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  • Du lieu où l'on parle

     

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    "There is no way ! There is no way !" hurle, indigné, Adam Kesher, à qui, dans les bureaux de la production, on veut imposer l'actrice principale. There is no way. Il n'y a pas moyen. Impossible. Niet.

    Évidemment, il pliera et les frères Castigliane, tout mafieux parodiques qu'ils sont, auront le dernier mot.

    Il n'y a pas moyen. Mulholland Drive forme le troisième pilier fascinant, avec Jean-Luc Godard et Wenders, de ce regard âpre des cinéastes sur le monde dans lequel ils essaient de croire, celui d'un autre monde auquel ils voudraient que nous croyions.

    Mais c'est déjà étrangement passé et dépassé, comme étouffé dans l'œuf. Le spectacle n'est pas sur l'écran (bien que si, en abyme...) mais dans l'arrière-cour, dans les cuisines. Le film est beau de cela : rien ne se crée, tout se négocie, sans quoi la sortie de route est imparable. Beau et forcément un peu désarmant, plus désarmant encore que de savoir où et comment débute le scénario. C'est une autre histoire. Celle qu'on peut se raconter, ensuite, et qu'aucun producteur ne peut, cette fois, nous arracher.  

    Et pour commencer la dérive, la musique même du film, d'Angelo Badalamenti (qui, au passage, joue l'un des deux frères Castagliane) : fausse torpeur...


  • Dimanche, ouverture de la chasse...

    Jean Gaumy Port.jpg

     

    Demain les urnes...

    Que le triomphe socialo-gauchiste, depuis trente ans, en matière municipale (seul Bordeaux semble refuser sa cure rose. Mais elle a Juppé...), soit parallèle à l'explosion des prix du mètre carré en centre ville en dit long sur la nature politique des élus des grandes villes hexagonales et sur l'hypocrisie des populations boboïsées qui votent pour eux. Trente ans de gains électoraux et d'inflation immobilière, et du rose, encore plus de rose, et encore moins de classe populaire...

    On peut regretter l'incurie de certains édiles, ou leur clientélisme. Que dire alors de ces Tartuffes trentenaires en sarouels, petites barbes et petits chignons, grands amateurs de shit, qui s'installent dans des endroits à 4000 euros le mètre carré, avec l'apport de père et mère ? Écolo-pacifistes, avec PEA à la banque, différentialistes dans un cadre hyper-protégé, végétariens bio et 4X4 de ville...

     

    Photo : Jean Gaumy

  • Quoi que tu filmes...

    L'État des choses est le dernier film de Wenders qu'on ait envie de regarder. C'est plus qu'une envie : une nécessité, un impératif esthétique doublé d'une langueur pleine d'humanité. L'argument scénaristique est mince, d'une certaine manière. Un film en tournage au Portugal, sur la côte, à Cascais. Une histoire de survivants en quête d'un nouveau coin pour vivre. Encore quelques scènes avant que l'imparable n'arrive : il n'y a plus de pellicule, plus de fond. Le film s'arrête au bord de l'océan, dans un dédale hôtelier en déshérence. Chacun n'a plus qu'à passer son temps, entre ennui et désir froissé. Le film est lent, dans un noir et blanc fabuleux que l'on doit à Henri Alekan. On aimerait que le temps s'étire à l'infini et que les heures déliées de toute obstination se multiplient. Mais il faut bien que le film (dans le film) se continue et le réalisateur, Friedrich Munro, parte chercher de quoi rebondir. Il file aux États-Unis pour récupérer l'argent nécessaire auprès de son producteur. 

    On comprend vite que L'État des choses est une œuvre en abyme. Le cinéma est en miroir. Un certain état du cinéma, auquel Wenders tournera bientôt le dos (1). Le personnage principal est surnommé Fritz. On saisit l'allusion et quand il va à Hollywood, c'est l'étoile de Fritz Lang qui apparaît sur un plan. L'État des choses n'est pas un prolongement du Mépris : il en est la forme reconstruite. Quand, dans le premier tout s'achevait presque parodiquement (et Fritz Lang finit L'Odyssée), dans le second, tout s'achève définitivement. Dans le film de Godard, le cynique et imbécile Prokosch était encore un personnage visible et cherchant à paraître ; dans celui de Wenders, la menace économique est invisible. La puissance fait main basse sans montrer son visage.

    Les huit dernières minutes du film sont centrées sur le tour en camping-car que font Fritz et son producteur escroc. Bavardages creux, faux détachement, risibles amitiés. On revient alors au point de départ.

     


     

    Un coup de feu. Un homme s'écroule. Et la caméra au poing, comme un moyen de répondre. Un balayage sans objet, sinon la seule volonté de filmer, coûte que coûte, comme un témoignage. Une sorte de cinéma vérité grotesque, dont meurt évidemment le héros. Alors vient le plan fixe, au ras du sol, l'immobilité de l'objet dans la disparition induite du sujet. La caméra est là. La pellicule, celle qui manquait tant quand il avait des choses à dire, peut se dérouler maintenant qu'aucune main ne la tient.

