quittes.

Elle s'était levée pour aller chercher dans une sorte de grand coffret laqué, j'en admirai plus tard les motifs volatiles et floraux, doré sur noir, des sakazuki et elle me demanda si j'aimais le saké et de quelle manière je le buvais, froid, tiède ou chaud. Je me souvenais seulement en avoir bu tiède. Alors, elle s'éclipsa dans la cuisine pour un temps. J'avais l'impression d'avoir absorbé toute la chaleur du dehors et de me mettre à la fenêtre n'y changea rien. L'alcool bu en terrasse avait fini par gagner sur moi et j'aurais dû lui dire que le saké était de trop. Mais je voulais voir jusqu'où elle pouvait aller.

-Le saké bu tiède est appelé hitohada ce qui signifie...

-Peau humaine, je sais.

Elle me regarda dans un grand étonnement.

-Avez-vous déjà essayé de vérifier si c'était vrai ?

-En posant par exemple mes lèvres mouillées d'alcool sur un... épiderme... amical...

-Par exemple.

-Je ne me souviens pas.

Je pris une gorgée et appuyait ma nuque sur le canapé.

Je l'entendis se lever ; ce fut le glissement d'un tissu ; mes yeux mi-clos virent passer son visage, furtivement, ses épaules, ses seins, pendant que ses mains saisissaient le dossier du canapé, son nombril, et bientôt je sentis de part et d'autre de ma tête la fermeté de ses cuisses. Je bus une gorgée dernière et avant même d'avoir posé ma tasse elle abaissa ses reins et le feu de son sexe rejoignit la brûlure tendre de l'alcool que j'avais gardé en bouche. Cet instant me sembla si ardent pour elle que je posais mes mains sur ses fesses pour qu'elle ne m'échappe pas. Elle jouit vite et fort, me demanda de continuer, de recommencer, recommencer. A la fin, je me dégageai, bus un peu de thé pour me désaltérer. Il était âpre.

-Votre langue encore, murmura-t-elle le visage noyé de chevelure, sans avoir changé de position.

Je versai le reste du saké qui, lui aussi, avait refroidi ; j'en humectai mes lèvres avant d'embrasser langoureusement son cul. Je découvris alors qu'elle s'était fait tatouer des idéogrammes japonais, sur la ligne vertébrale. Elle jouit à nouveau, clitoridienne et anale, et toujours me voussoyant, alors qu'elle glissait sur le côté de fatigue, elle me demanda de la laisser respirer, ce que je fis. Ainsi étions-nous désormais à deux mètres l'un de l'autre, elle nue et humide, moi encore vêtu et en sueur. J'avais envie de boire la terre entière. Plus de thé ni de saké. Les bougies avaient fini par s'éteindre et son corps semblait absorbé par l'obscurité.

Elle se leva bientôt du canapé pour entrer dans sa chambre et avant de fermer la porte elle chuchota mais je ne comprenais rien.

-Je disais que vous pouviez dormir ici.

Perdu pour perdu, je décidai d'être les bras en croix sur les nattes, à attendre une hypothétique fraîcheur du matin.

L'inconfort de mon sommeil m'ouvrit l'œil à peine six heures passé. Je laissai un mot sur le plateau pour expliquer ma fuite et montai chez moi pour prendre une douche, me changer et perdre ainsi les odeurs mêlées et fortes de mademoiselle Marianna Zianni.

Le ciel était immensément bleu ; le café me fit le plus grand bien ; la radio, malgré toutes les précautions d'usage, laissait entendre que nous atteignions la pire des situations jamais vécues depuis que les canicules faisaient partie du décor, ce que me confirma Moizan quand j'arrivai au bureau. Le long des quais, j'avais croisé trois ambulances qui filaient hurlantes et la rubrique nécrologique des deux quotidiens que j'avais achetés était à chaque fois impressionnante.

