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voyage - Page 2

  • Jean-Christophe Bailly, voyageur du proche

     

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    Dans les temps où Nicolas Sarkozy engageait sa campagne électorale en montant sur l'estrade pour nous confier qu'il aimait la France, qu'il énumérait les raisons de son amour, pour nous révéler aussi ce qu'était de ne pas aimer la France, en ces temps, donc, où il jouait la fibre patriotique sur une musique vieillie de la pauvre rhétorique Guaino, je commençais à lire Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.

    Le titre, Le Dépaysement, est sur ce point une merveille. Il feint l'exotisme facile, comme si nous avions envie de nous changer les idées (et l'auteur lui-même, croit-on...) alors que c'est justement tout l'inverse. Ce n'est pas la lassitude ou le besoin de s'aérer qui enclenche le désir de vagabonder dans l'hexagone mais la curiosité de ne pas avoir encore compris cette présence française en lui. Le sous-titre éclaire davantage : Voyages en France. Le pluriel n'est pas qu'une question de décompte des billets de train ou des trajets en voiture. Loin de cela. C'est la multiplicité qui donne du sens, le caractère fragmentaire et fragmenté de l'expérience qui remplit peu à peu l'esprit d'un tableau imparfait et pourtant saisissant du territoire. Ce livre est d'abord une incitation à penser l'irréductibilité du monde à l'idée trop facile que l'on s'en fait.

    Bailly parle donc de la France, quoique ce verbe convienne mal puisqu'il écrit, et dans une langue plus sereine et plus douce que celle du binarisme élyséen. Ce n'est pas un carnet de voyage, ni un pèlerinage pour circonscrire la nation et le territoire. Ce n'est pas un recueil d'anecdotes : les personnages sont là, certes, mais ils sont en filigrane, participants précis et en même temps fugaces du décor (ce décor qu'ils ont façonné et qui les a façonnés). Ce n'est pas une enquête sociologique. Il y a chez Bailly une liberté, un délié dans le parcours, un balancement si imprévisible entre le détail, le croquis et la réflexion que le lecteur a vite la conviction que l'enjeu n'est pas la somme (le livre dans son entier) ou l'addition des parties (les chapitres cumulés) qui priment mais, étrangement, tout ce qui a été laissé de côté, tout ce à quoi ces pages nous ramènent. C'est une clef, en quelque sorte, pour regarder le monde autrement, parce que si nous y sommes, lecteurs, c'est dans les interstices du cheminement de l'auteur, cheminement qu'il faut faire nôtre, ensuite.

    Ainsi nous emmène-t-il en promenade dans des lieux discrets, secondaires, dirait-on, comme pour une route qui n'est pas un grand axe. C'est Culoz, Saint-Quentin, les jardins ouvriers de Saint-Étienne, une rue singulière de Lorient, Tarascon et Beaucaire... Il ne part pas à la recherche de ce qui est français en ces lieux, parce que ce serait vouloir les réduire absolument à l'abstraction d'une sémantique que les nationalistes et les cosmopolites (1) ont pourri de leurs certitudes. Il sent plutôt ce que l'histoire a inscrit, dans le déplacement incessant de son agitation, cette imperceptible marque des choses, des dispositions architecturales, des aménagements, des tracés, des connivences avec la nature,... Son livre n'est pas celui du soleil, des chromos d'un temps doré et d'une douceur intemporelle de vivre, qui fait dire/écrire à certains qu'avant tout était  absolument mieux puisque c'était avant. Ses pages sentent la pluie, le vent, une certaine difficulté à se mouvoir dans l'espace, la lenteur de l'ordinaire, de ce que les belles âmes parisiennes qui regardent le périphérique comme le début de la misère ne pourront pas comprendre, parce que pour la comprendre, il faudrait l'imaginer, et que l'imagination ne part jamais de rien. Livre de fuite (non pas de renoncement mais de fuite, quand un ailleurs proche appelle son correspondant tout aussi proche) pour nous dire que c'est d'abord le regard qui doit se remplir du monde et non l'inverse. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'aller loin.