    C'est une scène spectaculaire, dont les trente ans sans la revoir, n'avait pas altéré la profondeur. Ce qui pouvait passer pour un effet un peu simpliste a pris entre temps une tout autre valeur. De même que la métaphore initiale de Cinecittà dans Le Mépris signifiait la mort prochaine du cinéma (ou du moins d'un certain cinéma), de même cette disparition de l'être et la possibilité de voir l'objet durer infiniment semblent prémonitoire de cette inexorable décomposition du réalisateur au profit des faiseurs techniciens. Fritz Munro pointe sa caméra, son ultime caméra, comme une arme alors même qu'il est désarmé. Il ne pense plus. Il est cyclopéen. Il n'est personne. Réduit à sa fonction scopique, il ne sait où regarder, ne sait que filmer. Il ne voit plus rien. Sa caméra erre. Et on se dit que bien des prétendants au titre de réalisateur, ces trente dernières années, ne valent même pas ce balayage.

    En revoyant ce si beau film, si beau que vous oubliez la suite de Wenders, et vous ne lui en tenez pas rigueur : n'eût-il fait que ce film que vous lui en seriez reconnaissant, en le revoyant, on perce une partie (une partie seulement) du mystère qui, au-delà de la nostalgie, peut nous attacher à des images fortes. Elles sont à la fois souvenir, reste d'une présence jamais effacée, et présage, ce qui nous aide à un peu plus de lucidité, laquelle lucidité se paie, mais cela, c'est une autre histoire.

     

    (1)À moins de considérer le pitoyable Paris Texas comme une réussite. Wenders passe à la couleur et c'est fini. Quand il y reviendra, dans Les Ailes du désir, le charme et la profondeur auront disparu. Ne demeurera que l'exercice de style.

  • Autant que possible

     

    Burt glinn (les dindons.jpg

     

    "Les remises de prix sont, si je fais abstraction de l'argent qu'elles rapportent, ce qu'il y a de plus insupportable au monde, j'en avais déjà fait l'expérience en Allemagne, elles n'élèvent pas, comme je le croyais avant de recevoir mon premier prix, elles abaissent, et de la manière la plus humiliante. C'est seulement parce que je pensais toujours à l'argent qu'elles rapportent que je les ai supportées, c'est bien la seule raison pour laquelle je suis allé dans tous ces Hôtels de Ville historiques et toutes ces salles des fêtes d'un goût affreux. Jusqu'à quarante ans. Je me suis soumis à l'humiliation de ces remises de prix. Jusqu'à quarante ans. Je me suis laissé chier sur la tête dans tous ces Hôtels de Ville, dans toutes ces salles des fêtes, car une remise de prix n'est rien d'autre qu'une cérémonie au cours de laquelle on vous chie sur la tête. Accepter un prix, cela ne veut rien dire d'autre que de se laisser chier sur la tête parce qu'on est payé pour ça. J'ai toujours ressenti ces remises de prix comme la pire humiliation qu'on puisse imaginer, et pas comme un honneur. Car un prix est toujours décerné par des gens incompétents qui veulent vous chier sur la tête, et qui vous chient copieusement sur la tête quand on accepte leur prix en mains propres. Et c'est à bon droit qu'ils vous chient sur la tête, parce qu'on a été assez abject et assez méprisable pour accepter qu'ils vous remettent leur prix. Il n'y a que dans la plus extrême détresse, et menacé dans sa vie et dans ses conditions d'existence, et encore, jusqu'à quarante ans seulement, que l'on a le droit d'accepter un prix assorti d'une somme d'argent, ou même n'importe quel prix ou distinction honorifique. J'ai accepté mes prix sans être dans la plus extrême détresse, ni menacé dans ma vie et mes conditions d'existence, et je me suis rendu par là abject et méprisable, et donc répugnant au sens le plus fort du terme."

                           Le Neveu de Wittgenstein, 1982

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    La page qui précède, écrite par le grand Thomas Bernhard, se déploie en partie à la lumière de cette facilité qu'est le dénigrement. Double facilité d'ailleurs, que sont, et le dénigrement des autres (les imbéciles), et le dénigrement de soi (la lâcheté). Mais une fois ce constat fait, c'est la facilité elle-même dont on voudrait parler, de ce qu'elle semble s'imposer comme allant de soi, et de ce qu'elle met en face à face : la lucidité devant le jeu et l'aliénation du devoir-faire social par quoi nous ne pouvons être, souvent, que volonté gazeuse, paroles vaines et âme malheureuse.

     

     

    Photo : Burt Glinn

  • Le héros de notre temps

     

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    Le footballeur est le héros de notre temps (1), sans nul conteste. Et par héros, il faut bien sûr entendre qu'il est, étymologiquement, le désastre emblématique de la déliquescence érigée en victoire, de la transformation de la culture (2) en une matière dégradable, économiquement exploitable et formidablement vide.

