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Les Corps plastiques (VII)

 

VII

 

 

Nous étions convenus que nous ne pouvions arriver ensemble, comme des compagnons de chambrée qui s'en iraient faire leur samedi soir. Il n'était pas non plus envisageable que j'arrive après lui, que je sois l'invité qu'on attend pour passer à table. Il me fallait, ai-je dit, d'une certaine manière, rattraper mon retard pour que nous soyons, au mieux que nous le pourrions, la résurrection de Kenji et Akira. Tout juste aurait-il pris les devants, qu'elle ne soit pas méfiante sur cet ami si singulier.

Il ne craignait pas que je puisse lui déplaire, ni physiquement, ni dans les manières.

En arrivant à la porte de l'immeuble, où il vivait lui aussi, au quatrième, j'hésitai un instant. Je me demandai alors s'il était encore à travailler, à traîner dans Paris en regardant, nerveux, sa montre, ou chez lui, déjà, guettant le bruit lourd de la porte d'entrée, ferronnerie noire art nouveau, et je ne bougeai plus, dans le silence chaud du hall.

L'escalier était un peu sombre et quand elle ouvrit, la clarté de son appartement fit une trouée sur moi. Elle était très belle. Ce n'était pas l'élégance flottante de la Renaissance (que je déteste) mais la grâce des putains modèles du Caravage. Elle avait le sourcil marqué qui brunissait le feu chocolaté du regard. Elle portait un yukata rose et gris, n'avait rien retenu de sa chevelure qui roulait des boucles sur ses épaules au moindre mouvement. Elle m'avait fait entrer d'un simple geste. Son vêtement suivait avec précision les formes de son corps. Des seins, des fesses. Je demeurai au milieu de la grande pièce, une bonbonnière chargée de toutes les illusions exotiques. Elle m'avait laissé seul, elle revint se planter devant moi, salua en joignant les deux mains, se penchant légèrement.

-Marianna. Mais vous devez le savoir.

-Marc-Amélien. Mais vous devez le savoir aussi.

-Un peu d'alcool ?

-Si vous aviez un Martini blanc. On en boit partout, vous savez, même au Japon.

-Vous y êtes allé ?

-Oui.

Elle s'était dirigée vers un petit coffre laqué dont elle souleva le couvercle pour y puiser la bouteille que je voulais.

-Et surtout, s'il vous plaît, ni glaçon, ni citron. Rien.

Elle remplit à demi un verre et revint devant moi. Elle avait une peau mate et sensuelle.

-Vous parlez japonais ?

-Italiana ?

Elle montra un signe d'étonnement. Il lui semblait peut-être déplacé de briser l'accord tacite d'une fuite érotique et orientale par cette autre langue qui renvoyait à la réalité, à la réalité de ce que nous étions l'un et l'autre, par le fait même de nos origines, de la genèse ancestrale de nos corps et de nos vies. Mais l'étonnement laissa passer un sourire.

-Si. Anche lei ? Italiano ?

-Si. Dalla madre.

-Che paese ?

-Roma. E lei ?

-Perugia, ma non ci sono andata mai. Conosce ?

-Si, un soggiorno molti anni fa. Due o tre giorni. Bella città.

Elle était tout d'un coup gagnée d'un silence chagrin, je le sentais.

-Perchè non ritornare ci ?

-Non voleva il nono. Il suo fratello regnava sulla famiglia. Lui, è venuto in Francia. Grenoble poi Parigi. Ha guadagnato bene. Non ha mai voluto rivedere l'Italia. È sepolto al cimetiere Montmartre.

Je fis un de ces signes de tête qui ne veulent rien dire de précis.

-Cela me fait bizarre de parler italien. Le grand-père ne voulait pas qu'on le parle et nous avons tous triché pour l'apprendre en cachette. Il est mort il y a quatre ans.

-Et vous ne connaissez pas d'Italiens ? Il y en a plein à Paris.

-Lo so ma non mi piace. Sono una selvaggia. È cosi. Vous y êtes allé souvent, en Italie ?

-J'ai passé de nombreux étés à Rome. Depuis mes onze ans, l'été. Quando ero un ragazzo, la vita era miravigliosa. Fare niente, lasciare morire i pomeriggi di fuoco poi andare via, mangiare gelati ed anguria, vedere capolavori, sedersi nelle chiese fredde dove nessuno viene.

Je vis qu'elle avait les larmes aux yeux.

-Je crois qu'il vaut mieux changer de sujet. Je vois bien que cela vous touche. Je suis désolé d'avoir réveillé des douleurs...

-Vous n'y êtes pour rien.

-Un peu malgré tout.

Elle alla chercher un verre pour le remplir à son tour de Martini.

-Je n'ai pas trop l'habitude.

Elle trempa ses lèvres avant de s'asseoir sur le canapé. Je me contentai de la natte, face à elle. Nous nous regardions et à chaque gorgée nous nous adressions un sourire qui n'avait pas de sens, ou tous les sens possibles.