    Mais revenons à la France de Bailly, qui n'est, on s'en doute, ni celle de Nicolas Sarkozy, kyste national-libéral dont l'incohérence sidère, ni celle des gauchistes classiques qui trouvent que, même dans le désordre et l'absurdité, la France reste un beau pays, un phare de la conscience mondiale, un modèle, mais un modèle qu'ils ne cessent de vouer aux gémonies. L'écrivain sait, lui, que parfois la parole est vaine, une sorte d'ajout à l'évidence. Dès lors, sa phrase et son sens du presque-rien émerveillent, parce que, loin de vouloir expliquer la complexité d'une nation qui a vu tant de singularités la nourrir, ces deux éléments (union de la forme et du fond) ouvrent vers un espace hexagonal fluide (les cours d'eau y ont une importance capitale) : jamais un lieu ne peut être compris sans sa proximité, même non dite ; jamais un lieu, aussi délimité soit-il sur la carte de France, ne peut être approché sans le lointain qu'on n'oserait pas habituellement lui accoler. Au fond, comme un exemple mystérieux, il s'agit d'admettre que Rimbaud, écrivain des brumes ardennaises est revenu, malgré tout, mourir en France, à l'exact opposé de sa naissance : Marseille.

    Cette œuvre ouverte qu'est la France, cette impossible unité (que la mondialisation cherche absolument à détruire), cette puissance de la présence du territoire, sans désir de revendication, Bailly l'a éprouvé, écrit-il, un jour à New York. Ce sont les premières pages du livre. Il est dans un appartement. La télévision diffuse en version originale La Règle du jeu de Renoir.

    « Il m'arriva ceci d'inattendu que ce film (ce que je revois, c'est seulement l'image en noir et blanc, sans dimension ni cadre) se mue en révélation. Non parce que je l'aurais alors découvert (je l'avais en effet vu, de cela en revanche je suis sûr), mais parce qu'à travers lui, à travers donc ce film qui, sans doute, est avant tout un classique du cinéma, j'eus la révélation, à ma grande surprise, d'une appartenance et d'une familiarité. Ce que ce film tellement français, ainsi visionné à New York, me disait à moi qui au fond n'y avait jamais pensé, c'est que cette matière qu'il brassait (avec la chasse, le brouillard, la Sologne, les roseaux, les visages et les voix -les voix surtout) était mienne ou que du moins, et la nuance qui ôte le possessif est de taille, je la connaissais pour ainsi dire fibre par fibre -mieux, ou pire : que j'en venais. »

    Quand, désormais, les simplifications politiques et morales ne vous laissent que le choix entre un nationalisme étroit et oublieux d'une partie de l'Histoire, et un cosmopolitisme culpabilisant et haineux de la même Histoire, le livre de Bailly est un bonheur d'intelligence et de finesse. Une autre façon d'approcher le monde, ce monde qui commence aussi au bout de notre rue.


    (1)Je renvoie à la querelle entre Maurras et Gide, celle du peuplier, au début du XXe siècle.


    Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Seuil, 2011.

     

     

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (II)

     

     

    Carnac, alignement du Ménec

    Parmi les lieux visités par Flaubert, il en est qui acquerront dans leur siècle suivant une notoriété touristique. Ainsi, le site (pour parler moderne) de Carnac... Mais devant les alignements mégalithiques, c'est moins l'étonnement qu'une certaine consternation ironique... Surtout, on le lira à la fin de l'extrait, il y a cette spiritualité dans la comparaison dont on ne sait jamais si elle est pure invention ou, peut-être, reprise d'une phrase ici ou là entendue.