    Il est vrai que du footballeur en question il n'est rien de ressemblant avec ce qui se fit pendant longtemps, avec ce que les gens de ma génération même connurent, avec ses élans tragiques, ses beautés ridicules et son côté vraiment populaire. Plus rien de tout cela, y compris, me disent les miennes connaissances qui continuent de jouer le dimanche, à petit niveau, par goût de l'amitié et des ripailles d'après-match : même en ces lieux de campagne reculés, le goût du fric et de la grosse tête a gagné. Le football est moribond, si l'on veut parler du jeu, de l'approximation qui fera rire les copains, de l'erreur d'arbitrage qui garde à l'affaire son humanité. Tout y est devenu sérieux. Le moindre tordu qui réussit une frappe se prend pour Ribéry ; le moindre tacticien des bacs à sable s'imagine en Guardiola. Passons...

    Si le footballeur est héroïque, c'est parce qu'en lui se concentrent quelques traits majeurs d'une contemporanéité délétère et sordide. En ce sens, ce sport et ses figures de proue ne sont pas des éléments de distraction. Il nous indique, sur les plans économique, culturel, sociologique et politique bien plus qu'on ne pourrait le croire.

    Premier trait. Il suffit d'avoir souvenir de ce qu'était la syntaxe d'un Platini ou d'un Jean-Philippe Durand (c'était dans les années 80) et d'écouter aujourd'hui Ribéry, Benzéma ou Jérémy Menez pour mesurer combien le football est désormais un sport où réussissent les purs abrutis, ceux qu'un parcours scolaire comme en faisaient nos grands-parents aurait déjà assommés cérébralement, quand il fallait que nos ancêtres aillent bien vite à l'usine ou aux champs. L'indigence footeuse, à la mesure il est vrai des journalistes qui les interrogent, est sublime (forcément sublime, pour reprendre la bonne Marguerite). On hésite entre le désarroi, le pathétique et parfois une belle envie de rire. À la suite du fameux épisode ubuesque du bus sud-africain, du refus d'en descendre et de la lettre de protestation d'une équipe soudée (ou peu couillue pour les opposants qui malgré tout obtempérèrent), Roland Courbis, ancien joueur lui-même et hâbleur hystérique sur RMC, se gaussa qu'on pût croire la dite lettre écrite par les joueurs (il s'avéra qu'elle était l'œuvre d'un avocat gérant les affaires d'un des 23). On y employait l'adjectif inhérent et il était bien sûr, lui, que pas un des cramponnés révolutionnaires n'eût été capable d'en définir le sens. Rions du bon mot, soit. Mais plus sérieusement : le prestige accordé à des demi analphabètes, qui balbutient une syntaxe qu'on ne pardonnerait pas à un enfant de six ans, cet aura dévolu à l'ignorance crasse, tout cela n'est pas sans lien avec le discours anti-intellectuel qui revient à la mode et qui fonde le populisme de marché. Les imbéciles de gauche qui voient du populisme partout (3) devraient s'expliquer sur leur allégeance à la crétinerie sur gazon, leur dithyrambe pour célébrer la moindre victoire et les honneurs qu'ils ont accordé, comme d'autres certes, à Zidane et consorts. Si ce n'est pas du populisme que de vouloir abolir les hiérarchies, faire du sport, et du football en particulier, la colonne vertébrale (à défaut d'être cérébrale) de la réussite hexagonale, qu'est-ce alors ? Il est vrai que l'affaissement culturel de la classe politique contemporaine rend celle-ci beaucoup plus sensible à l'idiotie en Adidas (ou Puma, peu importe). Le sport est une école de la vie, le football un champ d'expérience par quoi on acquiert une maturité et une envergure qu'on ne trouvera ni dans les livres (trop théoriques) ni dans l'instruction en général (trop sclérosante). La confusion des valeurs, dans le cadre de la culture, a son pendant dans le football qui est, rappelons cette évidence, un sport où il faut user de ses pieds. Il ne serait donc pas de bon ton de rire de ceux qui parlent comme des pieds. C'est leur destin, et il vaut bien celui des anonymes qui, ingénieurs, enseignants, chercheurs n'ont que le socle étriqué de leur pensée pour avancer dans la vie. Mais pourquoi d'ailleurs réduire l'opposition à ces trois catégories ? Il suffit de faire son marché, de bavarder avec les commerçants et les artisans du quartier, d'avoir des amis qui travaillent de leurs mains, dont les aspirations n'ont jamais été à hanter les bibliothèques pour se rendre compte de l'abysse des footeux. C'est en considération de la modestie affichée par certains qui vous entourent, modestie qui tourne parfois à la peur de mal parler, de dire une bêtise, d'être moindre que la bêtise survoltée et impérieuse des footballeurs devient insupportable.

    Deuxième trait : l'agacement devant cette remarquable idiotie est en même temps invalidé par la culture contemporaine puisque il ne peut relever que d'une considération élitiste, fondée sur une logique culturelle passant par la réussite scolaire, l'intégration des normes intellectuelles et la valorisation d'une hiérarchie des valeurs. Mépriser le footballeur, ce n'est plus simplement mépriser le peuple, c'est contester tout le processus démocratique (4) qui voit dans le marché le signe extrême de l'intégration de toutes les chances. Se moquer des footballeurs, c'est être un pisse-froid, un réac (5), un quasi contre-révolutionnaire. Dans le nouveau pacte libéral qu'on nous vend, chacun doit avoir ses chances. Mieux : chacun a ses chances, et les footeux en sont la preuve. Se moquer d'eux revient à appliquer une relecture rétrograde du progrès. Ce serait comme vouloir laisser à la porte de la bonne société un banquier parvenu. Si l'on ne veut pas reconnaître en ces sportifs l'éclatante vérité d'une société permettant la réussite, financière et sociale, à ceux qui avaient le moins de chance, on est soi-même méprisable.

