V
Mon grand-père était mort. Il fallait s'occuper des papiers et de la cérémonie, des condoléances et des visites.
J'avais juste eu le temps de repasser chez moi prendre des affaires, de glisser sous la porte un mot à Marianna pour lui dire que je reviendrais dès que possible, de prendre un train et de finir de nuit à Saint-Quentin, dans la maison familiale
J'étais arrivé le premier, avant mes parents. Ils avaient été retardés par un incident mécanique, un cardan ou je ne sais trop quoi. Ils n'arrivèrent qu'au milieu de la nuit. J'affrontai seul et dans l'obscurité ma tante et une cousine de ma mère qui étaient venues m'accueillir, leur lamento à l'accent paysan, leurs allusions d'apothicaire.
Mais j'étais loin de tout cela, de la sordide parcimonie de cet endroit où je n'avais pas remis les pieds depuis des années puisque mes parents avaient convenu que ma vie était parisienne, qu'ils venaient de temps à autre y faire un saut pour un après-midi ensemble, parfois un déjeuner. Je pensai même que seul le hasard croisé de mes déboires professionnels et des larmes maternelles (avais-je un jour vu de l'émotion sur le visage de ma mère ? Etais-je venu jusqu'ici pour vérifier cette invraisemblance : ma mère défaite par le chagrin ?) m'avait, d'une certaine manière, poussé au plus impossible des sacrifices : perdre mon temps pour un homme lui-même doux comme un roncier, me taire devant des idiots qui resteraient toute leur vie des crève-d'envie, renoncer pour quelques jours, quelques heures à l'obsédant appel de Marianna.
-Tu es fou, me dis-je, complètement dingue, fou à lier.
Mais j'étais dans le train, dont la climatisation avait elle aussi rendu l'âme, et le compartiment, malgré le soleil disparu, gardait le ferment d'une journée de cuisson.
Tu es fou, me dis-je, d'avoir abandonné Marianna. Les seins de Marianna, la bouche de Marianna, le ventre de Marianna, le cul de Marianna, la chatte de Marianna, les cuisses de Marianna, Marianna et son armada de détours pour arriver jusqu'à elle, jusqu'à ce qu'elle pourrait être, si un jour tu pouvais le savoir, mais c'était là pure présomption.
Mes voisins, deux hommes et une jeune femme, rousse, avec une vague ressemblance à Isabelle Huppert, par leur seule présence, rendaient le voyage encore plus insupportable, l'erreur plus inhumaine encore, plus fatale et je me punis du mieux que je pouvais en m'interdisant tout détour par les toilettes pour me branler. Les deux hommes descendirent à Creil et personne ne vint nous rejoindre. La rousse, plus jolie qu'à prime abord, prit ses aises, se mit à sourire derrière le roman qu'elle faisait semblant de lire et son élégance me fit parier qu'elle descendrait à Compiègne et qu'à cette heure-là on l'y attendrait, ce qui ne manqua d'arriver. Un gars un peu dans mon genre l'embrassa furtivement sur le quai. Je me dis que Thorey-Galliéni aurait conclu qu'il fallait regretter la brièveté du trajet.
La maison froide de mon enfance avait les volets tirés puisqu'ils étaient partis. Je ne dormis pas dans mon ancienne chambre mais sur le canapé du salon, allumant cette seule pièce, ne mettant les pieds dans aucune autre. Je fouillais dans la partie basse du grand meuble, l'arrière-boutique de la vidéothèque familiale, dans l'espérance d'y trouver un porno mais jusque dans leur sagesse morale ils me surprirent. Ils n'avaient pas non plus d'abonnement à des chaînes qui auraient pu m'intéresser.
La grande vasque de l'halogène projetait un disque de lumière fade sur le plafond
-C'est une retraite, me dis-je, un havre de paix où tu peux toujours rêver à ce qui t'attend quand tu retourneras auprès d'elle, qui sera comme hier soir aux aguets et entrouvrira sa porte sans même que tu aies le besoin de frapper.
Je repensais à ma dernière nuit, la deuxième, avec Marianna.
La nuit était étonnamment claire. Elle avait encore une fois allumé ses bougies.
Je lui demandai si je pouvais prendre une douche. La chaleur m'avait plus que jamais liquifié. Je réapparus nu dans la grande pièce pendant qu'elle posait sur la tablette le thé, le saké. Il y avait aussi à manger, très peu. Elle s'assit face à moi, faisant le service en silence. Les bougies, dont je compris qu'elle les choisissait de différentes hauteurs, s'éteignirent une à une et lorsqu'il n'y eut plus que les rectangles bleutés des fenêtres ouvertes pour accrocher sa silhouette à mon regard, je la vis déplacer la tablette de côté, se lever, laisser glisser son vêtement puis s'agenouiller devant moi, poser ses mains sur mes cuisses et avaler mon sexe, puis aller et venir, aller et venir, aller et venir. Même après, elle le conserva dans sa bouche, doucement. Je me redressai pour caresser la base de son cou, le haut de son dos et je vis que le tatouage vertébral que j'avais vu naître de ses fesses montait jusqu'à l'ultime cervicale, avec des idéogrammes japonais que la pénombre m'empêchait de déchiffrer.
Je lui demandai si elle aussi voulait du plaisir. Elle ne répondit pas mais se relevant en même temps qu'elle me repoussait contre le dossier du canapé elle vint coller son sexe à ma bouche et je n'eus pas trop à attendre. Puis elle disparut dans la salle de bain, la douche coula et son corps nu vint reprendre la place qu'elle avait occupée pendant le repas.
