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wenders

  • Quoi que tu filmes...

    L'État des choses est le dernier film de Wenders qu'on ait envie de regarder. C'est plus qu'une envie : une nécessité, un impératif esthétique doublé d'une langueur pleine d'humanité. L'argument scénaristique est mince, d'une certaine manière. Un film en tournage au Portugal, sur la côte, à Cascais. Une histoire de survivants en quête d'un nouveau coin pour vivre. Encore quelques scènes avant que l'imparable n'arrive : il n'y a plus de pellicule, plus de fond. Le film s'arrête au bord de l'océan, dans un dédale hôtelier en déshérence. Chacun n'a plus qu'à passer son temps, entre ennui et désir froissé. Le film est lent, dans un noir et blanc fabuleux que l'on doit à Henri Alekan. On aimerait que le temps s'étire à l'infini et que les heures déliées de toute obstination se multiplient. Mais il faut bien que le film (dans le film) se continue et le réalisateur, Friedrich Munro, parte chercher de quoi rebondir. Il file aux États-Unis pour récupérer l'argent nécessaire auprès de son producteur. 

    On comprend vite que L'État des choses est une œuvre en abyme. Le cinéma est en miroir. Un certain état du cinéma, auquel Wenders tournera bientôt le dos (1). Le personnage principal est surnommé Fritz. On saisit l'allusion et quand il va à Hollywood, c'est l'étoile de Fritz Lang qui apparaît sur un plan. L'État des choses n'est pas un prolongement du Mépris : il en est la forme reconstruite. Quand, dans le premier tout s'achevait presque parodiquement (et Fritz Lang finit L'Odyssée), dans le second, tout s'achève définitivement. Dans le film de Godard, le cynique et imbécile Prokosch était encore un personnage visible et cherchant à paraître ; dans celui de Wenders, la menace économique est invisible. La puissance fait main basse sans montrer son visage.

    Les huit dernières minutes du film sont centrées sur le tour en camping-car que font Fritz et son producteur escroc. Bavardages creux, faux détachement, risibles amitiés. On revient alors au point de départ.

     


     

    Un coup de feu. Un homme s'écroule. Et la caméra au poing, comme un moyen de répondre. Un balayage sans objet, sinon la seule volonté de filmer, coûte que coûte, comme un témoignage. Une sorte de cinéma vérité grotesque, dont meurt évidemment le héros. Alors vient le plan fixe, au ras du sol, l'immobilité de l'objet dans la disparition induite du sujet. La caméra est là. La pellicule, celle qui manquait tant quand il avait des choses à dire, peut se dérouler maintenant qu'aucune main ne la tient.

    C'est une scène spectaculaire, dont les trente ans sans la revoir, n'avait pas altéré la profondeur. Ce qui pouvait passer pour un effet un peu simpliste a pris entre temps une tout autre valeur. De même que la métaphore initiale de Cinecittà dans Le Mépris signifiait la mort prochaine du cinéma (ou du moins d'un certain cinéma), de même cette disparition de l'être et la possibilité de voir l'objet durer infiniment semblent prémonitoire de cette inexorable décomposition du réalisateur au profit des faiseurs techniciens. Fritz Munro pointe sa caméra, son ultime caméra, comme une arme alors même qu'il est désarmé. Il ne pense plus. Il est cyclopéen. Il n'est personne. Réduit à sa fonction scopique, il ne sait où regarder, ne sait que filmer. Il ne voit plus rien. Sa caméra erre. Et on se dit que bien des prétendants au titre de réalisateur, ces trente dernières années, ne valent même pas ce balayage.

    En revoyant ce si beau film, si beau que vous oubliez la suite de Wenders, et vous ne lui en tenez pas rigueur : n'eût-il fait que ce film que vous lui en seriez reconnaissant, en le revoyant, on perce une partie (une partie seulement) du mystère qui, au-delà de la nostalgie, peut nous attacher à des images fortes. Elles sont à la fois souvenir, reste d'une présence jamais effacée, et présage, ce qui nous aide à un peu plus de lucidité, laquelle lucidité se paie, mais cela, c'est une autre histoire.

     

    (1)À moins de considérer le pitoyable Paris Texas comme une réussite. Wenders passe à la couleur et c'est fini. Quand il y reviendra, dans Les Ailes du désir, le charme et la profondeur auront disparu. Ne demeurera que l'exercice de style.

  • 9-La Rambarde


    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Certaines photographies n'en sont pas, ou pour le moins, elles excèdent les limites généralement admises, d'être un instant saisi, une suspension sublimée. Dès réception, je n'ai pas considéré autrement ce cliché que comme un plan, le plan initial d'un film qui ainsi allait me conduire je ne savais où. Mais, d'un autre côté, je connaissais l'origine de ce déplacement vers le cinéma. C'était cette brusque immersion dans un souvenir cinématographique lointain, quand je passai une année à écouter Claude-Jean Philippe présenter le film de la nuit, pour le Ciné-Club, et cette année-là il y eut un cycle Wenders, les vieux Wenders, ceux d'avant la catastrophe de Paris-Texas.

    Alors, scrutant la proposition que m'avait faite Georges a. Bertrand, je décidai de prolonger la réminiscence wendersienne jusqu'à son point ultime de rapprochement et je considérai d'abord que cette photo aurait pu être un instant magique d'Alice dans les villes. Le mélange de verre et de structures métalliques, l'impression (est-elle justifiée ?) que nous sommes dans une gare, le grain un peu passé du noir et blanc me rappelaient la puissance de ce film (que je n'ai jamais voulu revoir, parce qu'il faut savoir vivre aussi sans ce qui nous importe, ou avec ce qui nous importe, mais d'une autre manière...), et cette puissance se nourrit dans ma mémoire d'une temporalité qui se délite doucement comme un songe dont on ne voudrait pas se départir, d'une errance urbaine, délicieuse et fébrile.