    L'accession à la notoriété et à l'aisance n'est pas le fait du prince mais le résultat d'un mérite qu'une société libérale n'a de cesse de promouvoir à la seule condition qu'il s'évalue en espèces sonnantes e trébuchantes. Le footballeur est donc l'illustration, l'emblème d'une société qui fonctionne, parce qu'elle est animée d'une fraîcheur et d'une imprévisibilité qui ne permettent plus de la voir comme un mastodonte où se poursuit la reproduction telle que la dénonçait Bourdieu. Les histoires merveilleuses de réussite alimentent depuis longtemps la mythologie libérale. La nouveauté tient à ce que cette fois s'ajoute à l'éclat la fulgurance : le tout, tout de suite, dans la pleine jeunesse. Le travail est immédiatement récompensé, la richesse n'attend pas le nombre des années. Elle n'est plus le fruit laborieux d'un engagement mais la matérialisation d'un don et d'une chance saisie.

    Troisième trait : l'argent-roi est aujourd'hui le propre du football mais il serait illusoire que ce phénomène s'inscrive dans une exception sportive. La question ne porte pas sur l'échelle des rémunérations. Il est secondaire de savoir que des champions d'autres sports gagnent moins que des sous-lieutenants cramponnés, que le premier arrière-gauche minable de ligue 1 émarge largement au-dessus que le 25e coureur du classement de l'UCI. Le problème n'est pas là. Il n'y a d'ailleurs pas de problème ! Les gains accumulés par les footballeurs, les sommes astronomiques et les contrats divers dont ils bénéficient ne sont que la concrétisation d'un discours ambiant qui traverse l'époque. Ce n'est même plus le enrichissez-vous de Guizot. C'est la valorisation de soi au-delà du raisonnable, du nécessaire, du décent.

    Le plus fabuleux dans l'affaire est l'ingéniosité des payeurs et des supporters pour vous expliquer que leur carrière est courte, que ce sont des artistes et qu'ils donnent du plaisir. On pourrait descendre en flèche chacune de ces miteuses défenses mais on sait que la raison n'a plus rien à voir avec le lien que les individus entretiennent à la réussite financière et à l'accumulation du capital. Il faut donc passer outre et souligner que la folie des rémunérations correspond aussi à un mouvement plus vaste qui voit les inégalités se creuser, les riches devenir de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. L'évolution tient dans le discours que l'on peut/doit tenir sur cet état de fait. La rigueur et la retenue de jadis (6) n'ont plus lieu d'être. L'affichage est de mise ; il faut avancer à découvert. C'est en cet endroit que le footballeur est homme de son temps. Il incarne mieux/plus que quiconque cette désinhibition devant sa propre réussite, la satisfaction pleine et entière d'un compte en banque garni. Il n'y a plus de dialectique à proposer ni de common decency à opposer. L'argent est en soi un signe et, pour parodier Baudrillard, son propre signe. Le footballeur est donc utile, voire nécessaire à l'actuelle société dans son délitement ultra-libéral. Qui accepte le premier, dans son gonflement monétaire, ne peut plus guère contester le second. Ainsi le sport n'est-il plus simplement un moyen de détourner de la douleur du quotidien, en clair : un divertissement pascalien. Il est le propre du monde présent, sa mise en scène symbolique, porteur de ses vertus, lesquelles peuvent/doivent s'accommoder de quelques vices. La perfection n'est pas de ce monde, c'est bien connu.

    Le footballeur est un artiste (d'où le droit aux caprices...), une perle, une rareté. Il s'agit d'appliquer aux êtres ce que l'on peut faire aux choses : les monétariser, pour eux-mêmes, et comme exemples d'une monétarisation à outrances de chacun des actes produits en/par la société.

    Quatrième trait : quand l'argent est le seul curseur de la pensée et de la conduite, il y a fort à parier qu'un certain nombre de repères passe à la trappe. Soyons légèrement passéistes... Mais cela ne nécessite pas d'aller très loin. L'argent n'a pas de territoire. Il est objet de transaction. Il est par essence ce qui passe, outrepasse, transgresse. Il est échange. Il n'a pas d'identité. Le rêve d'une société mondialisée, c'est une monnaie unique, l'abolition des nations et une déterritorialisation complète des individus. Que nous soyons le plus vite possible étrangers à nous-mêmes.

    Et le foot dans tout cela ?

    Prenons le contre-pied. Pensons à Paolo Maldini, à Berti Vogts, à Sepp Maier, à Franco Baresi, et pour l'heure à Francesco Totti... Toute une carrière dans un seul club. Un autre temps sans doute... Non ! Totti est toujours le capitaine de la Roma. Chacun aurait pu à un moment de leur carrière faire fructifier leur notoriété. Il n'en a rien été. Sans doute n'y trouvaient-ils pas suffisamment d'intérêt.

