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voyage - Page 3

  • Passages

    Cela commençait par la trouée des phares dans la nuit, puis la presque nuit du début juillet. Toujours le même trajet annuel qui sembla peu à peu moins long, moins aventureux, mais l'important n'était pas là. Il en reste la fraîcheur passant par la glace à peine baissée, fissure du monde entrant dans l'habitacle contre laquelle il posait à intervalles réguliers sa main d'enfant. Cela commençait par le silence de chacun, comme une concentration matinale où l'on aurait posé les étais du bonheur à venir. Chacun dans ses songes. Peut-être même le conducteur rêvait-il.

    Puis arrivait l'attente au port, ritournelle interminable du voyage. Le soleil de huit heures baignait leur visage. Il était le messager de la fin d'après-midi, lorsqu'une fois installés, ils traverseraient la route, graviraient la dune pour admirer la plage, et la mer, vers laquelle, serviette et vêtements jetés comme des débris d'avant, ils courraient, sans même se demander si elle était chaude. Ils courraient et percutés par les vagues ils s'écrouleraient, ne verraient plus rien, pendant quelques secondes, du rivage et du ciel, avant de ressortir plus vivants que jamais, les lèvres ensalées.

    Alors l'attente pouvait durer des heures, trois ou quatre, avant que d'entrer dans la gueule du bateau, véhicules à touche-touche, sous les ordres d'un homme qui avait le teint bruni par la côte. Il y avait le ronflement des moteurs, l'escalier raide, métallique et sa rampe froide, une odeur mêlée de gasoil et de poissons (du moins s'en souvient-il ainsi et c'est très improbable car jamais ces navires n'avaient été conçus pour la pêche. L'idée qu'il se faisait d'un port, sans doute). Lorsqu'il arrivait qu'ils fussent dans les premiers, se greffait à la tension du départ l'impatience de devoir concéder à d'autres le droit de faire partie du voyage (et il est vrai que le plus grand bonheur était sans doute de monter les derniers, d'être les ultimes hôtes de cette odyssée, et de voir la structure qui servait de porte s'abaisser derrière soi, comme s'ils avaient été les derniers accueillis sur un radeau de fortune -jeu des premières années par excellence : être le dernier sauvé et feindre la frayeur).

    Mais l'étrange était aussi que ce ne fût pas un bateau de l'enfance, n'ayant rien en commun avec les goélettes de Jules Verne, les trois-mats des récits d'aventure. Il n'avait rien à voir non plus avec les vedettes qu'il avait empruntées, plus jeune encore, pour Bréhat ou Belle-Île. Jetant un œil au-dessous de lui, il voyait un parking, comme un morceau de route que l'on couperait bientôt de ses attaches (il ne connut la motilité larvée des ferries britanniques que plus tard et cela lui déplut).

    Sur le pont, aussi puissant fût le soleil, c'était le vent d'abord, un peu lourd, une extraction volatile de la mer sur laquelle les mouettes, criantes et folles, pouvaient se laisser porter. Il restait silencieux, près à entendre l'écho des hommes qui disaient que tout était bon et à sentir la petite secousse du navire qui abandonne la terre.

    Le trajet était bref. Le port écartait ses bras, deux jetées terminées par de petits phares, et il guettait le sillon ondulant et mousseux de sa propre échappée. En tournant la tête il pouvait déjà apercevoir le point d'amarrage, la butée du périple. Il n'en avait cure. Il y avait le temps de suspension de cette avancée qui le séparait du monde, cet entre-deux dans les humeurs de l'Océan, et, lui s'approchant d'elle, l'île était dans ses yeux une image mouvante, une imprécision délicieuse de roulis ou de tangage. La mer tapait amicalement contre la coque.

    L'île continuait de bouger, comme une incertitude posée sur l'eau quand la terre ferme, le continent, filait de chaque côté de l'autre horizon. Le bateau, le bac comme il fallait dire, ralentissait et c'était la même petite secousse, mais cette fois, pour toucher à autre chose, être touché par un autre monde. Il arrivait ailleurs.

    Très longtemps après cette époque il revint, seul. L'aventure tomba en lambeaux à la guérite du péage et c'était comme s'il se retrouvait à un poste-frontière, à devoir justifier de sa venue, en ce lieu qui fut sien. On y gagnait sans doute, mais quoi ? Il ne se souvenait pas que l'on payât pour prendre le bateau ; rien de cette soumission à l'ordre matériel du monde n'avait survécu et il en était heureux. Oui, maintenant, on y gagnait du temps, quitte à perdre la frissonnante parole de l'aventure. Nul ne parlerait plus de cette lenteur qui s'agrégeait au lancinant des flots, de l'odeur traversante et salée de ce paysage transitoire. À la place, ils diraient que le pont était une réussite technique, une tour de force magistral.

    Roulant sur le bitume de l'ouvrage d'art qui en avait fait, désormais, une presqu'île, il comprit que face à la mélancolie du temps révolu, dont il avait pris son parti, s'alliaient la dérisoire victoire de la vitesse, que l'époque lui imposait, contre laquelle il était impuissant, et la nécessaire, parce qu'utile, continuité territoriale dont il n'avait que faire. Que rien ne fut séparé, ne fut inaccessible : tel était leur credo. Au moment de franchir aussi aisément l'espace ancien, précieux et lent, il sentit la bascule : le présent faisait s'échouer l'île dans le seul univers du souvenir, radicalement. Il n'eut même pas le goût de se baigner. Il lui restait les mots, qu'il glissa dans sa poche, face à la mer, pour plus tard.