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hors de toute mesure

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Il y a quelques mois, dans un endroit qui se veut évidemment branché, dans l'air du temps, j'avais sous les yeux le dispositif qu'illustre la photo ci-dessus.
On pourrait d'abord le considérer comme un élément décoratif. Dans un genre assez sobre et passablement vintage, rappelant en fait les décors de certaines séries des années 70. Le vintage et le recyclage du passé sont des valeurs contemporaines, dira-t-on. Certes, mais il ne faut pas se méprendre : ce goût se développe sur un mode qui n'a rien à voir avec une quelconque valeur culturelle, citation faisant signe : dans ce genre de situation, la citation est d'abord un élément de communication, c'est-à-dire la destruction du signe capable de transcender sa valeur de signe, en vue d'une signification qui le dépasse. L'objectif communicationnel rabat toute cette perspective sur une rentabilité du signe, à l'aune d'impératifs économiques. C'est le propre de la mode que de ne pas considérer les signes autrement que comme des ressources dont les valeurs essentielles ne sont pas le sens propre mais la capacité qu'ils ont de créer une connivence entre les deux parties de l'échange. A ce titre, le signe a une vie, une durée de vie indexée sur des principes de visibilité et d'efficacité. Il n'est pas là pour nous porter au-delà de sa connotation ; il est là pour que le courant passe.

Dès lors, un esprit qui n'arrive pas toujours à passer son chemin (1) se demande en quoi l'heure de New York, de Pékin (faut-il écrire Beijing ?) ou Buenos Aires lui importe, en quoi il est indispensable qu'il sache ce qui est une évidence : nous ne vivons pas tous sous le même fuseau horaire ? Sans doute est-ce pour relativiser mon nombrilisme, cette manière très étroite de tout ramener à une exploration empirique réduite du monde... Mais ce serait donner à un tenancier de bar une vertu de philosophie critique qui, parions-le, le dépasse. Cherchons ailleurs. Il faut peut-être devenir un homme du monde, un être "déterritorialisé", comme le rêvent à la fois le libéralisme le plus avancé et l'universalisme social-démocrate investi (c'est-à-dire gangrené) par les fantômes libertaires. Envisageons ainsi qu'en fixant mon regard sur l'horloge, je suis un citoyen du monde qui prend conscience que rien jamais ne s'arrête, que l'activité humaine est un travail perpétuel et que nous sommes condamnés à ne pas en finir de cette soumission à l'activité de l'autre.

Pour ce faire, il est nécessaire qu'en chaque temps de notre vie, des signes se développent, s'installent dans le quotidien, pour que les constructions politiques prennent la forme d'une naturalité implacable et que le choix de quelques-uns (fussent-ils nombreux par millions, mais notoirement minoritaires) deviennent une évidence pour tout à chacun. En l'espèce, et plus que jamais, il faut trouver des idiots utiles (2), des promoteurs de la terreur sourde de l'ordre et de la logique porteurs de vérité. Cela ne peut s'accomplir par les seuls discours dominants, par les seuls choix majeurs de la politique. Il est indispensable que, dans les interstices de la banalité, ce discours trouve des relais. 

L'une des manières les plus efficaces pour parvenir à ses fins, l'esprit libéral l'a trouvée dans cette effervescence mondialisée qui veut nous donner l'illusion que le triomphe technologique nous rend plus proches de tout et que la planète est effectivement un village (pauvre Mc Luhan...) où tous les temps physiques se fondent dans l'état concerné où je dois me trouver devant l'inévitable féerie d'un carrousel qui n'en finira jamais. Carrousel devant lequel je dois être en alerte. C'est bien là que se trouve le piège : le temps court, le monde file et ces horloges suggèrent qu'il se passe toujours quelque chose quelque part. Celui qui les regarde est l'éternel dépassé du monde, sans doute, mais il faut qu'il m'astreigne à combattre cette force contraire, jusqu'à épuisement. Ces aiguilles désynchronisées sont à la fois son défi et sa défaite. Il a perdu d'avance, se croit plus fort que la machine obscure qui commande leur alignement et il navigue entre hystérie et dépression...

 

(1)La question du passage n'est pas que métaphorique. Elle a une part très concrète. Il suffit de relire l'indispensable Walter Benjamin pour s'en convaincre. La circulation des idées ne se fait pas dans l'apesanteur des livres et des conversations. Elle a aussi une "traduction" pleine, pesante, qui transforme et alourdit parfois nos exxistences.

(2)Les idiots utiles représentent la forme pacifique de la collaboration en temps de guerre. Ils fleurissent ces jours-ci selon dans deux sphères très identifiables : les faux révoltés qui cautionnent, sous couvert de revendications libertaires, le libéralisme sous sa forme la plus violente ; les émancipateurs flagellés qui, sous couvert de révisionnisme historique, soutiennent l'islamisme jusque dans nos banlieues. Dans les deux cas, on trouvera un présentisme (pour se référer à l'analyse de François Hartog) qui se veut, dans le premier, une négation du passé, dans le second, une sacralisation d'un passé victimaire. On pourrait croire qu'il y a là une sorte de contradiction, d'incohérence. Il n''en est rien. Le renoncement ou le révisionnisme devant l'Histoire débouche à coup sûr au terrorisme physique, social ou philosophique, que nous vivons.

Le problème de l'idiot utile est qu'il peut se lever le matin en trouvant que ses mains sont propres. Il a les moyens cyniques de se répandre en discours moralisateur et indigné. L'indignations est son identité. Stéphane Hessel en est le meilleur exemple.

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