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Les Corps plastiques (VI)

 

VI

 

 

Là-bas, plus personne ne criait victoire et moi, que l'on avait regardé, quelques jours auparavant, comme un blanc-bec dépassé par une petite affaire familiale, je reprenais tout d'un coup des couleurs. Dans les couloirs, on me souriait à nouveau et Chalmin se glissa dans mon bureau pour me chuchoter que Rouvier était en sursis. Les compléments d'informations toxicologiques, du moins les premiers éléments qui circulaient, n'éclairaient rien. Il y avait surtout l'énorme bévue d'avoir laissé le fils Jahier errer dans la nature alors que le désespoir et le désir de vengeance le tenaillaient, tout le monde s'en doutait. Mais, ajoutait Chalmin, je devais connaître la réputation d'autocrate que traînait Rouvier. Personne n'avait osé signaler les risques. C'eût été une manière à peine voilée de souligner son manque de clairvoyance. Il y avait, à ce niveau, peut-être pire : l'envie qu'enfin Rouvier tombe, qu'il débarrasse le plancher, et pour cela que les soutiens ayant assuré sa carrière soient obligés de couper les ponts. Or, sur une énormité comme le fils Jahier jouant les justiciers, les ennemis de Rouvier pensaient avoir trouvé le levier pour qu'il aille se faire foutre dans sa maison en bord de mer, à Fromentine. Chalmin eut, malgré tout, une petite grimace sceptique. Je lui demandai pourquoi il n'était pas persuadé de ce qu'il disait. A cause de la situation. Je devais bien me rendre compte. Avec tous ces gens qui crevaient, les frigos pleins de cadavres et les chiffres astronomiques de sur-mortalité qui circulaient, il était envisageable de passer entre les gouttes. Façon de parler, évidemment, et il se mit à rire. Puis, soudain, il se souvint des raisons de mon absence et s'excusa mais je lui répondis que ce n'était pas si grave.

Jusqu'à la disgrâce de Rouvier, si elle devait venir, et sans préjuger qu'elle pouvait annuler la mienne, je m'en tiendrais au sort qui m'était dévolu, de gratte-papier de luxe, d'exécuteur des affaires courantes, factotum des moratoires judiciaires. Ainsi passa le jour et Marc-Amélien, comme il me l'avait promis, me téléphona pour une rencontre où nous pourrions parler du dernier des Jahier qu'une trop grande émotivité, me dirait sûrement le légiste, doublée d'une inconséquente bêtise à ne pas savoir estimer l'héritage, avait poussé à une rencontre prématurée avec son scalpel (et je jubilai de l'entendre tenir, à peu près, ces propos, en préambule de son récit autopsial).

Il connaissait un bar tranquille, dans une rue perpendiculaire à la rue Turbigo, une sorte de lounge élégant exclusivement dévolu au jazz classique.

-Au moins, ici, vous ne risquez pas les élucubrations de la fusion et de Mac Laughlin.

-Alors, le fils Jahier ?

Il ouvrit son cartable de cuir noir, en sortit un bloc-notes.

-C'est dommage que vous n'ayez pas été là. Celui qu'on m'a envoyé à votre place est un sinistre imbécile qui ne s'étonne de rien, froid et silencieux comme un confesseur. Un copain de Rouvier, il me semble. Bref, Cyril Jahier. Je pourrais vous le décrire avec précision mais cela ne servirait pas à grand chose. Vous l'avez vu habillé et c'est bien à ce titre qu'on dira que l'habit ne fait pas le moine, ou, du moins, qu'il permet de cacher nos horreurs et nos blessures. Je veux parler des blessures secrètes, invisibles et pourtant si visibles. Alors, oui, je pourrais ainsi commencer. Jahier, Cyril, né le 19 mai 1990 à Paris, 1,86 et 53 kilos. Et déjà, tu sens qu'il y a une incongruité dans le rapport taille-poids, un historique qui ne cadre pas avec le reste de ce que tu as vu, un peu comme une réorientation du récit dans le dernier tome.

-Très maigre, en effet.

-Très maigre, certes. Mais la sœur n'était pas elle non plus ronde. Encore cela se comprend-il par le souci des jeunes filles à ne pas perdre la ligne. Soit. Lui, évidemment, ce n'est pas le même cas. Qu'a-t-il été toute sa vie, vie fort courte au demeurant ? Tu sais que lorsque je l'ai trouvé sur ma table, la première chose, outre sa maigreur, qui m'ait marqué, c'est une cicatrice ventrale, longue et rugueuse.

-L'appendicite ?

-Je suis toujours précis : je n'ai pas dit abdominal mais ventral. Non, une trace presque à la hauteur du sternum. Sténose du pylore.

-Sténose du... ?