    "Bientôt, enfin, nous aperçûmes, dans la campagne des rangées de pierres noires, alignées à intervalles égaux, sur onze files parallèles qui vont diminuant de grandeur à mesure qu'elles s'éloignent de la mer ; les plus hautes ont vingt pieds environ et les plus petites ne sont que de simples blocs couchés sur le sol. Beaucoup d'entre elles ont la pointe en bas, de sorte que leur sommet. Cambry dit qu'il y en avait quatre mille et Fréminville en a compté douze cents ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y en a beaucoup.

    Voilà donc ce fameux champ de Mars qui a fait écrire plus de sottises qu'il n'y a de cailloux , il est vrai qu'on ne rencontre pas tous les jours, des promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu'une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l'esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c'est peu commun, on s'avoue cependant que ce n'est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l'ironie de ces granits qui, depuis les Druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n'admirez-vous pas d'ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l'océan pour saler son pot-au-feu et de chasser les éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s'arrête encore lorsque s'exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l'usage."

     

                                                                                                Photo : Philippe Hillion

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (I)

     

     

    En 1847, pour essayer de combattre la maladie nerveuse qui l'atteint, Gustave Flaubert entreprend, avec son ami, le trop méconnu Maxime Ducamp, un voyage en Bretagne. Un an de préparation, pas moins, pour aborder la contrée armoricaine. L'écrivain laisse un témoignage de cette aventure dans un ouvrage délicieux, Par les champs et par les grèves, dans lequel, au-delà de l'évocation curieuse d'un monde disparu et pour tant si présent (on ne dira jamais assez la puissance des noms, ce que savait Proust...), le lecteur distingue déjà très nettement ce qui fait la force du verbe flaubertien.

    Dans le premier extrait qui suit, se déploie le cynisme généralisé par lequel Flaubert agace parfois, parce qu'il ne nous permet pas de choisir une position satisfaisante, parce que lui-même ne détermine pas avec certitude son choix : il semble répertorier la bêtise (déjà !), incluant la sienne, sans que l'on sache quelles sont les limites du jeu. Tout se construit dans un mouvement de balancier et chacun prend des coups. Il n'y a pas de parti pris mais tout le monde est pris à parti. La campagne bretonne est pitoyable, peut-être, mais elle n'a pas à rougir de l'outrecuidance parisienne. Ville ou campagne : la grossièreté est la même.

     

     

     

    "Quoique ne parlant pas le français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l'amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des humains que ces êtres-là. Mais comme ils s'occupent peu du Salon ! et même de l'Exposition de l'industrie ; comme ils s'embarrassent médiocrement de l'Opéra qui va rouvrir et du Rocher de Cancale qui est fermé ; comme ils ne causent pas de ce dont on cause : le Jockey-Club, les courses de Chantilly, les dettes de Dumas, les cuirs de M. de Rambuteau, le nez d'Hyacinthe, etc.

    C'est une chose dont on ne peut se défendre que cet étonnement imbécile qui vous prend à considérer les gens vivant où nous ne vivons point et passant leur temps à d'autres affaires que les nôtres. Vous rappelez-vous souvent, en traversant un village le matin, quand le jour se levait, avoir aperçu quelque bourgeois ouvrant ses auvents ou balayant le devant de sa port, et qui s'arrêtait bouche béante à vous regarder passer ? À peine s'il a pu distinguer votre visage ni vous le sien, et dans cet éclair pourtant tous les deux, au même instant, vous vous êtes ébahis dans un immense étonnement ; il se disait en vous regardant fuir : "Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ?", et vous qui couriez : "Qu'est-ce qu'il fait là ? disiez-vous, est-ce qu'il y reste toujours"

    Il faut assez de réflexion et de force d'esprit pour saisir nettement que tout le monde n'habite pas la même ville, ne se chausse pas chez votre bottier, ne s'habille pas chez votre tailleur, dîne à d'autres heures que vous, et n'ait pas vos idées ; mais je ne comprends point encore comment on existe lorsqu'on est notaire, comment il se peut que l'on soit employé dans un bureau, comment on se lève avant dix heures et on se couche avant minuit, et je me demande sérieusement s'il est possible qu'il y ait des êtres sur la terre s'occupant à autre chose qu'à aligner des phrases et à chercher des adjectifs."

