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Les Corps plastiques (VII, suite)

 

Il m'appela pour me dire que l'assassin présumé des Jahier était mort et que j'allais recevoir l'ordre d'autopsier. La déconfiture de Rouvier mettait sur le devant de la scène Lavanelle qui l'envoyait à l'institut médico-légal. Nous nous retrouverions là-bas.

-La boucle est bouclée.

Nous avions devant nous celui qui avait réussi à décimer une famille entière, ce qui n'était pas un mince exploit. Il y avait certes l'énigme paternelle dont la mort restait inexplicable, les analyses toxicologiques complémentaires n'ayant donné aucun résultat satisfaisant. Mais, pour le reste, les indices relevés, les traces d'ADN notamment, avaient rendu leur verdict et Zuccan était bel et bien le meurtrier de Bernadette Jahier. Quant à ses motivations et au déroulement des événements, les collègues de Grégoire supputaient à qui mieux mieux. Il leur fallait un mobile et un modus operandi. Ils n'avaient pu interroger le suspect, tombé dans le coma dès son admission aux soins intensifs. Les médecins avaient laissé peu d'espoir aux enquêteurs. L'instruction s'éteignait de facto par sa disparition. Pour les autres morts, il n'en était que la cause indirecte et sa responsabilité ne pouvait être engagée.

-Zuccan, Sébastien, né le 17 mars 1990, à Paris, domicilié au 19, rue Sainte-Marthe...

Pendant que Grégoire lisait sa fiche, je prenais les premières mesures.

-Sans formation. A arrêté l'école il y a trois ans. Depuis, travaille chez son oncle, dans un commerce de fruits et légumes, près du square des Batignolles.

-1,80 pour 71 kilos.

-Aucune inscription au casier judiciaire. Aucun retrait de permis. Même pas de points perdus. Sur l'enquête de proximité, rien à signaler.

-Et sa relation avec la famille Jahier ?

-Ils ont fait choux blancs. Personne ne les connaissait, il n'en a jamais parlé.

-Un crime crapuleux ? Une tentative de vol qui a mal tourné ?

-On devrait en conclure que oui.

Il avait vu ma moue.

-Pourquoi, tu n'es pas convaincu ?

-Approche.

La carcasse de Zuccan était pâle, sèche et imberbe. Il avait une sorte de blondeur juvénile et un visage délicat que rien ne venait entacher.

-Un personnage remarquable dans son genre. Un criminel d'un genre très particulier. Une famille entière. Responsable direct ou indirect, selon ce que la politique appelle la théorie des dominos. Tu peux t'attendre à ce qu'un jour on en fasse une émission télé.

Il fixait son visage dans un mélange d'étonnement et d'incrédulité.

-Il était plutôt joli garçon, non ? Et tout à fait acceptable comme cadavre en plus. Jahier, le fils, lui a tiré dessus alors qu'il était de dos, ce qui fait que les blessures sont invisibles quand tu le contemples de cette manière mais j'ai lu les informations médicales. Trois balles : deux au niveau des poumons, une autre dans la colonne, à la hauteur de l'estomac. Même s'il avait survécu, il aurait été paralysé. On pourrait le laisser en paix, lui faire grâce de se faire tailler en pièces pour avoir à confirmer ce que tout le monde sait déjà. Il faut des traces, Grégoire, toujours des traces, pour être couvert. Ce n'est pas pour lui, ou pour les Jahier, que nous sommes là, mais pour nous. Rien que pour nous. J'ai défait les bandages. Derrière, ils ont charcuté et n'ont extrait que deux balles. La balistique a confirmé qu'elles provenaient de l'arme de Cyril Jahier. Reste la troisième. Il la faut pour que tout soit en règle. Après, chacun dormira sur ses deux oreilles.

Il me regardait avec une étrange retenue.

-Il n'a pas une tête d'assassin, quand on croit savoir ce qu'est une tête d'assassin. Même pas un air de petite frappe. Et regarde son corps. Pas un piercing, pas un tatouage. Un gars tout lisse. On te l'amène ; on te dit : ce mec, il a trucidé une brave commerçante. Si l'on n'avait pas tous les moyens modernes à notre disposition pour nous rendre impossible la moindre dissimulation, toute cette batterie d'analyses pour t'empêcher de mentir, on le croirait innocent.

-Soit, mais par le passé, c'est l'absence de ce que tu appelles la batterie d'analyses qui nous faisait nous en remettre aux seuls témoignages humains qui avaient vu une silhouette, qui trouvaient une ressemblance, qui...

-D'accord, d'accord. Pour lui, la question ne se pose plus. Reste que sur un point, je puis apporter une réponse. Une réponse qui ne sortira pas de notre tête-à-tête.

-Dis toujours.

-Sans doute te souviens-tu du curieux tatouage d'Amélie Jahier et de son motif stylite.

-Avec le lion vénitien.

-Exactement. Zuccan a-t-il un deuxième, voire un troisième prénom ?

Il jeta un œil sur ses notes.

