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Les Corps plastiques (I)

 

I

 

-Docteur Thorey-Galliéni.

Je lui ai tendu la main et vu les circonstances il ne pouvait pas répondre enchanté. Il a marqué un temps d'arrêt.

-Commisssaire Grégoire Ferré.

Il n'a pas trente ans, une pâleur de gamine anorexique. J'ai compris immédiatement qu'il en était à sa première mission et c'est bien difficile d'être puceau de l'autopsie, comme aurait dit l'autre.

-Vous êtes nouveau ?

-Oui, j'ai été nommé en juillet.

Il aurait sans doute voulu une poigne sèche mais il a la main moite, et la voix anxieuse.

Nul, dans son entourage, ne l'avait averti, à moins que ce soit un oubli regrettable. Il était endimanché, avec une cravate noire éclaircie par de fines rayures bleu roi, fort jolie. Je ne sais ce qu'il s'imaginait. Qu'il fallait être présentable en toutes circonstances ? Sans parler de la chaleur écrasante. Etait-ce une manière d'être solennel ?

-Je vous sers de guide.

Nous avons pris le premier couloir et je lui ai expliqué qu'il vaudrait mieux qu'il se change. J'étais déjà en tenue. Nous avions un vestiaire prévu à cet effet. Comme il mettait la main à sa poche intérieure, j'ai vu que sa chemise était une Yves Saint-Laurent. Il ne pourrait plus la remettre. Elle sentirait le cadavre et lavage ou non, la fiction du moment l'emporterait sur la réalité de tous les assouplissants du monde.

J'ai désigné la porte derrière laquelle tout se passerait.

-Si vous voulez en croire mon expérience, le plus simple est de tout enlever. Moi, je suis nu sous ma blouse. Même pas mon slip, ni mes chaussettes. Et ne vous inquiétez pas : les cadenas sont inviolables.

-Si vous le dites.

-En plus, vous verrez que par ces temps de fortes chaleurs, il y a un certain bonheur à être au frais. En ce moment, j'ai souvent l'occasion de me rafraîchir.

Je lui ai fourni le nécessaire. Je l'ai attendu dans le couloir, en échangeant quelques mots avec Agostinelli, au sujet d'un septuagénaire trouvé au pied d'un escalier. Il n'en pouvait plus d'autopsier des vieux. J'avais un peu plus de chance. La mienne n'avait même pas la cinquantaine et c'était une autre histoire. Un meurtre.

Le commissaire sortit enfin avec son dossier sous le bras.

-On a déjà disposé notre cliente sur la table, dis-je en ouvrant la fameuse porte. Je vous en prie...

Il s'est s'arrêté aussitôt le seuil franchi. La victime était au centre de la pièce, une masse sous un éclairage outrancier. Nous pouvions nous avancer. Pour l'heure il ne risquait pas grand chose.

-Vous savez que c'est le plus curieux des hasards qui augure de notre rencontre, commissaire. Normalement, c'était mon collègue, l'éminent docteur Vigneau qui devait en être, comme on dit. C'est lui que vous avez dû voir sur les lieux.

-Oui.

-Mais il lui est arrivé un grand malheur, voyez-vous : il s'est rompu le tendon d'Achille pendant sa séance de squash.

Aussi, à son âge, resterait-il sûrement boiteux.

Je me suis approché et c'est ainsi que je me suis retrouvé face à Bernadette Jahier. Au premier coup d'oeil : un mètre soixante-deux (avec les années, j'ai acquis une expertise dans cette évaluation qui me rendrait un témoin redoutable, et, dans le fond, tel est mon être : redoutable témoin) ; soixante-sept kilos (sur ce critère la marge est plus souple. Par delà la morphologie, entrent en lignes de compte des paramètres problématiques : masse graisseuse, puissance musculaire, densité osseuse). Vérifications faites : juste sur la taille, un kilo et demi en-dessous pour le poids.