  • Pas de porte

     

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    C'est la fin du printemps. Non loin, dans la courbe d'une rue, il est sur le pas de sa porte, d'une demeure dont tu ne connais nulle fenêtre. (peut-être de l'autre côté, invisible, une hypothétique cour intérieure). Il a la sécheresse des vieux et dans le regard une présence vivide, contraste qui t'a étonné la première fois qu'il t'a dit bonjour, sur le pas de  sa porte. Depuis, tu es repassé et le jeu (en est-ce, vraiment...) a recommencé. Bonjour, monsieur. Tu as d'abord répondu courtoisement. Puis un jour, tu as devancé son œil, comme si tu l'avais, cette fois, attendu, toi, et que tu voulais avoir le premier mot. Bonjour monsieur. Il est arrivé que tu l'aperçoives échanger quelques mots avec le quidam (à moins que ce ne soit une dame du quartier, tu ne sais...). Sa vie t'est inconnue, et le restera. Tu devines simplement une solitude contrecarrée par les premiers jours sans nuages. Il n'est pas sûr qu'il lui faille combler un vide (pourquoi penser à la misère...) mais continuer à nouer le fil du monde. Tu sens très nettement qu'il n'a pas le souci d'engager la conversation. Il ne quémande rien, comme le font parfois certains vieux à la caisse du supermarché, ou à l'arrêt de bus. Telle est sa singulière façon d'apparaître dans ta vie, sans attente mais contournant le silence, le silence qui, s'il l'avait maintenu, aurait signifié qu'en ce lieu (le lieu dont vos deux amabilités, aussi brèves soient-elles, prennent possession par le seul fait de marquer vos destins croisés), il n'y eut rien (pas rien, dans l'absolu, mais autre chose qui eût couru le monde sans vous).

    C'est l'été. Sa implicité et ses yeux te poignent. Tu penses à ce temps futur où aux mêmes bénéfices d'une humeur bleutée et ensoleillée, sa porte sera cette fois close. Il sera mort (ou comme si...) et de cet inconnu, dans l'imprécision même de ce semblant de dialogue, simple socialité perdue, tu auras perdu la trace. Tu repasseras devant le pas de sa porte, guettant l'ouverture et ne la voyant pas venir, par la force de cette répétition muette tu envisageras l'imparable.

    Tu penses à lui alors qu'un train t'emmène. Peut-être est-ce la peur d'avoir un jour comme destin le pas d'une porte qui te ramène à ces quelques semaines où vous avez été à la croisée de vos chemins... Il y a dans l'existence des personnes auxquelles on ne voudrait pas ressembler parce qu'on a pour elle un mépris radical, parce qu'elles incarnent une acceptation ou une parole répugnantes, parce qu'elles sont, parfois, la trace de ce qui en nous fait notre humiliation (en secret, face au miroir). Lui n'est rien de tout cela. Tu ne voudrais pas être un jour lui : chemin décharné qui mène à la mélancolie, à cette mélancolie-là. Ne pas être lui, sans que tu éprouves le moindre mépris ou que tu n'ailles t'imaginer le plus sombre des destins.Tu ne t'en fais pas les pires images. Ce n'est pas de la pitié (à son endroit) ou de l'apitoiement (sur toi) mais une grande désillusion : sur la vie, sur les heures, sur cette main de poussière avec laquelle nous croyons tenir le monde...

