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Les Corps plastique (V, suite)

 

Je rejoignis Marc-Amélien à une terrasse tout près de l'hôpital Saint-Lazare. Il ne pouvait rester très longtemps. Il avait à faire, sans plus de précision. Mais il voulait être le premier à m'annoncer la nouvelle.

-Le fils Jahier a tiré sur un gars qu'on venait d'arrêter dans l'affaire de la rue Vivienne. Visiblement des bruits couraient sur l'entourage. Je n'en sais pas plus. On l'a laissé sans contrôle. Il s'est armé. Comment ? Aucune idée et ce ne sont pas mes compétences. Quand vos llègues sont venus chercher le suspect, le fils Jahier guettait. Ils sont sortis dans la rue pour l'emmener. Il a surgi, il a tiré. Il paraît que c'était sauve qui peut dans les environs. Il a continué à tirer et un flic a fini par l'avoir. Et pour l'avoir, il l'a eu sèchement puisque demain après-midi, entre deux vieux au décès suspect...

-L'hécatombe continue.

-Celle des Jahier ou celle de la canicule ?

-La canicule.

-De plus bel, de plus bel. Le temps joue contre eux. J'ai donc demain deux vieilles carcasses et, comme un repos à la répétition, je continuerai à examiner la famille Jahier, et là, il faut bien le dire, ce sera, en quelque sorte, une ultime visite. Le combat cessera faute de combattant.

-Vous ne retrouverez pas de si tôt une situation aussi singulière.

-Non, je ne crois pas. En apprenant la nouvelle, j'ai pensé que c'était, d'une certaine manière, comme d'avoir rendez-vous avec le dernier tome d'une saga, lorsque vous savez que, quoi qu'il se passe désormais, puisque la fin a été annoncée, vous devrez vous résoudre à abandonner des êtres qui vous sont devenus pour ainsi dire familiers. Il s'agit d'une attente mêlée d'appréhension.

-Vous êtes soudain bien mélancolique.

-Toujours, toujours. Je suis un effroyable mélancolique.

-Et le suspect ?

-Gravement touché, dans le coma, des blessures multiples à ce que j'ai compris. Une totale réussite des services de police, dans le genre. Je crois que Rouvier va finir au placard.

-Et ce serait un suspect solide ou une...

-Approximation ? Aucune idée. On verra bien. Je voulais être le premier à vous le dire, pour que demain matin vous puissiez arriver le cœur un peu plus léger.

Il commanda un autre verre.

-Vous n'avez pas perdu de temps pour revenir.

-Les enterrements ne sont guère des réjouissances.

-Sauf si l'héritage en vaut la peine.

-Il n'avait rien, ou si peu.

-Autant ne pas rester, en effet. Et, au moins, vous voilà à la porte de votre dulcinée. Toujours aussi drôle, la dulcinée ?

-A votre avis ?

-Que vous promet-elle, cette fois ?

-Le secret de ses tatouages...

-Vous me raconterez.

Il sourit, se leva, s'en alla, et j'aurais pu dès ce moment-là rentrer chez moi, frapper à la porte de Marianna. Mais j'avais envie d'arriver à la nuit tombante, comme un rituel, que je sois un peu plus en sueur encore, qu'elle m'invite à me doucher, que je revienne nu, et que nous reprenions là où nous avions suspendu notre vie, quand je lui avais égrené les mots que j'avais déchiffrés sur son corps, et la traduction approximative que je lui avais glissée à l'oreille, et qu'elle avait promise.

Elle m'ouvrit et tout commença comme je me l'étais imaginé, sans qu'elle posât la moindre question sur ma famille, sur mon chagrin éventuel, tout ainsi que rêvé en terrasse, jusqu'à ma nudité face à elle, nue aussi, la tablette entre nous et les bougies toujours lentes à se consumer.

-Tu m'avais juré...