    Aujourd'hui, le footballeur est un nomade, un coureur de cachets, qui se moque du club, de l'histoire du club, de son palmarès (du club comme du sien...) parce que l'essentiel est dans le tiroir-caisse. Il n'aura pas échappé à ceux qui s'y intéressent un tantinet que plusieurs "artistes" ont décidé dès 23-24 ans d'aller taper la balle dans les Emirats, dans un championnat au niveau minable mais fortement rémunérateur. L'appât du gain est devenu tel que toute logique sportive a disparu.

    Faut-il s'en étonner ? L'amour du maillot (comme on dit) suppose qu'on ait une certaine idée de ce qu'il représente. Or, depuis l'arrêt Bosman de 1996, qui a permis la libre circulation des footballeurs et la possibilité d'aligner autant d'étrangers que l'on veut, le lien s'est singulièrement distendu. La pure logique du marché, qui voit des équipes anglaises aligner dix étrangers sur onze joueurs (idem pour l'actuel PSG) a fait du footballeur un authentique mercenaire du contrat le plus fort. Jadis, avant que les nations ne se conçoivent comme telles, on recrutait des combattants parce qu'on les payait. Le footballeur en est la version short et crampons. Le mercenaire nouveau viendra bien sûr expliquer avec sa syntaxe à deux sous que le challenge, l'envie de changer, la curiosité, le respect qu'on lui a montré (7)... Balivernes creuses et puantes dont les journalistes sportifs (on ne rit pas...) feront l'exégèse (si tant est qu'ils sachent ce qu'est une exégèse).

    On ne peut pas tout à fait leur en vouloir. Le triomphe de l'hédonisme individuel les conforte dans leurs choix. N'empêche : cette capacité de se vendre au plus offrant au delà de ce qui serait nécessaire pour se faire un palmarès souligne à quel point la réussite s'instruit dans un oubli du lieu et du collectif. Le footballeur est un nomade, comme il y a des nomades de la finance, comme il est nécessaire, pour que le système marche, qu'il y ait des nomades. On en revient toujours à ce combat mené par les bien nantis puis les intellectuels de gauche contre l'enracinement, dès le tournant du XXe siècle. C'est le énième affrontement entre Gide (trop vite lu) et Barrès (trop mal lu). L'homme du coin, honni, parce que vieillot, rance, aigri (et tout ce que vous voudrez ajouter pour l'assimiler à un être mort...), est la peste du libéralisme intégral. Partir, toujours partir, là où seuls mes intérêts seront satisfaits, tel est le credo contemporain.

    Le footballeur est un sans-papier symbolique, celui dont rêvent les libertariens et les tenants du marché intégral. Un sans-papier riche, en sécurité, aux opportunités immenses. Ce que nous devrions être toutes et tous, si nous savions lire la société, si nous savions intégrer les vraies valeurs de l'avenir... Ce que nous serons toutes et tous, un jour, dans un temps plus ou moins lointain. Mais à des tarifs nettement moins attrayants.

    Cinquième trait : certains s'offusqueront que l'on rétribue à ce point des décervelés tapant dans une baballe. C'est une faute d'appréciation regrettable, parce qu'alors ces critiques n'ont pas compris l'une des caractéristiques de l'époque contemporaine : le changement radical que l'on veut instituer dans le rapport au travail. Ou, pour être plus exact : l'image biaisée que l'on veut imposer d'en haut.

    Le temps est à la jouissance, au cool, à la mise en pratique, sur tous les plans, y compris celui des affaires, d'une pseudo-philosophie post-soixante huitarde qui prônait la décontraction. C'est l'heure du fun. Le travail n'est plus une contrainte mais un jeu, un plaisir. Rien que du bonheur : tel est le mot d'ordre. 

    Sur ce plan, le footballeur est le parangon de cette lyper-modernité qui veut du relâché (8). Il continue une histoire qu'il a commencée quand il était gamin. C'est un rêve qu'il vit. Qu'on se le dise : le libéralisme intégral permet de poursuivre son rêve, de ne pas sortir d'une enfance perpétuelle où l'on joue. Avec l'argent en plus, mais c'est un détail. Il n'y a pas tant de distance entre lui et le geek, le génial bidouilleur informatique qui vous pond des logiciels ou des réseaux sociaux tout en restant cool, adolescent boutonneux habillé sans effets. Le discours autour du bonheur au travail, du bonheur par le travail, du bonheur dans le travail : le footballeur en est l'illustration quasi magique. C'est pour cela, entre autres, qu'il est devenu un modèle qui fascine les gamins. Il est à la fois le fric et la facilité, l'aisance et l'absence de contraintes, la notoriété et la rigolade des matchs dans la rue ou sur le terrain vague. Il reste ce proche de nous qui masque la vérité d'une société de plus en plus dure, de plus en plus inégalitaire, de plus en plus violence sur le plan social. Il est l'échappatoire idéale.