-Peppino.

-Le nom du père, ou du grand-père.

-Mais Zuccan...

-Quand tu auras le temps, tu prendras une carte détaillée de Venise et tu découvriras que nombre de rues ont des noms où la lettre finale est une consonne, là où on attendrait un o ou un i. Je suis sûr de mon fait parce que c'était une étrangeté frappante pour moi. Je me souviens d'être passé dans une calle del Magazen, certain, et il y en avait d'autres, avec des z, aussi. J'avais l'impression d'avoir déjà un pied sur la côte dalmate. Je ne saurais expliquer le phénomène, mais...

-Il n'a pas la tête d'un Italien. Tu me rétorqueras que le blond vénitien...

-Obtenu en forçant la nature : mélange d'alun et de gelée de coing, si je me souviens bien. Pour revenir à notre client, je t'assure qu'il a des origines vénitiennes et qu'il a eu une histoire avec la fille.

-Et alors ?

-Après, je ne sais pas qui jouait avec qui et ce qui a pu se passer. Je ne crois pas qu'on ait fouillé ses affaires pour trouver des indices, à la fille. Personne n'y pensait. On s'est dit qu'elle était morte d'un désespoir familial. Ce n'était sans doute pas vrai.

Il me regardait fixement.

-Les meurtres et les morts ne sont que la surface des choses.

Il gardait la même raideur. Il s'avança jusqu'à la table à instruments pour prendre le scalpel.

-Ca t'épaterait que je lui le fasse le Y.

Mais en disant cela il me tendit l'objet sans baisser les yeux.

-Vas-y. Je n'ai plus peur.

Je fis la première entaille, la deuxième entaille, et suspendais mon geste pour chercher dans ses yeux le sens qui m'échappait.

-Qu'est-ce que tu attends pour lui mettre les tripes à l'air ?

-Sûr ?

Je lui montrai la cuvette et la chaise au fond ; il avait une pâleur de statue ; j'ouvris Zuccan et je me décidai à procéder à l'examen interne.

-Je ne crois pas que nous puissions continuer notre histoire avec Marianna.

-Ce n'est pas l'endroit, je pense, pour en discuter.

-Si, justement, parce que maintenant que tu as commencé le boulot, tu es bien obligé d'aller jusqu'au bout. Tu ne vas le laisser dans cet état. Et de toute manière, on attend un rapport.

-Et toi ? Tu iras jusqu'au bout du tien, à lui écrire Sade in extenso ?

-Cela n'a rien à voir.

-Cette fille est complètement folle.

-Tu veux m'en protéger ?

-Elle se raconte des histoires, veut que sa vie lui entre dans la peau, aime deux hommes de part et d'autre comme si elle était une zone interdite sur laquelle nous devrions nous échiner. Un no man's land ou un mur où nous laisserons nos traces.

-Je m'en fiche.

-Moi pas !

-Tu l'aimes ?

-Non.

-Tu mens.

-Pourquoi, alors, poser la question ?

-Si tu ne l'aimes pas, il ne te sera pas difficile de t'en aller.

-Tu l'aimes, toi ? Elle te dévorera en moins de deux.

-Tu crains pour ma vie ? Je ne suis pas en sucre.

-Il ne s'agit pas de cela.

-Parce que tu crois qu'elle te préfère. A peine arrivé et tu te vois déjà maître de la place.

-Regarde-le. Regarde, Grégoire, cet enchevêtrement de boyaux, cette usine de nerfs, de chair et d'os, de liquidité et de purulence à venir. Il y a derrière chacune des beautés du monde, des séductions de l'instant, la terrifiante promesse de la mort. Ne la précipite pas en croyant recouvrir cette vérité des artifices de la passion et du jeu.

J'avais posé le scalpel derrière moi, par précaution.

-Il suffirait que je lui dise que son corps-palimpseste est une idée qui me revient pour que tu sois réduit au rang de petit eroticaillon.

Il avait pâli plus encore.

-Tu vois, je ne suis pas comme toi. Je ne cherche pas à être le grand vainqueur, le seul vainqueur. D'avoir voulu l'être par le passé, j'en ai éprouvé une incandescente amertume. Je savais qu'en me proposant de rencontrer Marianna tu ouvrais la boîte de Pandore. Mais il faut aimer les maux du monde, faute de savoir les contenir. Aimer les maux et ne croire à l'éternité de rien. Comme il faut voir l'hécatombe caniculaire sous l'angle d'une régulation bienfaitrice de la nature.

Il avait un regard perdu.

-Grégoire, nous aurions pu, en d'autres temps, régler l'affaire au petit matin, dans une clairière. Autre temps, autres mœurs. A moins de vouloir faire un carnage de tout. Ce n'est pas à nous de décider, mais à elle, peut-être, et si elle a un tel charme que nous devions lui abdiquer toute raison, tentons au moins de vivre.

Nous nous regardions fixement.

-Alors, rendez-vous chez elle ce soir, comme prévu.

 

 

 

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