Dans l'affaire Jahier, me dit-il aussi, rien de neuf. Personne n'avait réduit, comme on le dit d'une fracture, l'invraisemblable disparition, qui était plutôt une réapparition posthume, du boucher-charcutier de la rue Vivienne.

Je n'avais rien à faire, sinon quelques tâches administratives. Je pouvais me distraire à trouver une solution. Il voulait mourir, il voulait lui garantir une assurance. Déjà pensé. Il avait un amant. Déjà pensé. Elle avait un amant. Déjà pensé. Il a été empoisonné. Impossible m'avait dit, si je me souvenais bien, Thorey-Galliéni. Je l'appelai pour savoir quand je le reverrais mais je tombai sur son répondeur. Le jour passa, la nuit vint. Je retrouvai Marianna.

Je n'eus de nouvelles que le lendemain midi. Il venait d'administrer la question posthume (il riait de son mot) à un jeune délinquant de la Santé (belle ironie, ajouta-t-il) où la promiscuité et l'écrasante chaleur avaient rendu certains irascibles. Il en avait résulté une bataille pendant la promenade, sans doute pour un prétexte quelconque, et il était mort.

-Il était grand, il était beau, le scalpel glissant sur la peau...

-Arrêtez !

-Je sais, je sais, vous avez été dessaisi et vous perdez du coup l'habitude des autopsies, mon cher, c'est un grand dommage.

-J'ai besoin de vous voir. J'ai des choses à vous raconter.

-À l'angle du boulevard Richard-Lenoir et de la rue Oberkampf, il y a un café, Vers le soir, son nom c'est Vers le soir. À cinq heures.

Il fut très exact. Il commanda un Martini blanc, j'avais déjà fini un Gin Tonic, j'en commandai un deuxième. Il alluma sa Dunhill, attendit que le garçon nous ait servis pour faire un geste d'invite. Il était tout à moi.

J'étais tombé sur une folle. La voisine italienne, ou apparentée, était une démone qui m'avait attendu le lendemain où elle m'avait recueilli. Passe encore, bien que ce ne fût pas pour enfiler des perles.

-Evidemment, mais puis-je croire que la question sexuelle vous ait effrayé ? Surpris ?

Non, c'était autre chose. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas que nos relations soient simples. Elle ne voulait pas que j'entre en elle. Et dans le temps même où je prononçais cette phrase, parce que je n'avais employé aucun verbe cru, je sentis combien, au fond de moi, cette bizarrerie dont je n'avais su quoi faire jusqu'alors, dont j'avais tout l'après-midi cherché à identifier le trouble qu'elle provoquait en moi, cette bizarrerie, en disant seulement les mots : elle ne voulait pas que j'entre en elle, me remplissait de délices et que je n'avais plus à en dévoiler l'authentique singularité. Thorey-Galliéni comprit que par cette phrase-là je clôturais ma confession, que celle-ci n'irait pas plus loin. J'allais mentir par omission.

-C'est en effet bien singulier, singulier ou dérangeant, d'ailleurs, dites-moi ? que d'avoir une amante qui se refuse, ou du moins dont les tendances sont, je suppose, clitoridiennes et non vaginales. Je comprends que cela vous dépite. Freud, ce cher Freud, disait que l'absence de plaisir vaginal était signe d'immaturité, et certains continuent de le penser. Vous en faites peut-être partie, pour me dire d'emblée qu'elle est folle. Mais je crois que vous employez le mot par excès de langage.

Il me signifiait là qu'il n'était pas dupe.

-Il avait une formule, le Viennois, qui m'a toujours plu, même si je la détourne complètement et que je lui tords le cou : l'anatomie, c'est le destin. Quand on est légiste, il y a quelque chose de jubilatoire à lire cela, et peu importe son sens. Et vous savez aussi que toute citation pourrait être considérée comme un membre ou un organe trouvé dans un terrain vague et chacun glose sur son origine ou son utilité.

-C'est une comparaison peu ragoûtante.