    Pour que tout tienne, ou craque le moins possible, il faut des emblèmes cache-misère. Le footballeur en est un. L'un des plus efficaces. Il ne vend plus simplement du rêve, comme jadis. Il n'est plus une figure mais une quasi philosophie de l'existence dans le territoire du libéralisme intégral. Et l'on ne peut que sourire avec ironie, en pensant à la devise de la FIFA : "c'est beau un monde qui joue"...

     

     

     

    (1)Les amateurs de littérature russe pardonneront cette facilité qui me fait prendre le titre (traduit il est vrai) du grand roman de Lermontov. Il n'y a évidemment nulle ironie vis-à-vis de l'écrivain russe.

    (2)mais certains diront que de culture, je m'en fais comme d'autres une image surannée, vieillotte et en partie mythique, ce qui est sans doute vrai. Mais je répondrai simplement que l'histoire des hommes ne se construit pas sur le seul relevé des faits et qu'il en va de notre désir de vie comme de la théorie du clinamen chère à Lucrère et ultérieurement au génial Jarry du Docteur Faustroll pataphysicien : ce sont les petites dérives qui permettent que s'agrègent dans nos esprits les aspirations à ne pas se réduire en ridicules amas de chair...

    (3)Dernier exemple en date : l'aigri Cambadélis (il faut dire : être battu par Jean-Philippe Désir pour diriger le PS est une mortification qui pousserait un homme intègre à se retirer dans le Cantal ou dans la Creuse) craint une montée du « national-populisme ». Nous eussions aimé savoir ce qu'il entendait par là. Une énième allusion à la tentation nazie ? Un risque de chemises brunes ? Hélas, le journalisme ne s'est pas inquiété de cette saillie absurde et incohérente.

    (4)Dans ce que Thomas Frank appelle ironiquement la démocratie du marché, bien sûr.

    (5)Mais pas un facho, évidemment, parce que les supporters, n'est-ce pas, les ultras de tous les bords et de toutes les sauces...

    (6)Certains crieront à l'hypocrisie moralisante, à un puritanisme de façade. Ils n'ont pas totalement tort.

    (7)Le si fameux respect qui unit si bien le phrasé racaille et la suffisance footballistique. À décrypter ainsi : on ne me payait pas assez cher. Seulement 400 000 euros le mois, il est vrai, c'est manquer de respect.

    (8)Ce qui ne signifie pas du relâchement, ou du moins, pas du relâchement pour tous, parce que, justement, on ne cesse d'achever les petites gens, d'accélérer les cadences, de paupériser les sans-grade.

    Photo : Richard Seux

  • Une question de valeur.

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    Si les entreprises de communication font abstraction de la morale (y compris celles tendant à vouloir nous culpabiliser : de la mission humanitaire à l'esthétisation de la misère, en clair : le spectre ONG-restos du cœur...), il n'est pas interdit de sourire devant les incohérences et les duperies. Foin de toute indignation (nous laisserons cela à la géronto-philosophie de Stéphane Hessel), jouons le jeu.

    La dernière campagne de la FDJ, qui s'affiche aujourd'hui sur les panneaux publicitaires et autres Abribus, est assez réussie si l'on veut bien considérer la trouvaille linguistique qui est au cœur du message. La configuration du panneau aéroportuaire renvoie à la question de la destination : le voyage est suggéré et c'est là un poncif de la com' faite depuis longtemps par cette entreprise. Et l'on comprend que, dans le fond, si l'on veut bien laisser de côté les hasards de la vie qui n'en sont pas (cela s'appelle la détermination sociale et politique), l'existence, ce sont des lettres bien ou mal disposées. Une quasi roulette russe.

    Pour le coup, on doit reconnaître que le message est clair sur le plan des oppositions. À la relation contradictoire pauvreté (ou modestie)/richesse  s'en ajoute une seconde plus gênante, travail/oisiveté, quand il s'agit de défendre l'oisiveté. De là l'équation subliminale (enfin, n'exagérons pas...) : travail = pauvreté. Équation par laquelle on déduira :

    1-Que le travail est un piège et une illusion. Qu'il n'est pas question de vivre bien (ou mieux) si l'on s'en tient à cette seule référence.

    2-Que le gain substantiel (et hasardeux, de surcroît) ne peut avoir qu'une seule destination (soyons rieurs...) : ne rien faire. 

    En clair, il n'y a pas mieux que cette publicité commandée par un organisme d'État pour nous expliquer que le fric, arrivé à un certain degré d'accumulation,  c'est pour ne rien faire (soi) et faire bosser les autres. On ne peut pas être plus clair sur le discours libéral des nouveaux parvenus.