-Oui, un rétrécissement qui empêche que tout reste dans l'estomac. Opération de la toute petite enfance. Peu importe, sur le plan médical. Mais, quand on le regarde ensuite, on se dit qu'il a eu du mal à entrer dans la vie.Peut-être même n'avait-il pas envie d'y entrer. Après, il a fait comme il a pu mais tu l'imagines bien dans son enfance malingre, couvé par sa mère. La mère Jahier, et sa graisse de charcutière. Je ne parierais pas, maintenant que j'ai passé la famille en revue, sur un test d'ADN. Il ne ressemble pas à son père. En rien. Elle l'a couvé et lui ne voulait jamais se montrer. Il n'allait jamais à la piscine. Il revient des Etats-Unis, il est blanc comme un linge. Il ne se montrait jamais torse nu. Le père le regardait peut-être comme une bizarrerie de la nature, un fils qui n'engraisse pas, celui qui cause du souci, dont les commis du patron se demandent s'il ne serait pas de la jaquette flottante, avec sa mère qui veille. Petit Proust de la commerçante qui n'écrira jamais l'attente du baiser du soir. Quant à la madeleine... Au pays du gras double, du museau de porc et de la terrine chasseur... La seule beauté en lui était ses mains. De longues et fines mains à pouvoir jouer les plus belles extravagances de Brahms. Lui n'était pas comme la sœur. Pas la moindre envie de se tatouer, de marquer sa peau. Sa peau, il l'avait en horreur. Imberbe, osseux, et blanc comme un biscuit qui attend son émail. Il n'avait pour lui que d'être un brillant élève...

-Supélec.

-Voilà, un électricien de haute volée. Moi, je n'ai rien contre, mais tu te rends bien compte que cela ne fait pas le poids face au destin. Il devait en vouloir à la terre entière. Il cherchait à se prouver quelque chose et tous ses efforts pour ne pas être ridicule, toutes ces années d'études qui n'empêchaient pas qu'il restât le même désossé.

-Tu es bien sévère !

-Je ne suis pas sévère mais compréhensif, à ma manière. Je te concède : à ma manière. Je ne fais que regarder ce qu'on me donne. Personne ne rit de ces crétins de profilers qui arrivent à te dégotter un criminel sur dix mille, à condition encore qu'il soit un tueur en série, pour qu'ils aient le temps suffisant de se faire la main. Personne ne rit non plus de ces psychiatres qui n'arrivent pas à se dépétrer des contradictions d'un assassin et finissent par répondre à la question de la dangerosité : oui, peut-être, à moins que, en admettant que... Moi, on ne me donne rien d'autre qu'un corps silencieux que je décarcasse. Je pèse, je mesure, je dissèque, je quantifie. D'accord. Cela ne m'empêche pas de le regarder, sinon avec amour, du moins avec intérêt, et même si cet intérêt est souvent mâtiné de mépris, qu'y puis-je ?

-Je ne voulais pas t'offenser.

-Ecoute-moi Grégoire et tu comprendras que de le contempler avant, avant de le mettre en morceaux, de le considérer dans sa totalité n'était pas une mince affaire, parce que je savais ce que ton collègue, le silencieux à tête de jésuite, venait chercher. Et que venait-il chercher, dis-moi ?

-Je ne sais pas.

-Laquelle des trois balles avait frappé la première. Trois balles, rien de moins. Une dans la tête, une autre à l'épaule gauche, qui lui a fracassé la clavicule, et une dans l'aîne, côté droit, pour lui déchirer les chairs. Il venait simplement pour savoir si la balle dans la tête était celle qui l'avait tué, auquel cas, vu l'état du crâne, les deux autres étaient inutiles et la légitime défense en prenait un coup. Il venait pour mon expertise balistique et voir si les distances indiquées par les premiers interrogatoires n'étaient pas fantaisistes.

-Et alors ?

-Alors, ils auront gain de cause. Ils s'en sortiront avec la version officielle. La dernière balle est celle qui atteint la boîte crânienne. La question de la responsabilité policière est secondaire. Ton collègue a eu ce qu'il attendait. Mais moi, pour qui il n'y avait aucun enjeu, je me suis contenté de le regarder et quand tu considères l'angle des balles et leur répartition sur le corps, à droite et à gauche, tu n'as même pas besoin de voir la scène pour savoir que Cyril Jahier n'avait aucune chance et qu'il n'a pas cherché à en avoir. Il a trouvé l'arme à la maison. Il paraît que c'est le révolver paternel. Il s'est mis devant la glace, a tendu le bras avec fébrilité et s'est dit qu'il en était capable. Des rumeurs circulaient. Il connaissait celui qu'on allait appréhender. Un gars du quartier. Il connaissait l'adresse. Il a bu un peu pour se donner du courage, fait des efforts de concentration pour ne pas trembler. Il a attendu au coin de la rue, à la terrasse d'un café et visiblement les flics venus pour arrêter l'autre ne l'avaient jamais vu. Ils ne pouvaient pas se douter.

-Il avait beaucoup bu.