-Nous devrions nous dire quelque chose. C'est pour cela que je suis venu, pour que tout ne paraisse pas artificiel.

-Pour que cela n'ait pas l'air d'un simple threesome ?

-On peut le dire de cette manière.

-Vous me trouvez trop crue ? Vulgaire peut-être ?

-Nullement.

-Vous vous attendiez à quelqu'un d'autre ? Grégoire vous a menti, il m'a décrite telle que je ne suis pas ?

-Il était très en-deçà de la vérité. C'est peut-être pire que le mensonge, d'ignorer qui on a devant soi.

Elle eut une moue gênée.

-Vous y pensez, vous aussi, que bientôt nous serons nus l'un face à l'autre. D'ailleurs, vous savez que je suis nue sous mon vêtement. Il suffirait que je fasse glisser la ceinture...

-Si vous pensez que ce n'est pas nécessaire, que ce n'est plus nécessaire, alors nous ne le ferons pas. Grégoire m'a expliqué. Je comprendrais. Vous aviez imaginé quelque chose et au moment de passer à l'acte, vous comprenez votre erreur. Ce sont des désarrois communs. N'ayez pas peur de me dire : repartez chez vous, et je m'exécuterai.

Elle finit son verre, en servit un second, sans même faire attention à moi.

-Je suis toute seule. Ils sont tous morts dans un accident de voiture, il y a quatre ans, en revenant d'une partie de pêche en Normandie. Tous. Les grands-parents, les parents et le frère. Une voiture qui s'est déportée dans une longue ligne droite. Je suis riche à millions. Voilà, vous savez tout. Et même cela, Grégoire ne le sait pas.

-Je vais vous laisser.

-Non, non, pas du tout. J'aimerais que vous me parliez de l'Italie, de Rome.

-Je croyais que c'était le Japon.

-Nous parlerons du Japon quand Grégoire sera arrivé. Racontez-moi des histoires.

-Je ne sais pas, moi. Vous parler de ce que j'ai vu de plus beau ou de ce qui m'a le plus ému...

-Comme vous voulez.

-Mais ce seront des endroits qui ne vous diront rien, des anecdotes ridicules.

-Pas pour moi.

-Mes grands-parents habitaient dans le...

-Surtout, dites-le en italien.

Je ne voulus pas replonger dans mon enfance mais choisis un souvenir d'une dizaine d'années. Je lui racontai donc cette journée d'été où, après avoir mangé une glace chez Fassi, ma grand-mère, qui était très pieuse et sans illusions sur le monde, accepta enfin de voir la sculpture si étrange du Bernin que l'on a placée dans l'horrible Santa Maria della Vittoria. Elle en avait souvent entendu parler et des paroissiennes de ses amis lui avaient précisé que c'était une honte de voir une telle sainte ainsi exposée, dans une posture pour le moins équivoque. Elle avait vu quelques semaines auparavant, dans une émission tardive, elle était insomniaque, un reportage sur la statue. Elle l'avait vue, mais ce n'était qu'un écran. Elle ne mesurait pas l'effet qu'elle pouvait produire. Sentant sa fin proche (ce en quoi elle avait un sage pressentiment puisqu'elle mourut en novembre, et moi, aussi, l'idée m'avait traversé, qui avais éprouvé le besoin d'une visite impromptue à Rome.), elle me demanda de l'accompagner. Pour lui éviter toute fatigue inutile, nous avons pris un taxi jusqu'à la place de la République dont elle a admiré la lourde fontaine, puis nous avons remonté la rue jusqu'à l'église. Je lui ai tenu la main et nous avons avancé jusqu'à la beauté de sainte Thérèse dont le marbre flotte comme une gaze. Il faut oublier l'ange rieur et les rayons baroques qui polluent le regard et se concentrer sur l'extase de cette femme. Il faut se concentrer sur ce pied qui pend, sur cette main qui doucement glisse vers le souvenir d'un désir perdu, ou que rien ne peut sauvegarder, parce que tout en ce monde est appelé à disparaître. Mais elle est là, dans la brûlure obsédante de son oubli, emmaillotée encore des oripeaux de la foi. On a beau sortir tous les textes possibles, faire toutes les exégèses possibles de la mystique la plus extrême, ce qu'on a sous les yeux n'est rien d'autre que le surgissement fébrile et éphémère du désir. Elle est belle et de chair, comme le sont les obscures caravagesques de San Agostino ou du Palais Barberini, ces femmes de rien dont Merisi a fait des icônes.

Il y avait bien longtemps que j'avais renoncé à l'italien pour me lancer dans cette défense brûlante du Bernin.

Elle me regardait avec des yeux plus sombres encore, et fixes, et graves.

-Ha piaciuto alla nonna la pittura ?

-Molto, molto. Rimpiangeva di non l'aver vista prima. É cosi.

-Non aspettaro io troppo per vederla. Forse sola, forse no.

Il y eut un silence et l'on entendit alors deux petits coups à la porte.

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