    Il y aurait beaucoup à réfléchir sur notre perméabilité. Ébranlés du quotidien pendant que les images du guerre défilent entre les publicités, compatissants humanitaires d'un jour pour nier la misère proche. Telle est la géométrie variable de nos accommodements. Il est dix-neuf heures trente. Dans le train, tout le monde mange ; la machine glisse sur les rails, balancement à peine sensible. Le soleil commence à renoncer. Le dehors est comme réfrigéré par la clim. Il n'existe pas, il s'efface. Nous ne sommes que des passants...

     

    La photographie est extraite du blog très singulier Midi à sa porte de Thomas P.

  • Bande d'arrêt d'urgence

    Tu vois le panneau

     

     

    là-bas, le panneau directionnel

     

     

    echangeurs

     

    et le grand arbre dix mètres plus loin,

     

     

    me dit-il, alors que nous roulions la nouvelle quatre voies qui

     

     menait au bord

     

    de mer, oui, le panneau directionnel. C'était ma maison

     Échangeur autoroutier

    et on va traverser la salle à manger, d'une certaine manière. Ils ont sauvé l'arbre. Une chance...

     


    Autoroute

    Ils gagnent un quart d'heure pour aller se baigner, maintenant... Un quart d'heure. Pas mal...

  • 2-Ne pas entendre

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Là-bas, tout là-bas, dépassée même la pensée de la brume froide, aux confins (cette idée qui n'a pas de consistance, pas plus que la contrée, forcément lointaine, ou l'utopie) du point de fuite donné par la route, tendue, la Corée du Nord.

    On croirait bien, cycliste, que tu en reviens et on voudrait t'arrêter pour que tu nous racontes, ainsi que savent le faire les précieux voyageurs (ceux qui ne cherchent pas à l'être) le silence, l'invisible, mais nous parlons mal chinois. Nous ne pouvons exiger que tu sois un Hermès de feu. Tu passes ton chemin et nous laisses à notre imagination, alors même que tu avais peut-être tant à nous dire sur toi, ton quotidien, les rigueurs de ton existence. Mais nous sommes parfois pris par le lointain. La ligne d'horizon pétrifie le proche, et le prochain qui l'habite.


    Photo : route enneigée de Mandchourie

    Texte "À l'aveugle" : Mirek

  • Barrès à Venise

     

     

    Maurice Barrès par Jacques-Émile Blanche 

     

    Après avoir exprimé mon agacement contre Vian à la Pléiade, il fallait une contrepartie. C'est Barrès, marchant sur les traces d'illustres écrivains pour l'inévitable voyage vénitien. Cette page suffira, je pense, pour souligner combien l'ostracisme littéraire dont il est l'objet ne se justifie en aucune façon.

     

    "Nulle ville mieux orientée que Venise. Les magnificences du Grand Canal ont le soleil pour coadjuteur. Si nous passons à la partie septentrionale, que n'atteignent plus ses rayons directs, déjà le frissonnement de l'eau, l'atmosphère tout accablée attristent nos sens. Déjà les fondamente nuove où l'on embarque pour ces îles mortes, l'imagination qui n'est plus soutenue et concentrée par les monuments de l'art, accepte des impressions plus vagues, se disperse en rêveries et flotte sur l'horizon de deuil.

    La première étape de ce pèlerinage, c'est, après vingt minutes, Saint-Michel, l'île de la Mort.  Ce cimetière de Venise est clos par un grand mur rouge, et présente une cathédrale de marbre blanc, avec une maison basse, rouge elle aussi, dont les fenêtres ouvrent sur les eaux vertes et plates à l'infini de cette mer captive. Chateaubriand remarqua ces fenêtres, en 1831, quand il se rendait de Venise à Goritz auprès de Charles X. Chassé jadis du ministère par ses coreligionnaires, il leur avait dit : "Je vous montrerai que je ne suis pas de ces hommes qu'on peut offenser sans danger." Il était de ceux (au dire de Guizot) envers qui l'ingratitude est périlleuse autant qu'injuste, car ils la ressentent avec passion et savent se venger sans trahir. Sa vengeance, maintenant, il la tenait ; il allait s'incliner respectueusement devant le vieillard déchu : "Sire, n'avais-je pas raison ?" Plaisir d'orgueil, satisfaction amère et qui ne rétablit rien. La gloire sans le pouvoir, c'est la fumée du rôti qu'un autre mange. Le brisement de la mer sur des pierres délitées qui protègent un charnier lui aurait donné un rythme large pour le psaume monotone de ses dégoûts.

