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Les Corps plastiques (épilogue)

 

J'ai rêvé qu'il y avait un cri. Le cri était le rêve mais j'aurais été incapable sur le moment d'en déterminer la provenance. Mon regard s'est lentement fixé sur le plafond et le décor en camaïeu gris du petit matin gris qui, enfin, après tant de semaines bleues, promettait des orages, peut-être, de la pluie sûrement.

J'avais la bouche pâteuse des boissons de la nuit. J'avais mal au dos, j'avais dormi presqu'en travers du canapé, une jambe dans le vide. En bougeant légèrement j'ai senti la douleur compresser mon crâne et entendu un bruit, à peine sensible d'abord puis le clair vagissement d'un corps, maintenant que je m'y intéressais, filait à travers la pièce, mais j'étais seul. Je me levai sans bruit jusqu'à la porte de la chambre, entrouverte, et je vis qu'ils étaient là, elle sur lui, allant et venant dans un quasi ralenti, érotique, les cheveux en bataille, et lui, les mains sur ses seins, les caressant, avec un sourire que je devinais, malgré l'angle qui me cachait une grande partie de son visage. Elle allait et venait en murmurant des choses incompréhensibles. Le simple entrebaillement de la porte ne me permettait pas de les voir en totalité mais je savais comment ses fesses pouvaient bouger, comment son sexe pouvait entrer en elle. La densité obscure de leur corps flottait dans la luminosité incertaine d'un jour de pluie. Je ne bougeais pas. Je les regardais. Elle descendait parfois vers lui, l'embrassait et passait sa main dans ses cheveux, et d'elle, je ne voyais justement que sa chevelure, son épaule droite et la courbe de sa poitrine quand ses mains, à lui, redescendaient un temps vers les hanches et le ventre.

Je restai là, à attendre qu'ils en finissent.

Elle allait jouir, cela se sentait, par le mouvement accéléré des corps, par ses gémissements qui haussaient d'un ton, et je le vis mettre un doigt sur sa bouche pour l'avertir d'être plus discrète. Elle accélérait le mouvement. Lorsqu'il fut clair qu'elle n'y tiendrait plus, elle se pencha vers lui et l'embrassa pour contenir son bonheur dans sa bouche et les deux poèmes de Kobayashi et Sugita formaient vraiment une tresse sur laquelle la double marque rouge devenait des nœuds de laine enfantins.

Ils étaient seuls, tous les deux, et moi je n'étais rien.

Je n'eus pas de mal à trouver dans la cuisine le long couteau dont elle se servait pour découper le poisson et je vins reprendre ma position initiale. Ils avaient changé la leur. Il était désormais sur elle qui l'enserrait, une main sur l'omoplate, une autre sur les reins. C'était à son tour de vouloir jouir.

J'entrai doucement sans que la porte grince le moins du monde. Je m'approchai. Il était tout à son désir et elle fermait les yeux en lui chuchotant des mots doux à l'oreille. Elle eut le temps de les ouvrir pour me voir ; et que ses derniers instants me soient consacrés, définitivement, avant que le couteau ne vienne l'abattre lui, d'abord, que tous les coups donnés ne l'entaillent et ne le rougissent à mort ; et elle, essayant vainement de se défaire de ce corps qu'elle voulait si fort, de ce corps si beau qu'elle voulait à elle seule, sans moi ni personne, ridiculement empêtrée dans ce visage qui vomissait du sang, incapable de crier même, de demander la moindre pitié.

La canicule va durer, ils l'ont annoncé à la radio. Personne ne pense à eux. Ils sont à côté, unis d'être à jamais séparés. Ils sont  invisibles,  dans  leur solitude cadavérique, comme nous le sommes tous, le plus souvent. Et leurs corps, quand on les découvrira, dans quinze jours, dans un mois,  plus peut-être, ne seront plus que l'ombre d'eux-mêmes. Pour l'heure, j'attends que vienne la nuit, allongé sur la natte. Les fenêtres ouvertes laissent entrer les rumeurs :  elles sont rares. Musique, claquements, gémissements, pleurs d'enfants, télévisions, mots coupés, hâchés, inaudibles, perdus. Des sirènes, au loin, parfois tout près, dans les rues adjacentes.  J'écoute en sourdine et en boucle Bron-Yr-Aur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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