usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

thomas bernhard

  • Autant que possible

     

    Burt glinn (les dindons.jpg

     

    "Les remises de prix sont, si je fais abstraction de l'argent qu'elles rapportent, ce qu'il y a de plus insupportable au monde, j'en avais déjà fait l'expérience en Allemagne, elles n'élèvent pas, comme je le croyais avant de recevoir mon premier prix, elles abaissent, et de la manière la plus humiliante. C'est seulement parce que je pensais toujours à l'argent qu'elles rapportent que je les ai supportées, c'est bien la seule raison pour laquelle je suis allé dans tous ces Hôtels de Ville historiques et toutes ces salles des fêtes d'un goût affreux. Jusqu'à quarante ans. Je me suis soumis à l'humiliation de ces remises de prix. Jusqu'à quarante ans. Je me suis laissé chier sur la tête dans tous ces Hôtels de Ville, dans toutes ces salles des fêtes, car une remise de prix n'est rien d'autre qu'une cérémonie au cours de laquelle on vous chie sur la tête. Accepter un prix, cela ne veut rien dire d'autre que de se laisser chier sur la tête parce qu'on est payé pour ça. J'ai toujours ressenti ces remises de prix comme la pire humiliation qu'on puisse imaginer, et pas comme un honneur. Car un prix est toujours décerné par des gens incompétents qui veulent vous chier sur la tête, et qui vous chient copieusement sur la tête quand on accepte leur prix en mains propres. Et c'est à bon droit qu'ils vous chient sur la tête, parce qu'on a été assez abject et assez méprisable pour accepter qu'ils vous remettent leur prix. Il n'y a que dans la plus extrême détresse, et menacé dans sa vie et dans ses conditions d'existence, et encore, jusqu'à quarante ans seulement, que l'on a le droit d'accepter un prix assorti d'une somme d'argent, ou même n'importe quel prix ou distinction honorifique. J'ai accepté mes prix sans être dans la plus extrême détresse, ni menacé dans ma vie et mes conditions d'existence, et je me suis rendu par là abject et méprisable, et donc répugnant au sens le plus fort du terme."

                           Le Neveu de Wittgenstein, 1982

    "

    La page qui précède, écrite par le grand Thomas Bernhard, se déploie en partie à la lumière de cette facilité qu'est le dénigrement. Double facilité d'ailleurs, que sont, et le dénigrement des autres (les imbéciles), et le dénigrement de soi (la lâcheté). Mais une fois ce constat fait, c'est la facilité elle-même dont on voudrait parler, de ce qu'elle semble s'imposer comme allant de soi, et de ce qu'elle met en face à face : la lucidité devant le jeu et l'aliénation du devoir-faire social par quoi nous ne pouvons être, souvent, que volonté gazeuse, paroles vaines et âme malheureuse.

     

     

    Photo : Burt Glinn

  • En continu

     

    musique,centras commerciaux,thomas bernhard,maîtres anciens,consumérisme,rap,r'n'b,abrutissement,mondialisation

    Dernièrement, dans un grand centre commercial (en centre ville...), mon esprit ne s'est pas seulement abîmé d'une foule qui, comme des électrons affolés, allait dans tous les sens ; d'une intempestive lumière agressant mes pupilles ; d'un flot d'écritures réduites à des marques, à des appels aux soldes et à des chiffres ; d'une myriade de visages et de corps trafiqués. Il y avait la musique.

    D'espaces traversés en espaces frôlés, je baignais dans cet abrutissement sonore fait de pièces brutales diverses et pourtant si communes, lignes dansantes et basses décervelées. Du rap, du R'n'B, de l'électro easy listening, de la FM... Un mixte de toutes ces musiques qu'on prétend inventives et d'opposition quand elles sont l'idéale bouillie de l'inconscience consommatrice. Des musiques décérébrées qui réconcilient n'importe qui, même le plus réticent, avec les mélodies des Beatles et la voix chaude de Frank Sinatra (lesquelles ne pourraient nullement convenir au temps contemporain, c'est dire...).

    Cet abrutissement continu est, au fond, un des pires signes de l'époque : celui qui permet de fondre en un seul et même lieu le divertissement d'une industrie musicale de plus en plus débile, le sentiment factice d'une création multiculturelle dit-on universel (alors qu'elle n'est que le supplétif de la mondialisation ultra-libérale), le bain homogène indispensable à l'éternelle frénésie acheteuse.

    La musique (son nappage dans les lieux les plus divers (1) ) n'est pas un decorum mais l'un des indices les plus manifestes de la modernité liquide dénoncée par Zygmunt Bauman. C'est la berceuse qui emmène avec nonchalence d'un étal à un autre.

    La musique est le rail narcotique d'une jouissance consumériste mortifère. Déjà, Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, écrivait :

    "... cette consommation musicale, l'industrie qui dirige les hommes aujourd'hui, la poussera jusqu'au point où elle aura détruit tous les hommes ; on parle tant aujourd'hui des déchets et de la chimie qui détruirait tout, mais la musique détruit encore plus que les déchets et la chimie, c'est la musique qui, pour finir, détruira totalement tout ce qui existe, je vous le dis."


    (1)Revenant d'Italie, l'été dernier, en franchissant le col du Mont-Cenis, je traversai Lanslebourg où des haut-parleurs installés à même la rue centrale, sur quasiment toute sa longueur, nous faisaient cortège. Un vrai bonheur.


     

    Photo : X