    Bœcklin a peint une île de la Mort fameuse en Allemagne. Il put prendre à San Michele son point de départ. Sa toile cherche le tragique par de longs peupliers lombards, par des cyprès, de lourdes dalles, par le silence et des eaux noires ; mais la joie des gondoliers y manque qui conduisent ici les cadavres et qui, couchés dans leur barque mouvante, à la rive du cimetière, plaisantent en caressant un fiasque. Pour nous désespérer sur notre dernière demeure, il ne faut l'environner d'une horreur générale ; c'est nous flatter, c'est un mensonge ; faites-moi voir plutôt l'indifférence : seules pleurent deux ou trois personnes impuissantes et bientôt elles-mêmes balayées, pour qu'il en soit de nous et de notre petit clan exactement comme si nous n'avions pas existé."

                                                  Amori et Dolori Sacrum (1903)

  • Matin

     

                                                            "L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !" (Lautréamont)

     

    Un certain temps dans le bus. Pas le soir, au milieu des hagards, dans le bouquet des heures suées de l'été ou les miasmes de l'hiver. Plutôt à l'intermédiaire : mi-mars ou fin octobre -période resserrée dans le cycle de l'année, comme ces courts moments d'un champ au repos. C'est le petit matin, dans la fraîcheur sèche, et les voyageurs clairsemés. À peine une dizaine. Silencieux. Communion des restes d'insomnie ou des soubresauts oniriques. Le jour commence à fureter. Les enseignes ont encore une certaine portée. Fanals bientôt affadis pour le passager de la nuit. Tu ne retournes pas au sommeil, à peine la somnolence, et tu connais enfin la patience engourdie des choses qui filent derrière la vitre. Jachère de l'âme transportée. Le grondement du moteur, seul bavardage du moment, rend plus muettes encore les façades qui, pour les plus hautes, zyeutent le fleuve. Une péniche remonte le courant. Vous doublez un cycliste portant des chaussures vertes.  Les rideaux de fer sont encore de mise. Ton corps est habité d'un abandon qui, tu le sais, ne durera pas. Il suffirait que deux intempestifs (fêtards ou travailleurs énervés) surgissent et le charme refluerait.

    La vitesse, modeste, est berceuse (souvent le bus passe un arrêt. Personne). Le bar-tabac vient d'ouvrir. Tu en connais les discussions minimales, paupières fixées sur l'expresso serré. Tu voudrais que le trajet filât infiniment. Ni terminus, ni boucle : à la place, une évadée sans autre objet que de te protéger de ton retour au monde. Pourtant ta main doit appuyer sur un bouton (puisque nul autre voyageur n'a étiré son corps), parce qu'après le prochain virage, c'est pour toi (oui, de ce pour toi qui justement te retranche de la liberté passagère, ce pour toi qui te fait autre.). Redescendre sur terre. De toute manière, trop tard. Les voitures sortent de tous les coins. Les gens. La ville. Fini le temps du bus. Tu descends. Quelqu'un de connaissance se retourne, sourit en t'attendant. Le soleil vient de passer du rouge à l'orange.

