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Les Corps plastiques (VI, suite)

 

Elle avait sa beauté habituelle, la même apesanteur dans la voix plongée dans l'ombre. Elle remarqua mon livre et vit aussitôt qu'il s'agissait d'une œuvre dans la langue de Kenji et Akira.

Je lui en révélai aussitôt le titre. Elle sourit.

-Tu veux me faire la lecture ?

-Mieux que cela.

Et je lui dis que nous ferions comme dans le Pillow Book. L'histoire de cette femme sur laquelle on écrivait. L'idée la séduisait et elle alla, dans un tiroir de l'armoire, me chercher les encres qu'elle collectionnait pour se perfectionner un jour dans l'art de la calligraphie.

Elle finit de préparer le thé et le saké, allait chercher son appareil photo, avant de revenir devant moi qui m'interrogeais devant la boîte aux encres. Elle laissa tomber son vêtement et avant de s'allonger me dit de choisir la teinte rouge.

-Ce sera peut-être un peu difficile au début, je ne suis pas doué.

-Tu sauras le faire, n'aie pas peur. Mon corps sera peut-être une page trop grande ou trop petite pour ton écriture, mais (et elle se redressa en s'appuyant sur son coude droit) sache que si mon dos est dévolu à Kenji et Akira, mes épaules, mon ventre, mes seins, mes cuisses, et mon sexe sont à toi. Demain, j'irai acheter le livre en français. Je n'en lirai que la partie écrite sur moi. Tu me laisseras un repère.

-D'accord.

Ainsi commencerait l'histoire d'Eugénie à même la peau de Marianna. Il nous faudrait du temps.

Je fis le premier signe sur la rondeur de son épaule droite, pour descendre ensuite vers son sein (sa bordure), jusqu'au creux de l'aine, à la rencontre du buste et de la cuisse, où l'os saillit un peu. Puis je revins sur l'écueil de sa clavicule, glissant sur le sein (le téton rougi), le ventre, à la droite du nombril jusqu'au territoire pubien. Ensuite ce fut la base de la gorge, la palpitation thoracique, l'entre-deux-seins, le sternum, le renflement ombilical, la plaine pelvienne et la ponctuation rouge du clitoris. Après, l'autre partie, comme un in-folio de chair.

Elle gardait les yeux grands ouverts et quand j'eus fini ma page je posai mes lèvres sur les siennes.

Je lui fis lecture.

L'encre sécha. Je pris la photo de son corps, où la chair, comme des interstices, faisait entendre une autre voix que celle de Sade : celle de sa propre respiration. Mais de cela nulle photo ne pouvait rendre compte, ne pouvait garder la trace de l'écriture qui bouge, et moi je voyais les signes se tordre légèrement, prononcer davantage une courbe, creuser un relief. Je lui demandai si nous ne devrions pas essayer avec la vidéo mais elle me répondit qu'elle voulait être un livre, et rien qu'un livre.

Quand il fut sûr que tout avait séché, elle se leva pour aller noyer de rouge la vasque de la douche. Elle revint vers moi. Sa peau sentait bon. Je me contentais de l'embrasser délicatement sur les paupières.

Le lendemain, je vis les deux exemplaires côte à côte sur le canapé. J'avais passé une journée exécrable à faire ouvrir des portes pour y découvrir trois pourritures que la solitude avait fini par dévorer. Les mouches et les vers avaient déjà bien travaillé. J'avais vomi plus d'une fois et à la fin je n'avais plus rien à rendre. Les voisins masquaient leur indifférence derrière un effarement factice. Si on avait pu se douter, mais on se croise peu, on ne sait pas trop qui habite aux autres étages, on est pressés...

Je pris la version française.

-Lis tout ce que tu m'as écrit hier.

Je m'exécutai.

Après quelques tasses de thé et de saké, elle s'allongea comme la veille, le livre dans la main gauche, la tête légèrement penchée. Je lui indiquai jusqu'où j'écrirais ce soir-là. Elle lut le passage à haute voix, avant de me demander de lire le mien, la version japonaise, de la même manière. Je n'étais pas sûr de la prononciation, je butais sur des signes, cela lui importait peu. Avant de reposer le livre, elle voulut que nous lisions en même temps nos pages respectives, puis je pus commencer. Je suivis la même logique que la veille et je sentais que ma main était moins hésitante, qu'elle s'accommodait mieux du corps de Marianna et que les pages se succédant les unes aux autres j'en connaîtrais bientôt, comme un stratège militaire, la plus exacte topographie.

Le premier dialogue n'était qu'une mise en place et je pensais en avoir pour quelques jours avant d'atteindre les pages les plus brûlantes. Mais lorsque j'en eus fini de mon travail, le Chevalier était près de raconter à sa sœur son aventure avec Dolmancé et Marianna murmura qu'on ne pouvait en rester là, le membre suspendu.

L'encre sécha. Je pris la photo. Elle courut se doucher et revint pour, me dit-elle, une nouvelle page de notre album. Ainsi faudrait-il faire désormais, avancer autant que faire ce peut, jusqu'à ce que sa peau l'irrite d'être recouverte, jusqu'à ce que mon poignet souffre de s'appliquer.

Dans tout cet univers, je craignais parfois que son esprit s'évade et qu'elle m'appelle Kenji ou Akira. Peut-être serais-je arrêté au milieu d'une phrase, suspendant mon geste devant l'effroi du lapsus.