Le commissaire Ferré m'a rejoint et je lui ai demandé des précisions tout administratives. Cela n'a posé aucun problème. Il a dit d'une voix essoufflée :

-Bernadette Jahier, née Weinhraut. Quarante-neuf ans. Née le 28 mars 1962 à Sarreguemines, département de la Moselle. Mariée à Jean-Claude Jahier, charcutière 11, rue Vivienne. Mère de deux enfants, Cyril et Amélie. Domiciliée au 16, rue Lancroy, Paris XIème.

Charcutière de son état. Fallait-il comprendre charcutière de plein droit, fruit d'un savoir, d'un apprentissage sanctionné par un diplôme, charcutière pleine et entière (façon de dire puisque je la rencontrais plutôt diminuée) ou bien charcutière par contamination, femme de, comme la pharmacienne, femme du pharmacien, sans autre forme de procès.

-Cela s'est passé dans l'arrière-boutique. Elle a été atteinte de trois coups de couteau. Pas de traces de violences annexes, ni de viol, ou de tentative de viol. D'ailleurs, vous voyez : on l'a amenée encore habillée.

Des hanches épaisses, des cuisses charnues, cela se sentait, une belle carrure et la poitrine établie lui donnaient assez bien les attributs attachés à la fonction. Une sorte de personnage balzacien. Pourtant cette loi doit être nuancée selon les catégories sociales et professionnelles. Il y a certes des notaires rebondis, étalés, dégoulinants, mais j'en ai croisé aussi étiques, osseux, une sécheresse de corde. Je pourrais en dire autant des employés de banque, des voyous, des flics. Pour les charcutiers, bouchers, pâtissiers, et leurs compagnes respectives, je pencherais néanmoins vers la tendance du nourri satisfait, de l'auto-publicité dans la boutique, pour dire qu'on mange bien ici, qu'on peut avoir confiance. Les gras sont gentils et vrais. La plénitude de leur corps parle pour eux. La parole du corps.

Grégoire Ferré avait une immobilité de statue.

-Je sens que vous avez du mal...

-Oui.

-On peut donc y aller progressivement. Regardez-la tant qu'elle est encore dans son état normal, et qu'elle est habillée. Ensuite on avisera.

Outre sa corpulence éployée, Bernadette Jahier avait le visage rond, le teint blanc de l'est français (rien à voir avec le mystère slave cependant) combiné à la décoloration franche et pomponnée de la commerçante qui sait par un sourire fleurir une addition parfois rude, justifiée néanmoins par la qualité des produits et le savoir-faire. Un archétype devant lequel il aurait été difficile de s'extasier. Surtout que le visage doux et rond avait abdiqué malgré tout devant la peur des derniers instants...

-Elle a dû souffrir, a murmuré Ferré.

Et la douleur, en effet : le regard avait une fixité ébahie, des yeux d'un bleu clair remarquable malgré la dilatation des pupilles, comme une peinture métallisée de véhicule haut de gamme. Le seul éclat dans toute cette médiocrité. Fixité du regard bleu entaché d'un rimmel dévastateur, à cause des larmes, soit : un mauvais water-proof ; les larmes de la douleur, quand tout était perdu, que la vie prenait le large, le visage doux et rond crispé sur son propre néant, un moment philosophique qu'elle n'avait pas su appréhender sereinement, visage rond et doux tourné à la Bacon. Una smorfia.

Ferré manquait d'attention, il avait l'œil oblique de celui qui ment devant le courage qu'on lui demande.

-Vous savez, commissaire, si vous ne vous décidez pas à voir la réalité en face, vous toucherez très vite l'insupportable. Ce que je vous montre ici, ce n'est rien. Une grimace et trois coups de couteau sous la blouse, on ne peut guère considérer la chose comme un acte de bravoure.

-Je sais.