     

  • 9-La Rambarde


    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Certaines photographies n'en sont pas, ou pour le moins, elles excèdent les limites généralement admises, d'être un instant saisi, une suspension sublimée. Dès réception, je n'ai pas considéré autrement ce cliché que comme un plan, le plan initial d'un film qui ainsi allait me conduire je ne savais où. Mais, d'un autre côté, je connaissais l'origine de ce déplacement vers le cinéma. C'était cette brusque immersion dans un souvenir cinématographique lointain, quand je passai une année à écouter Claude-Jean Philippe présenter le film de la nuit, pour le Ciné-Club, et cette année-là il y eut un cycle Wenders, les vieux Wenders, ceux d'avant la catastrophe de Paris-Texas.

    Alors, scrutant la proposition que m'avait faite Georges a. Bertrand, je décidai de prolonger la réminiscence wendersienne jusqu'à son point ultime de rapprochement et je considérai d'abord que cette photo aurait pu être un instant magique d'Alice dans les villes. Le mélange de verre et de structures métalliques, l'impression (est-elle justifiée ?) que nous sommes dans une gare, le grain un peu passé du noir et blanc me rappelaient la puissance de ce film (que je n'ai jamais voulu revoir, parce qu'il faut savoir vivre aussi sans ce qui nous importe, ou avec ce qui nous importe, mais d'une autre manière...), et cette puissance se nourrit dans ma mémoire d'une temporalité qui se délite doucement comme un songe dont on ne voudrait pas se départir, d'une errance urbaine, délicieuse et fébrile.

    Et, détour du temps consacré à regarder toujours la même chose, cette photographie d'où venait une résistance incernable, est remontée une musique, sur une scène d'escalator (mais peut-être fais-je fausse route ?), avec le visage de Rudiger Vögler et celui d'Alice : le blues lancinant de Canned Heat matiné d'un écho oriental, la voix nasillarde et prenante de Bob Hite. On the road again.


     
     

    Il y avait cette contre-plongée qui dans sa tension verticale invitait le regard vers la toiture, horizon armaturé. Pourtant, la rambarde à mi-hauteur portait (si je puis le dire ainsi) un démenti, une quasi contradiction. Aurait-elle suffi, cette rambarde, dans un plan-séquence durant les deux premières minutes de la chanson (et pourquoi ne pas envisager une telle longueur ?) ? Aurait-elle suffi ? Je ne crois pas. Certes, elle est là, comme un point dramatique, mais seulement en support. Élément du décor, disons. Pas exactement. On penserait que c'est le personnage qui fait tout, qui hérite de la seule force capable de rompre l'inertie d'un film ainsi engagé dans le temps, puisqu'il ne peut y avoir scénario sans personnage (de quelque façon que ce soit. La voix off est un subterfuge...).

    Oui, le personnage, mais quoi en lui ? Sa silhouette est lointaine, un presque anonymat dans un espace où l'on imagine l'air circuler, les odeurs courir et les bruits se répercuter (bien sûr on n'entend rien puisqu'il y a la bande-son...). Le personnage, de dos, en attente, en attente, car, tout, ou peu s'en faut, est dans les bras, ces bras séparés du corps, de chaque côté du tronc, tronc lui-même légèrement incliné vers l'arrière pour prendre appui sur la rambarde. Corps en croix, démuni, devant le temps qui passe et peut-être les pensées autour d'une rencontre perdue, d'un hasard mal négocié (comme on le dit d'un virage et c'est une sortie de route...), mais dans ce cas il faut admettre que lorsque le personnage bougera, laissant tomber ses bras le long du corps, ce sera pour quitter le plan et l'histoire commencera sur un homme qui traverse un hall de gare, sort de la gare, monte dans une voiture (ou prend un taxi).

    Filons sur un autre chemin : corps en croix, démuni, devant le temps qui passe à attendre quelqu'un dont évidemment nous ne savons rien, mais cela signifierait que ces bras étendus ne tomberont plus le long du corps, mais partiront vers l'avant pour prendre l'attendu(e), le corps de l'autre, le désir enfin touché et l'histoire s'enfuira sur un autre plan (cinématographique) : celui fascinant de ce visage attendu, visage magnifique, et l'on se dira que la gare est un début, qu'il y a un voyage qui a été fait, que le héros va devoir faire avec le voyage de l'autre, leurs histoires se croisent. Il a une voiture, elle est au parking. il est anglais ; elle est japonaise mais a toujours vécu à Londres (La gare ici n'est pas londonienne. Nous sommes dans une ville plus  modeste.). Lui va bientôt repartir.