-Une simple digression pour vous faire oublier vos déboires sentimentaux. Mais pour revenir sur le vagin et le clitoris, et pour être franc avec vous, Grégoire, est-il essentiel qu'elle soit l'une ou l'autre, et pourquoi pas anale ? L'une ou l'autre ou la troisième solution, qu'importe. Et je ne parle pas particulièrement pour elle, je ne la connais pas, je parle des femmes en général. Faut-il y penser de cette façon ? D'ailleurs, après ce que vous venez de me dire, je n'aurais vraiment pas envie de la rencontrer. Vous imaginez que votre histoire dure, que notre... amitié s'affermisse... Vous m'imaginez la voir, et que je puisse me dire, dans le silence de mon cœur : la voici enfin, la clitoridienne. Avouez que ce serait difficile. Mais c'est peut-être pour cette raison que vous m'en parlez ainsi, pour que je ne la voie pas, que je ne la rencontre jamais.

Je souris.

-Ainsi pourrai-je désormais décréter que nos rencontres seront d'exclusifs tête-à-tête, et pour être franc, je ne trouve pas cela plus mal. Il ne faut pas tout mélanger dans la vie et je trouve plutôt raisonnable de cloisonner son existence, de ne pas être tout un, si vous voyez ce que je veux dire. Mais, en même temps, si vous croyez à cela, c'est en ce sens que vous me semblez bien naïf, ou très confiant, c'est selon, parce que le monde est petit, la terre est ronde, nul coin où se retrancher avec certitude, les routes débouchent sur des carrefours et nos trajectoires doivent moins à Euclide qu'à Riemann ou Lobatchevski. Dans ce bas monde, les parallèles finissent par se croiser. Il faut être très fort pour que jamais rien ne vienne tout bouleverser, que nul grain de sable n'enraie la machine.

-Il y a pourtant bien des crimes dont le coupable reste inconnu, ou des situations dans lesquelles la raison et l'ordre nous font défaut.

-Soit, mais ce ne sont pas des être comme les autres, les criminels.

-Par exemple, dans l'affaire Jahier qui me vaut tant de malheurs.

-Certes.

-Rien de neuf à ce sujet ?

-On poursuit les investigations. Une autre batterie d'analyses a été demandée sur le corps du père. Il faudra peut-être en explorer le moindre centimètre carré pour trouver la réponse que nous cherchons. En attendant, votre successeur n'a pas encore fait de miracle. On a trois cadavres et le dernier de la famille va mal. Il paraît qu'il est suivi par un psychologue. Il finira bien par se suicider.

-Cela se comprendrait.

-Cela s'explique. Après... Les malheurs, les très grands malheurs, tout cela est relatif. En ce moment, de toute manière, il y en a peu de familles qui n'aient pas une disparition à gérer.

Il ne croyait pas si bien dire puisque le temps qu'il aille acheter des cigarettes je recevais un coup de téléphone de ma mère. Mon grand-père était décédé en fin de matinée. Elle était effondrée tant ce malheur était soudain, frappant en plein été, alors qu'ils étaient sur la route des vacances, presqu'arrivés dans leur maison en Savoie, et déjà sur le chemin du retour. Elle avait eu un pressentiment, avait hésité à partir, tellement la Thiérache était bouillante. Je comprenais difficilement ce qu'elle disait tant le chagrin roulait ses mots jusqu'à les décomposer. Elle ne pouvait pas s'arrêter. Thorey-Galliéni avait compris la gravité de la situation sans en saisir la teneur, puisque je ne parlais pas : j'écoutais. Mais quand je dis :

-Maman, je pars tout de suite.

il fit un geste large de la main pour signifier qu'il pouvait me laisser seul. Je répondis d'un signe de tête de n'en rien faire.

Je m'en tins au minimum. Il évita les phrases toutes faites, les gestes de fausse compassion, se contentant de me dire que si je voulais appeler, ce soir, demain, à mon retour, il aurait toujours du temps à me consacrer.

 

 

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