-Je sais. Je suis exacte au rendez-vous. Il faut donc que je remonte à trois ans d'ici. Trois ans et trois mois, rue Monge. Ils se débattaient avec une carte, à la recherche de la rue Mouffetard. J'allais descendre prendre le métro et leur regard a croisé le mien. J'étais libre. Je n'habitais pas ici, mais ailleurs, qu'importe. Je me suis approchée et nous ne nous sommes plus quittés de tout le temps qu'ils ont vécu dans cette ville. Ils s'appelaient Kenji et Akira, n'étaient ni frères, ni cousins, ni amis. Qui étaient-ils ? Je ne pourrais encore le dire. Est-ce l'essentiel d'ailleurs ? Moi qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, que la sauvagerie des chairs répugnait, imaginer simplement que l'on puisse m'embrasser. Et, tout d'un coup, en les voyant, en les voyant me voir, eux, je me suis sentie engouffrée dans un monde qui ne m'appartenait plus. Et tout le temps qu'ils ont vécu dans cette ville, alors même que je savais qu'un jour ils s'en iraient, j'ai lutté contre le chagrin de ma raison, jusqu'à n'en plus dormir, à n'en plus manger. Et tout l'été fut sorcier et brutal, de me voir dans la glace de la chambre, passer de l'un à l'autre, de revenir à l'un, d'être partagée par l'un et l'autre. Je tournais bien souvent ces heures dans ma tête affolée d'attente, qu'ils reviennent, que le dehors qui les emportait loin de moi me les rende, et qu'ils ne laissent rien de vivant en moi, rien de vivant et autre que leurs traces, leurs odeurs, leur venin. Ils étaient comme des sabres qui entaillent. Je pensais souvent aux samouraïs. Je regardais des films en leur absence, je feuilletais des livres de corps tatoués, si loin d'eux, imberbes, la peau lisse et nue de toute annotation. Le chagrin venait, de temps à autre, comme une coupelle de larmes que j'aurais jetées hors de moi. Mais c'était trop déjà, même en me disant que la tristesse n'était qu'un passage, un nuage qui renforce le bleu du ciel. Les larmes étaient la matière du pressentiment. Alors, un jour, je leur ai demandé ce qu'il pourrait rester d'eux en moi, ce qu'il pourrait advenir de notre histoire. Ils ont réfléchi longuement et un matin, après l'amour, ils m'ont pris par la main et emmené chez un homme de leur connaissance. C'était un vieux Japonais mort l'an dernier. Il m'a tatoué ce que tu peux caresser. Ils étaient venus chacun avec une phrase, un haï-ku dont tu as deviné quelques mots, mais il faut que la traduction soit précise et l'histoire sans défaut. Du milieu de mon dos au bas de mon dos, Akira a fait inscrire un poème de Kobayashi Issa ainsi traduit :

Au plus charnu de mes fesses

les traces

de la natte si fraîche

Du milieu de mon dos à la base de mon cou, Kenji a fait inscrire un poème de Sugita Hisajo :

Ils cambrent leurs pétales

de blancheur -

les chrysanthèmes de lune !

Elle se retourna, je m'approchai et je lus le premier poème, en passant doucement le bout de mes doigts sur les signes. Je le prononçai comme une formule magique et j'enviai cet inconnu qui avait eu cette audace délicate, étrangère aux scories vulgaires de tous ces corps tatoués et légèrement vêtus que je pouvais croiser en ces temps de canicule. Puis je touchai cette autre phrase écrite à l'envers, plus légère et mélancolique.

Elle reprit sa place initiale, et moi sur le canapé.

-Tu dois comprendre pourquoi les phrases sont ainsi écrites, l'une face à l'autre, en quelque sorte, comme deux galons noirs qui pourraient se replier l'un sur l'autre. Les derniers jours que nous avons passés tous les trois à faire l'amour, chacun pouvait lire sa phrase ou selon l'ordre de leurs désirs lire la phrase de l'autre. Ils récitaient en les emmêlant ces deux phrases, en faisaient les entrelacs les plus ardents et la tête aussi me tournait d'entendre la ronde de cette langue que je ne connaissais pas, que je ne comprenais pas, sinon alors quelques mots. Ce qu'ils ont écrit sur moi, voilà ce qu'ont été les premières phrases de cette autre existence. Quoique nous ayons rêvé de poésie, nous étions aussi capables de ramener notre passion à la chair, et dans ce cas, Kobayashi était levrette et Sugita fellation. Tu vois, je suis capable de dire des mots crus. Ils savaient, eux aussi, être crus. Imagine ce qu'étaient ces moments où l'un mettait sa queue dans ma bouche, l'autre sa queue dans mon vagin ou dans mon cul et que leurs voix planaient au-dessus de mon corps. Kobayashi et Sugita. Et de me dire que jamais mon corps n'oublierait ces moments, qu'il serait, lui-même, date, mémoire, tombeau de cette aventure. Lorsqu'ils ont disparu, partis si loin, je me suis demandé s'il fallait vivre encore, vivre normalement s'entend, dans le siècle, parmi tous ces êtres informes qui inondent les trottoirs, à qui il faut inévitablement parler pour exister. J'ai cru un temps que ce ne serait pas nécessaire et dans les mois qui ont suivi leur disparition, j'ai pensé me réfugier dans les ordres. Je ne suis pas sûre d'ailleurs que cette échéance n'arrivera pas et que des religieuses pour qui la décence est la règle ne m'accueilleront pas, et je me ferai un plaisir de courber l'échine devant Dieu pour qu'il lise, au-dessus de l'autel qui lui est consacré, le poème de Sugita. Mais l'heure n'est pas encore venue et rien ne dit que je saurai m'y contraindre. Voilà ce que tu devais savoir. Et aussi, tu l'auras compris, que tu es le premier à entrer ici, depuis notre passion, un ici qu'ils n'ont jamais connu, parce que vivre là-bas, dans l'autre appartement, était impossible, le premier, tout simplement.