    Pour l'heure, il est immobile, la musique de Canned Heat dure, puis se retire progressivement et une voix off la couvre, la sienne, mais il ne dit rien, il fredonne, il balbutie les paroles de cette même chanson, il en imite la rythmique, il alterne, il cafouille, en boucle et tout ce qu'on devine, c'est qu'il est heureux, discrètement heureux. Son corps ainsi éployé, dans l'anonymat de la distance prise par l'objectif, est l'indice de son âme ravie à l'impersonnalité du lieu. De ses bras, en quelque sorte, il contient la rambarde, en amadoue la rigueur.

    Tout cela n'est en soi que très banal (pour l'une ou l'autre des solutions, parmi les multiples que l'on pourrait bâtir à partir de ce corps en arrière, légèrement, et ces bras tendus). Pourtant, ce premier plan, avec sa contre-plongée et l'intuition qu'elle donne d'une durée longue (peut-être aussi parce que le plan est large, comme si l'espace dépliait la temporalité), serait puissant d'être infiniment étiré, que le spectateur puisse en son for intérieur se dire, un peu agacé : mais qu'est-ce qu'il fait ? ( s'interrogeant alors et sur le réalisateur, et sur le personnage...).

     C'est ce que je me demande encore, dans une autre mesure, en regardant cette photographie. Oui, qu'est-ce qui se fait, se passe (ou ne se passe pas) que je ne puisse pas imaginer à partir de ce cliché la sanglante ouverture d'un film de gangs taIwanais, sur une musique forte, violente, et qu'en quelques secondes le gars à la rambarde s'effondre et que moi, spectateur, je comprenne que voilà c'est parti, déjà un mort, que je le comprenne alors qu'il ne se passe plus rien, pendant quelques instants, le corps n'étant plus visible que grâce au crâne. Mais je sais que ce n'est pas possible.

    Qu'est-ce ?, sinon une lenteur induite (non pas une immobilité) qui ne cadre pas, menant ailleurs. Qu'est-ce ?, sinon ce qui te laisse libre, dans le choix de l'autre, de l'œil qui a choisi pour toi, de te soumettre à un rythme, à une certaine orientation du regard et de la vie. Quelque chose d'indicible, autour duquel s'épuiser avec bonheur, parce que cette photographie anonymée croise (comme on dit d'un bateau qu'il croise en une mer quelconque) en des eaux territoriales d'une mémoire filante. Wendersien...

     

     

     

     



     

     

  • Poétique du lien

     

    Il ne dit pas amitié ou fraternité, non qu'il ne croie pas à ces mots-là, mais sans doute sont-ils trop arrêtés. Comme une nomination, ou un état. Pour lui, il n'y a que le mouvement. Alors il parle de l'en-vie de l'un et de l'autre. Le trait d'union suture les blessures et grave les joies : l'en-vie, c'est l'épreuve de la fluidité qui permet qu'ils puissent être au près, un jour, au loin, un autre jour, et malgré tout incessamment présents, parce que l'un ni l'autre ne se suffisent, en conscience. Rien qui pourtant distende cette (pré)occupation s'accommodant du silence et du désert, parce que ce silence et ce désert sont les réservoirs secrets de la prochaine visite. Ils font partie de l'existence, modulent la trajectoire de chacun. C'est le texte patient des connivences nées de l'attention et de la volonté. Pour l'un, la mer accrochée au retour du Jebel Marra. Pour l'autre, la rêverie sentie de l'appel à la prière jamais entendu. L'en-vie.