-Marianna, puis-je te poser une question ?
Elle restait silencieuse.
-Je ne peux pas ? Tu ne veux rien dire ? Tu as décidé d'être muette, ce soir ?
Silencieuse toujours.
-Je voudrais savoir ce que tu t'es fait tatouer. Ces inscriptions...
Silencieuse, je la vis remplacer les bougies consumées, s'entourer d'elles et me tourner le dos.
Je m'approchai. Il s'agissait de deux textes, me semblait-il, séparer par une double barre d'encre rouge. Le premier, de son cou au milieu du dos, me décontenança. Avais-je perdu à ce point cette langue étrangère ? Je saisissais des signes comme des éclats brisés et, comme s'il avait fallu que j'en vérifie la réalité, je passai dessus le bout de mes doigts.
-Je ne comprends pas.
Et je sentis son corps frémir.
Et le mien aussi frémit, parce que soudain je revoyais Kawara, que j'avais perdue un jour, en allant la rejoindre jusque là-bas, chez elle. Kawara qui me disait : ton accent est très beau. Très beau, comme elle le disait de mon visage, parce que dans les étranges flottements de la langue qu'elle portait en elle, il y avait comme un souvenir médiéval des êtres dont l'essence était semblable à l'apparence.
Nul ne m'a aimé comme Kawara. Nul ne m'a autant désiré. Nul ne le peut.
Le trouble était de revivre huit ans plus tard cette même appréhension d'un corps autre, non plus celui d'une asiatique à la peau très blanche, dans la lumière diurne d'une chambre impersonnelle mais celui plus mat d'une Italienne qui s'était retranchée de Paris pour un écrin japonais qui tenait de la maison de poupée.
Et, me dis-je alors que mes doigts continuaient d'effleurer les signes sur sa peau, maintenant que la chrysalide a commencé sa métamorphose, je l'aiderai à aller jusqu'au bout de son rêve. Je lui apprendrai cette langue qu'elle portait sur elle (comme une illumination, je pensai : l'impeausition de la langue, et je souris cruellement en baisant son échine, me remémorant ce que j'avais appris de l'art du tatouage), et un jour elle la parlera avec le même accent que moi, le même accent inversé que Kawara parlant français, à qui je murmurais : ton accent est très beau aussi, et je lui dirai, en empoignant sa nuque, ma main sur l'inscription que j'étais en train de caresser : ton accent japonais est très beau.
-Je te dirai tout demain, avait murmuré Marianna.
Mais il y avait eu le contre-temps familial, au milieu de nulle part, dans une atmosphère de mouches et de moustiques. Baffrey-lez-Saint-Quentin, ses étangs et son industrie ovicole, d'où les mouches et les moustiques.
Je pensai encore à elle alors que ma mère baissait la tête de tristesse ; le cercueil entrait dans le four ; nous étions peu ; les vieux qui connaissaient mon grand-père s'étaient abstenus, malgré l'heure matinale parce qu'il faisait si chaud que tout le monde (leur famille sans doute) leur avait conseillé de se préserver.
Je pouvais revenir sur le corps de Kawara et sur celui de Marianna infiniment.
La cérémonie et ses préparatifs avaient été réduits à peu. On officiait avec célérité. Mort la veille, crémation le lendemain. L'aïeul avait pris toutes ses précautions, de peur, qui sait ?, qu'on le jette dans une fosse commune, qu'on file son corps à la science ou, plus vraisemblablement, selon mon père, parce qu'il ne voulait pas que sa fille, dans un ultime élan d'amour coupable, n'en vienne à un enterrement religieux, pour parer à toute misère postmortem.
Ma mère reviendrait plus tard récupérer l'urne parce qu'il était hors de question (du moins pour moi) que nous attendions dans une salle que l'opération aille à son terme.
La seule question qui avait encore un sens était de savoir si je pouvais décemment m'esquiver dès le milieu de l'après-midi ou s'il fallait que je reste la journée et abandonne tout espoir de retrouver le soir même Marianna qui me révélerait le secret promis. Je n'avais pour l'heure que des fragments de l'énigme. L'une des phrases parlait de fesses et de traces ; l'autre de lune et de blanc, de chrysanthèmes aussi, ce qui rendait mon désir de retour encore plus excitant puisque cette fleur, dont la forme à seize pétales est le sceau impérial du Japon, m'avait, comme une prémonition, accompagné jusqu'à Saint-Quentin, que j'imaginais en voir, ainsi qu'à la Toussaint, et que ce ne fut pas le cas.
Je ne voulais surtout pas assister à l'entrée ridicule des cendres du disparu, qu'il finisse sur le manteau de la cheminée, comme un trophée. Ma mère n'avait rien dit sur ses intentions.
Je reçus un appel de Thorey-Galliéni qui m'informait qu'un nouveau rebondissement venait d'avoir lieu dans l'affaire Jahier. Je n'avais pas besoin de jouer l'urgence. C'en était une. Mes parents ne sachant rien de ma disgrâce, je leur appris que des impératifs professionnels m'obligeaient à les laisser à leur peine. Personne ne fut dupe, sinon de mes excuses, du moins de la modération de mon affliction.
Il n'y avait pas de partance immédiate. Je restai dans un bar près de la gare. La mort de mon grand-père était une parenthèse irréelle, un contre-temps. J'avais plus d'une heure pour siroter et le trajet me sembla impitoyable. Quasiment personne, pas même un contrôleur, une sorte de train fantôme dans la clarté solaire.