    Et, détour du temps consacré à regarder toujours la même chose, cette photographie d'où venait une résistance incernable, est remontée une musique, sur une scène d'escalator (mais peut-être fais-je fausse route ?), avec le visage de Rudiger Vögler et celui d'Alice : le blues lancinant de Canned Heat matiné d'un écho oriental, la voix nasillarde et prenante de Bob Hite. On the road again.


     
     

    Il y avait cette contre-plongée qui dans sa tension verticale invitait le regard vers la toiture, horizon armaturé. Pourtant, la rambarde à mi-hauteur portait (si je puis le dire ainsi) un démenti, une quasi contradiction. Aurait-elle suffi, cette rambarde, dans un plan-séquence durant les deux premières minutes de la chanson (et pourquoi ne pas envisager une telle longueur ?) ? Aurait-elle suffi ? Je ne crois pas. Certes, elle est là, comme un point dramatique, mais seulement en support. Élément du décor, disons. Pas exactement. On penserait que c'est le personnage qui fait tout, qui hérite de la seule force capable de rompre l'inertie d'un film ainsi engagé dans le temps, puisqu'il ne peut y avoir scénario sans personnage (de quelque façon que ce soit. La voix off est un subterfuge...).

    Oui, le personnage, mais quoi en lui ? Sa silhouette est lointaine, un presque anonymat dans un espace où l'on imagine l'air circuler, les odeurs courir et les bruits se répercuter (bien sûr on n'entend rien puisqu'il y a la bande-son...). Le personnage, de dos, en attente, en attente, car, tout, ou peu s'en faut, est dans les bras, ces bras séparés du corps, de chaque côté du tronc, tronc lui-même légèrement incliné vers l'arrière pour prendre appui sur la rambarde. Corps en croix, démuni, devant le temps qui passe et peut-être les pensées autour d'une rencontre perdue, d'un hasard mal négocié (comme on le dit d'un virage et c'est une sortie de route...), mais dans ce cas il faut admettre que lorsque le personnage bougera, laissant tomber ses bras le long du corps, ce sera pour quitter le plan et l'histoire commencera sur un homme qui traverse un hall de gare, sort de la gare, monte dans une voiture (ou prend un taxi).

    Filons sur un autre chemin : corps en croix, démuni, devant le temps qui passe à attendre quelqu'un dont évidemment nous ne savons rien, mais cela signifierait que ces bras étendus ne tomberont plus le long du corps, mais partiront vers l'avant pour prendre l'attendu(e), le corps de l'autre, le désir enfin touché et l'histoire s'enfuira sur un autre plan (cinématographique) : celui fascinant de ce visage attendu, visage magnifique, et l'on se dira que la gare est un début, qu'il y a un voyage qui a été fait, que le héros va devoir faire avec le voyage de l'autre, leurs histoires se croisent. Il a une voiture, elle est au parking. il est anglais ; elle est japonaise mais a toujours vécu à Londres (La gare ici n'est pas londonienne. Nous sommes dans une ville plus  modeste.). Lui va bientôt repartir.

    Pour l'heure, il est immobile, la musique de Canned Heat dure, puis se retire progressivement et une voix off la couvre, la sienne, mais il ne dit rien, il fredonne, il balbutie les paroles de cette même chanson, il en imite la rythmique, il alterne, il cafouille, en boucle et tout ce qu'on devine, c'est qu'il est heureux, discrètement heureux. Son corps ainsi éployé, dans l'anonymat de la distance prise par l'objectif, est l'indice de son âme ravie à l'impersonnalité du lieu. De ses bras, en quelque sorte, il contient la rambarde, en amadoue la rigueur.

    Tout cela n'est en soi que très banal (pour l'une ou l'autre des solutions, parmi les multiples que l'on pourrait bâtir à partir de ce corps en arrière, légèrement, et ces bras tendus). Pourtant, ce premier plan, avec sa contre-plongée et l'intuition qu'elle donne d'une durée longue (peut-être aussi parce que le plan est large, comme si l'espace dépliait la temporalité), serait puissant d'être infiniment étiré, que le spectateur puisse en son for intérieur se dire, un peu agacé : mais qu'est-ce qu'il fait ? ( s'interrogeant alors et sur le réalisateur, et sur le personnage...).

     C'est ce que je me demande encore, dans une autre mesure, en regardant cette photographie. Oui, qu'est-ce qui se fait, se passe (ou ne se passe pas) que je ne puisse pas imaginer à partir de ce cliché la sanglante ouverture d'un film de gangs taIwanais, sur une musique forte, violente, et qu'en quelques secondes le gars à la rambarde s'effondre et que moi, spectateur, je comprenne que voilà c'est parti, déjà un mort, que je le comprenne alors qu'il ne se passe plus rien, pendant quelques instants, le corps n'étant plus visible que grâce au crâne. Mais je sais que ce n'est pas possible.

    Qu'est-ce ?, sinon une lenteur induite (non pas une immobilité) qui ne cadre pas, menant ailleurs. Qu'est-ce ?, sinon ce qui te laisse libre, dans le choix de l'autre, de l'œil qui a choisi pour toi, de te soumettre à un rythme, à une certaine orientation du regard et de la vie. Quelque chose d'indicible, autour duquel s'épuiser avec bonheur, parce que cette photographie anonymée croise (comme on dit d'un bateau qu'il croise en une mer quelconque) en des eaux territoriales d'une mémoire filante. Wendersien...