Ce soir-là, leur nom revint en moi comme une pluie qui battrait incessamment au carreau et lorsque cette dernière page du jour (Je fatiguai le premier.) eut coulé dans le siphon de la vasque, je lui demandai si ses investigations sur le web prenaient des voies plus propices.

Elle me répondit qu'à sa dernière connection elle n'avait rien trouvé. Nous retournâmes ensemble sur le site. C'était la pleine nuit et quatre noctambules nous avaient laissé leur visage. Les réponses étaient plates et révélaient des âmes simples.

-Je vais récrire mon annonce et préciser que la culture et la délicatesse ne sont pas des accessoires, un paravent pour une vulgaire histoire de cul.

Elle avait déjà saisi une feuille et un papier. Je l'arrêtai.

-J'ai trouvé celui qu'il te faut, celui que tu attends.

Elle eut un regard incrédule.

-Je le connais. Je sais qu'il sera l'homme qu'il convient d'être pour toi.

Elle avait détourné son regard vers le ciel étoilé.

-C'est un ami ?

-Je ne sais pas ce que cela signifie.

Elle avait posé sa tête contre ma poitrine et je l'entendis m'inviter à dormir, tranquillement. Il était préférable que je remonte chez moi, parce que je ne voulais pas la réveiller quand je devrais partir, et je devais me lever tôt.

Je me retournai avant de fermer la porte.

-Je t'aime.

Je montai chez moi.

Elle n'avait pas répondu à mon indiscrétion.

J'y pensai sous la douche. J'aurais voulu qu'elle fasse un signe et mon esprit roulant plus loin encore je découvrais qu'elle n'avait jamais franchi le seuil de mon appartement. Peut-être refuserait-elle.

La cour intérieure était pleine d'obscurité.

Une cigarette. Les éclairs. Les nuages.

Le tonnerre. L'orage.

Une, puis deux fenêtres s'étaient allumées en face ; nous attendions que le bruit du ciel se transforme en claquement au sol, frémissements des gouttières. De temps à autre, nous dirigions nos regards les uns vers les autres mais personne n'osait enfreindre la loi du silence de peur de faire fuir les dieux.

Je me penchai pour voir si Marianna elle aussi avait cédé au désir de l'eau. Ses fenêtres restaient dans le noir.

Le tonnerre tourna au-dessus de nos têtes comme une bille d'acier dans un tuyau infini.

Nous y croyions. Il a tourné encore avant de s'envoler. La rambarde du balcon est demeurée chaude et sèche.

Je dormis à même le sol, quoique dormir fût un bien grand mot. Je traînai un peu alors que j'avais un rendez-vous avec un adjoint de Rouvier. Avec cette nouvelle journée commençait surtout pour moi l'interrogation autour de cette annonce faite à Marianna, la plus lourde de conséquences, celle qui n'engageait pas que moi, même si je m'étais abstenu de donner aucun nom. Dans le soleil déjà éclatant, après avoir jeté un œil à sa porte et marché à pas de loup jusque dans la cour, la lucidité me saisissait de toute sa rigueur. Ce n'était ni un regret jaloux, ni un dégoût moral mais cela prenait la forme d'une inquiétude rhétorique. Je marchai dans la rue, à l'ombre, en me disant que je pouvais mentir, dire à Marianna que ma requête avait subi un revers et lui refuser la moindre question sur l'homme qui ne voulait pas jouer. Mais, en moi, je sentais qu'il y aurait comme une blessure à ne pas tenir parole et la tentation de saisir le regard de Marc-Amélien, quand je lui annoncerais ma proposition, regard que je ne réussissais pas à imaginer, malgré tous mes efforts, cette tentation était plus fort que mon amour, que sa seule résolution dans un jeu d'écriture. Il fallait que j'efface le passé, le sien et le mien, que mon flottement autour de Kawara et son ancrage infernal sur Kenji et Akira cessent, conjointement. Il était le moyen d'un désenchantement. Alors, me dis-je, à l'approche de mon rendez-vous avec l'adjoint de Rouvier, je découvrais l'amour et rien ne m'avait préparé à ce qu'il prenne ce visage et cette forme, mais le cœur était exalté.

L'adjoint s'appelait Lavanelle. La rencontre était off. Rouvier n'allait pas faire de vieux os. Son erreur d'appréciation avait déjà fait un mort, en attente d'un second, parce que pour Sébastien Zuccan, ce n'était plus qu'une affaire de jours. En conséquence, les rumeurs circulaient qu'on n'allait pas accumuler les mises à l'écart. Rouvier ne comptait plus. Il aurait le droit à une retraite dans l'année, avec promotion interne. Moi, j'allais bénéficier d'une mesure de clémence. Comme rien n'avait été signé, que ma relégation n'était que formelle, je serais de nouveau opérationnel à la rentrée. C'était évidemment une nouvelle rassurante mais que je prenais comme un écho. La parole de Lavanelle avait un sens mais je me dispensais de la rattacher à ce que je vivais. Il n'aurait pas compris que je lui dise que j'étais amoureux. Personne n'aurait compris que je venais d'enterrer la part maudite de mon passé. J'étais ailleurs.

Je téléphonai à Marc-Amélien en milieu d'après-midi. Je restai énigmatique. Je le rencontrai à dix-neuf heures à la terrasse du Rostand.

 

 

 

 

 

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