-Il serait bon que nous allions au moins jusqu'au déshabillage, que vous voyiez des blessures de près. Le couteau est souvent moins propre que l'arme à feu mais, là au moins, le visage est intact.

-D'accord.

Elle était étendue dans son apparat charcutier : la blouse blasonnée Jean-Claude Jahier Boucherie-Charcuterie-Traiteur, blouse à manches courtes avec des volants discrets aux entrelacs rose et bleu tout aussi discrets.

-Je vais commencer.

Je le regarde. Il a une expression qui ne veut rien. Je vais attendre encore.

-Racontez-moi l'histoire d'abord, avec un peu plus de détails.

-Un livreur, très tôt, l'a découverte dans l'arrière-boutique, baignant dans son sang, morte, un carnage. Trois coups de couteau dans l'abdomen, allongée, face contre le carrelage. Avec les marques relevées sur le sol, on en déduit qu'elle s'est traînée sur un mètre cinquante environ. La main gauche tendue...

-Ensanglantée...

-Oui, qui avait tracé un quart de cercle. Elle a voulu chercher quelque chose, du secours, sans doute, attraper quelque chose.

-Voulu écrire ?

-Pas certain. Rien qui aille en ce sens. Mais elle s'est vue mourir.

Les gens qui meurent sans le savoir sont plutôt rares si l'on y réfléchit : ceux qui prennent une balle perdue, les avions qui explosent, les attentats, les accidents de la circulation. Il y en a sûrement d'autres.

-En tenant compte des vêtements de la victime, de la raideur du corps, du sang figé, votre collègue en avait déduit que la mort devait remonter à la veille, dans les heures qui ont suivi la fermeture de la boutique... On n'a pas relevé la moindre trace d'effraction...

-Logique, puisqu'elle était encore là...

-Ni même de signes de brutalité sur les murs, les meubles. Il faut en déduire que la victime connaissait son agresseur, son ou ses, d'ailleurs, quoique l'étroitesse du passage où elle a été retrouvée fasse pencher la balance...

Expression judiciaire, instrument commerçant.

-Pour l'acte solitaire...

L'inconscient policier, l'inconscient du policier.

-Pourquoi vous souriez ?

-Pour rien, commissaire, pour rien...

Le Jean-Claude Jahier Boucherie-Charcuterie-Traiteur brodé en noir, et dessous M.O.F., en bleu.

-Pas n'importe qui. Vous avez vu, commissaire ?

-Quoi ?

-Meilleur Ouvrier de France.

Et je pensai à mon chocolatier. Il est M.O.F. lui aussi. Sur la vitrine il a fait dessiner un nœud tricolore.

-Il est où, le mari ?

-Justement. C'est là le grand mystère...

Il accrocha tout de suite mon regard et cela le soulageait.

-Le mari est introuvable. Personne dans la boutique. Pas de traces. Quand le livreur a averti le commissariat du carnage, il était évident qu'il n'était pas allé plus loin et l'on s'attendait à d'autres découvertes macabres. L'épouse et le mari. Seulement, de lui, nulle trace. Volatilisé. Personne ne l'a revu et, apparemment, il n'est pas repassé chez lui, comme un individu pressé de disparaître. Pas pris de valise, armoires en l'état.

-Il devient donc le principal suspect.

-Exactement.

-Un crime de proximité banal.

-Oui.

-Et vous avez lancé des recherches ?

-Evidemment. Si l'histoire ne sort pas de la famille, je crois que l'enquête ne traînera pas.

-En attendant, il va falloir que nous nous y mettions.

La moue était moins de dépit que d'appréhension.

-Vous avez bien fait des stages pendant votre formation... Et vous n'êtes jamais tombé...

-Sur un mort ?

-Un bien amoché au moins... Mort ou vivant, c'est secondaire.

-Je suis passé entre les gouttes.

-Alors ce que je vous propose, c'est une sorte d'initiation, une première approche. Il est 14 heures 16.

 

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