Elle se tut, se tenant devant moi comme une statue.

-Quel privilège m'a valu cet honneur ? La pitié d'une princesse pour un pauvre hère, ivre et désespéré ? La sollicitude de l'infirmière pour le visage meurtri de l'alcoolique ?

-La pitié n'est pas de mon monde, crois-le bien. Mais lorsque tu essayais de gravir les marches, tu parlais japonais, tu balbutiais cette langue qui m'est devenue si chère, et ces échos, lointains et proches, dans l'obscurité de cette entrée, m'ont bouleversée.

Il me revint, comme un éclair, que cette ivresse caniculaire avait fini par me ramener aux souvenirs de Kawara. C'était à elle que je m'adressais en regagnant mon appartement. La déroute de l'affaire Jahier me faisait regretter la lâcheté qui avait été mienne, quand j'avais renoncé à vivre à Tokyo et entériné l'idée que Kawara ne m'aimerait plus jamais. Cela signifiait que ma tristesse profonde avait comblé huit années de combat à taire ce qui m'avait tant fait souffrir, parce que de Kawara, je m'en souvenais toujours avec une lucidité si sensible que je croyais pouvoir dire d'elle qu'elle était une souffrance rationnelle, et, à mes yeux, la rationalité de la souffrance signifiait que j'en avais neutralisé la réalité perpétuelle. C'était bien ainsi.

-Tu es nostalgique ?

-La nostalgie est un mot faible, une babiole. On peut lui donner tous les sens possibles et moi, c'est autre chose.

-Tu les cherches encore ? Je veux dire : tu rêverais de les retrouver ?

-Impossible. Ils sont partis et ils sont morts.

-Morts ?

-Ils sont morts dans le crash de l'avion au nord des Philippines. Peut-être t'en souviens-tu ? Un gros porteur, plus de deux cents passagers, aucun survivant. Faut-il être fataliste et se dire que c'est mieux ainsi, que dans le fond nous avons vécu pleinement. Je sais que certains diraient que la mort est le moyen le plus sûr de sauvegarder la passion. Je n'ai pas d'idée sur le sujet.

Je me levai pour la prendre dans mes bras mais elle n'exprimait ni tristesse ni abattement.

-Pourtant, ai-je murmuré, ce monde que tu recrées autour du Japon, c'est bien une manière de vouloir qu'ils soient là, encore, et toujours.

-Je crois à certaine forme d'éternité des sentiments.

 

Elle se dégagea pour aller se connecter sur Internet.

-Pendant que tu étais à ton enterrement, j'ai passé une annonce. Viens voir.

Sur un site de rencontres échangistes, elle avait écrit :

Couple illégitime, 22 et 28 ans, cherche homme beau, distingué, cultivé et sensible, pour une expérience de la sensualité qui pourra explorer les jeux de la tendresse la plus délicate et ceux de la sévérité la plus raffinée. Elle, à la fois maîtresse et soumise, lui, contemplatif et viril. Envoyez réponse motivée avec photos (pas de gros plans médicaux).

-Tu as obtenu des réponses.

-Trois. Mais elles n'étaient pas satisfaisantes.

-Physiquement ?

-Ils n'avaient pas d'imagination et écrivaient si mal que je pouvais déjà les entendre parler.

-Tu aurais pu me demander mon avis.

-Sur l'annonce ou sur les refus ?

Elle ne me laissa pas le temps de répondre en posant sa tête contre mon ventre, avant de m'enserrer de ses bras.

Peut-être que nous ne savions ni l'un ni l'autre faire avec notre passé, et qu'elle croyait se raccrocher au corps de Kenji ou Akira, et moi, en fermant les yeux, caresser Kawara.

Nous vécûmes la nuit allongés sur les nattes de la grande pièce, silencieux, entre sommeil entrecoupé et contemplation des étoiles encadrées dans la fenêtre. Puis le jour vint, et il me fallait repartir.

 

 

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