-Assez pour se donner du courage, et de toute manière, pour un garçon perdu comme lui, il n'en fallait pas énormément. Si tu ajoutes la chaleur... Le nom de la famille, les ors de l'honneur. Il s'est convaincu d'être enfin à la hauteur de ce qui le dépassait. Il n'a même pas pensé qu'il n'y avait plus personne pour lui dire merci, après, pour lui dire qu'il les avait consolés. C'est bien là le vrai pessimisme, d'agir sans spectateur.

-World is a stage.

-Exactement. Et lui, le pauvre, il n'a rien trouvé de mieux que de s'embellir l'âme pendant quelques secondes en se faisant transpercer comme un saint Sébastien. Du pathétisme à ce point, j'en ai des frissons. Cela fera les belles heures des concierges et des étals de marché, mais nous... J'étais bien content que la première balle ne fût pas la bonne. Pas pour la notoriété policière, remarque bien, je m'en moque, mais parce qu'on peut encore imaginer qu'il ait eu le temps de voir ce qu'il avait fait, de voir l'autre tomber sous ses propres coups.

-Il est mort, l'autre ?

-Non, mais ton collègue m'a affirmé que c'était une question de jours.

Il héla le garçon et doubla son Bloody Mary.

-On trouvera le fin mot de l'affaire ?

-Je ne sais pas. Et toi, alors ? Ta belle Italo-japonaise ?

Je lui racontai toute l'histoire de Kenji et Akira. Il écouta en silence et lorsque je lui demandai son avis, il prit un air pensif avant de répondre.

-Je vais te faire une confidence. C'est mon jour de bonté.

Cette annonce m'électrisa.

-Surtout, tu ne m'interromps pas. Tu t'abstiens de la moindre remarque. Après, si tu veux, tu pourras poser des questions, mais je ne suis pas sûr que tu en auras envie. Voilà. Quand je suis allé au Japon, j'ai vécu des moments merveilleux et appris beaucoup sur ces valeurs qu'on dit exotiques. Je ne t'apprendrai rien sur les geishas, les femmes de l'art. C'est bien là que l'on comprend combien chez eux la sensualité et la valeur humaine sont intimement mêlées. Si un jour tu as le temps, feuillette le Roman de Ghenji. Il est fort instructif. Mais je ne veux pas m'arrêter sur des questions de pure bibliographie. A Tokyo, j'ai rencontré de belles jeunes femmes. Et l'une plus que les autres, une dénommée Wendy, ce qui ne fait pas très japonais, je le concède, mais son père était américain.

Il s'était levé.

-Viens. Je continuerai en marchant. Je voudrais te donner quelque chose.

Sur les trottoirs, les gens avançaient péniblement. L'air s'était alourdi. C'était intenable.

-Tu dois connaître L'Empire des sens d'Oshima. Un jour que nous en parlions, Wendy m'expliqua qu'il s'agissait de la transposition d'une histoire vraie. L'affaire Sada Abe. La fille dont s'inspire Oshima s'appelle Sada Abe. J'ai trouvé cette chose bien singulière, tu en conviendras. Que cette histoire de rapports sado-masochistes ait eu pour instigatrice une femme dont le prénom sonne comme le divin marquis, il y a de quoi s'en amuser. Tu ne trouves pas ?

Il se tut un long moment. Nous traversions la Place de la République, très calme.

Il me fit bientôt franchir une porte cochère, admirer une cour intérieure où s'épanouissaient des plantes grasses. Au quatrième, son appartement avait un dépouillement inattendu, si ce n'était les livres, des pans entiers de titres, desquels il tira un volume.

-Sade, La Philosophie dans le boudoir, en japonais, traduction de Toshida Muozoki. J'ai aussi aussi la Justine, pas dans la version expurgée de Shibusawa qui lui a valu un procès, mais dans une plus récente, celle de Watanabe.

Il me tendit le livre et je n'osai l'ouvrir, comme lorsqu'on touche une relique ou un objet précieux.

-Si tu veux la surprendre, retrouve-la avec ce livre, montre-le lui. Je me doute qu'elle n'en a jamais vu de semblable. Si tu es assez expert, lis-en quelques pages.

Je souris, un peu désarmé.

-Mais je ne crois pas que cela puisse suffire. Tu peux aller beaucoup plus loin et comme les héros du Pillow Book

-Ah oui, le Pillow Book...

-Propose-lui d'en écrire chaque page sur son corps, de prendre une photo et dis-lui qu'ainsi, quand elle maîtrisera le japonais, elle pourra relire sur son corps toutes les insanités du marquis. Et n'aie pas de scrupules à de telles propositions. C'est le cours commun de nos rêveries.

Je traînai avant de rentrer, de banc en banc, ouvrant le livre à n'importe quelle page, en déchiffrant souvent difficilement les passages. Les quelques personnes qui stationnaient un temps à côté de moi regardaient ces signes obscurs avec respect, et moi aussi, par la même occasion.

Puis vint l'heure de revenir vers elle. La nuit était tombée.

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