    Qu'un gouvernement de gauche (décidément, nous rions beaucoup...) laisse passer une communication de ce type est savoureux. Cela signifie que tout le discours sur la grandeur et la noblesse du travail, et la célébration (certes mesurée) des modestes, est une fumisterie

  • Le prix de l'étranger (II)

     

     

    Sans doute est-ce la perspective des lettres de cadrage ministérielles, à l'aune d'une rigueur budgétaire d'inspiration libérale qui nous vaut ce commentaire acerbe et politique du président de la République à propos des 12 millions d'euros touchés par Ibrahimovic au PSG : « Franchement, je pense qu'il y a un moment où il peut y avoir des limites, a-t-il souligné sur France 2. Des salaires sont manifestement trop élevés mais je ne veux pas rentrer (sic) dans ce débat aujourd'hui»

    Je tombe par hasard sur cette déclaration hollandaise (je veux dire du sieur François Hollande, roi de la gauche morale, normale, et tout, et tout , et tout...) et j'ai une pensée émue pour tous ceux qui n'ont eu comme seule pensée politique, depuis cinq ans, qu'un anti bling-bling sournois et suffisant, confondant la dialectique idéologique et la personne. Sarkozy était sinistre et ridicule : difficile de voir autre chose qu'un agité insupportable, mais cela suffit-il pour se complaire dans l'admiration béate de l'opposant. Ne pas voir en Hollande un homme du libéralisme masquant non son impuissance mais son refus d'agir à grands coups de tartufferies socialo-bien-pensantes, relève de la cécité coupable. Le choix du manifestement dans la déclaration est encore une fois la preuve par l'adverbe du fond caché d'un discours de complaisance. D'ailleurs, il n'y a pas urgence de justice sociale. Il ne veut pas entrer dans le débat. 

    Comme disait, il y a fort longtemps, un humoriste : « on n'est pas de droite, c'est pas vrai. On n'est pas de droite. Oh, encore moins de gauche, faut pas déconner... ». En attendant, une question me taraude : a-t-on prévenu ce cher Zlatan de l'augmentation probable de la CSG. À moins que ces protections qataris n'aient obtenu pour lui ce qu'ils ont pour eux :  une exonération d'impôts...



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  • Le prix de l'étranger

     

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    La classe politique française s'indigne. Elle aime cela, notre classe politique. Elle a l'éthique chevillée au corps. Il suffit de voir les diverses affaires troubles dans lesquelles elle a trempé ces trente dernières années pour se dire qu'elle est irréprochable. 

    Dans le cœur de l'été, elle a trouvé un nouveau sujet par quoi elle peut montrer sa vertu populaire et son sens de la mesure. Elle s'indigne, droite et gauche confondues, de Jouanno à Cahuzac, devant le salaire annuel astronomique de Zlatan Ibrahimovic, transféré du Milan AC au PSG. 14 millions d'euros. La somme n'est pas petite, il faut bien le reconnaître. Mais qu'y a-t-il de choquant, vraiment ? Ne sommes-nous pas déjà engagés depuis vers plus de vingt ans dans un délire économico-sportif qui suit une courbe exponentielle pour que l'on s'en alarmât seulement un 17 juillet 2012 ? On hésite entre l'hypocrisie et la bêtise. À moins que ce ne soit les deux. Car l'indécence ne peut concerner le seul Ibrahimovic. Il n'est qu'un pion (certes très favorisé) du système, lequel système mériterait qu'on le décortique en détail pour cerner ce qui justifie ainsi de telles sommes autour d'un ballon rond. Entre prestige, argent sale, blanchiment et trucages, il faut bien mesurer que le sport, et le foot en particulier, pue.

    Cette puanteur, les politiques ne font que l'entretenir. Sur le plan économique, leur complaisance, avec les dérives mercantiles et les aides publiques, plus ou moins déguisées, est coupable. Sur le plan moral, ils se discréditent en n'exigeant pas de la fédération française de football qu'elle nettoie ses écuries d'Augias et vire de la représentation tricolore des petites frappes sans éducation. Et justement, et ce n'est pas la moindre des contradictions, ces si peu dignes représentants de la France gagnent eux aussi des sommes colossales, sans même à avoir à descendre du bus. Ribéry gagne 800 000 euros mensuels au Bayern. On tourne autour des mêmes chiffres pour Benzema, Nasri,... Qu'ont-ils à dire sur le sujet ? Qu'ont-ils dit ? Rien. Quand Zidane aurait touché 10 millions d'euros du Qatar pour qu'il soutienne la candidature (victorieuse) de ce pays à l'organisation de la coupe du monde, que disent-ils ? Rien de plus.

    C'est alors qu'une pensée gênante vous traverse l'esprit. Jouer la vertu, la morale, et l'indignation en temps de crise, tout cela est d'autant plus facile quand elle concerne un étranger. Ibrahimovic, aussi fortuné soit-il, est pour le coup le métèque de service. La classe politique dit son écœurement, sur le sujet, quand c'est elle qui écœure.

    Le plus cocasse serait évidemment que le PSG, avec son recrutement en euros qataris, gagne la Champions League, auquel cas les indignés estivaux seraient les premiers à se fendre d'un message admiratif célébrant une réussite exemplaire du sport français. Il n'y a plus qu'à attendre le mois de mai 2013.



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  • Vitrifier

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    Ne compte de transparence que la tienne, en ce monde, ta transparence citoyenne, sa belle impuissance. Tu es là, en ligne de mire, comme au bout d'un fusil à lunette, avec silencieux. Ils te traversent. Tu es transparent et la vérité lettre morte.

     

    Photographie : Stb'art

  • Rhapsodie de la méchanceté

     

    «On a gagné une masse d'argent, le prestige... Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs, moi pour deux cent trois mille, nous avons encore une fois été les vainqueurs, que l'on aime et que pour cette raison on déteste».

    Commentaire :

    De telles considérations marchandes sous la plume d'un écrivain portent un coup au mythe de l'artiste que d'aucuns continuent d'entretenir (si l'on veut bien se rappeler, par exemple, certaines réactions que provoqua en 1992 l'analyse du champ littéraire que fit Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art). Il ne faut jamais négliger les considérations matérielles et ces quelques lignes sont sans détour quant à la relation de l'écrivain à l'argent (les artistes en général). Celles-ci ne mériteraient pas plus d'intérêt si elles étaient signées de quelque auteur bourgeois, avide de reconnaissance. Mais ce n'est évidemment pas le cas puisqu'elles sont extraites de la correspondance d'Elsa Triolet à sa sœur Lili Brik, en date du 27 novembre 1950. Le Aragocha dont il est question n'est autre que Louis Aragon. L'enthousiasme devant le gain, la précision des sommes rapportées (on s'attend presque à y trouver les centimes) font sourire. L'égérie du communiste modèle et intransigeant, de l'écrivain qui vilipendait (et elle aussi) les horreurs du capitalisme et célébrait les grandeurs de l'épopée stalinienne (il suffit de voir comment Aragon s'adossa avec zèle aux thèses de Maurice Thorez), cette égérie a parfois des pulsions d'expert-comptable, ou pour le moins de petit commerçant après la fermeture du magasin. Comme on ne peut guère imaginer qu'il s'agit de faire envie à la sœur (ne poussons pas la perversité jusque-là, quoique les rapports de sororité ou de fraternité...), il faut admettre que c'est le plaisir même du détail qui fait jouissance. Poussons plus loin et amusons-nous. «Une masse d'argent» : l'expression est savoureuse, quand on combat, dans l'après-guerre la culture de masse et que l'on poursuit de sa vindicte anti-atlantiste cette invention prétendument américaine. Toutes les masses ne sont donc pas équivalentes. Il faut croire que certaine plume anoblisse le propos. Rappelons néanmoins que ce ne sont pas les gants qui font les mains propres. Continuons. «Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs» : qu'a-t-il vendu ? On comprendrait que la si digne Elsa fasse le compte des volumes vendus par son chéri, car cela supposerait des lecteurs, une éventuelle ouverture intellectuelle vers le renouveau de la Révolution (fût-elle stalinienne : le Géorgien ne mourra que dans trois ans). Mais il y a ici un raccourci qui passe comme fait négligeable l'élément de la transaction. Elsa Triolet va droit au but et le but, c'est le fric, pas le livre : le résultat, pas la substance. Certes, elle essaie de rattraper le coup en ramenant l'affaire au niveau d'un combat symbolique où les «vainqueurs», eux en l'occurrence, sont les pestiférés, que l'«on déteste». Fichtre, diantre, malpeste, comme dirait Molière, voilà qui est un peu fort, quand on sait quelle position Aragon et sa compagne occupaient en ces temps d'après-guerre (pensons au Comité National des Écrivains).

    Faudrait-il comprendre qu'il y avait, dans les rangs même du Parti du peuple et des ennemis du capitalisme, des relents d'embourgeoisement mal assumés, des aspirations à l'établissement par le bonheur matériel. Pourquoi pas, dans le fond ? Le plaisir (ou le danger) des correspondances est que parfois on y trouve un relâchement dangereux au regard de la doctrine en vigueur ; le discours de façade et la grandiloquence de certaines postures idéologiques sont aisément écornés par une phrase de trop, une expression maladroite que des orthodoxes, des gardiens du mythe, ne manqueront pas d'expliquer par maints effets d'une casuistique qui n'a rien à envier aux Jésuites. Elsa Triolet est prise en faute et nul doute qu'en certain pays que la ligne du Parti soutenait alors avec constance, cela lui aurait valu les pires ennuis. Elle est prise en faute, mais nous n'avons pas à lui en vouloir car la faiblesse nous est commune à tous.

    Commentaire du commentaire :

    Le caractère ironique de ce qui précède est volontaire et l'on en regrettera les traits les plus faciles. On ne peut juger quelqu'un sur trois ou quatre lignes ; on ne peut réduire sa pensée sur un propos de circonstance, ignorants que nous sommes des conditions d'écriture (conditions matérielles, techniques, psychologiques...). Il y a des effets de perspective, des anamorphoses historiques à prendre en compte, sans quoi on peut faire dire ce qu'on veut à celui dont on a décidé qu'il sera le bouc émissaire de telle ou telle cause. J'en conviens fort bien. Encore n'est-il pas inintéressant d'en faire la démonstration pratique. Et pour cela, il n'est pas indifférent (troisième degré de lecture) de le faire en prenant exemple dans le camp des staliniens qui avaient une expérience si assassine en la matière. Car ce billet sans importance se moque d'un étrange propos d'Elsa Triolet, rien de plus. Il ne bafoue pas, lui, la mémoire entière d'un Paul Nizan...