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communisme

  • Rhapsodie de la méchanceté

     

    «On a gagné une masse d'argent, le prestige... Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs, moi pour deux cent trois mille, nous avons encore une fois été les vainqueurs, que l'on aime et que pour cette raison on déteste».

    Commentaire :

    De telles considérations marchandes sous la plume d'un écrivain portent un coup au mythe de l'artiste que d'aucuns continuent d'entretenir (si l'on veut bien se rappeler, par exemple, certaines réactions que provoqua en 1992 l'analyse du champ littéraire que fit Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art). Il ne faut jamais négliger les considérations matérielles et ces quelques lignes sont sans détour quant à la relation de l'écrivain à l'argent (les artistes en général). Celles-ci ne mériteraient pas plus d'intérêt si elles étaient signées de quelque auteur bourgeois, avide de reconnaissance. Mais ce n'est évidemment pas le cas puisqu'elles sont extraites de la correspondance d'Elsa Triolet à sa sœur Lili Brik, en date du 27 novembre 1950. Le Aragocha dont il est question n'est autre que Louis Aragon. L'enthousiasme devant le gain, la précision des sommes rapportées (on s'attend presque à y trouver les centimes) font sourire. L'égérie du communiste modèle et intransigeant, de l'écrivain qui vilipendait (et elle aussi) les horreurs du capitalisme et célébrait les grandeurs de l'épopée stalinienne (il suffit de voir comment Aragon s'adossa avec zèle aux thèses de Maurice Thorez), cette égérie a parfois des pulsions d'expert-comptable, ou pour le moins de petit commerçant après la fermeture du magasin. Comme on ne peut guère imaginer qu'il s'agit de faire envie à la sœur (ne poussons pas la perversité jusque-là, quoique les rapports de sororité ou de fraternité...), il faut admettre que c'est le plaisir même du détail qui fait jouissance. Poussons plus loin et amusons-nous. «Une masse d'argent» : l'expression est savoureuse, quand on combat, dans l'après-guerre la culture de masse et que l'on poursuit de sa vindicte anti-atlantiste cette invention prétendument américaine. Toutes les masses ne sont donc pas équivalentes. Il faut croire que certaine plume anoblisse le propos. Rappelons néanmoins que ce ne sont pas les gants qui font les mains propres. Continuons. «Aragocha a vendu pour trois cent cinquante mille francs» : qu'a-t-il vendu ? On comprendrait que la si digne Elsa fasse le compte des volumes vendus par son chéri, car cela supposerait des lecteurs, une éventuelle ouverture intellectuelle vers le renouveau de la Révolution (fût-elle stalinienne : le Géorgien ne mourra que dans trois ans). Mais il y a ici un raccourci qui passe comme fait négligeable l'élément de la transaction. Elsa Triolet va droit au but et le but, c'est le fric, pas le livre : le résultat, pas la substance. Certes, elle essaie de rattraper le coup en ramenant l'affaire au niveau d'un combat symbolique où les «vainqueurs», eux en l'occurrence, sont les pestiférés, que l'«on déteste». Fichtre, diantre, malpeste, comme dirait Molière, voilà qui est un peu fort, quand on sait quelle position Aragon et sa compagne occupaient en ces temps d'après-guerre (pensons au Comité National des Écrivains).

    Faudrait-il comprendre qu'il y avait, dans les rangs même du Parti du peuple et des ennemis du capitalisme, des relents d'embourgeoisement mal assumés, des aspirations à l'établissement par le bonheur matériel. Pourquoi pas, dans le fond ? Le plaisir (ou le danger) des correspondances est que parfois on y trouve un relâchement dangereux au regard de la doctrine en vigueur ; le discours de façade et la grandiloquence de certaines postures idéologiques sont aisément écornés par une phrase de trop, une expression maladroite que des orthodoxes, des gardiens du mythe, ne manqueront pas d'expliquer par maints effets d'une casuistique qui n'a rien à envier aux Jésuites. Elsa Triolet est prise en faute et nul doute qu'en certain pays que la ligne du Parti soutenait alors avec constance, cela lui aurait valu les pires ennuis. Elle est prise en faute, mais nous n'avons pas à lui en vouloir car la faiblesse nous est commune à tous.

    Commentaire du commentaire :

    Le caractère ironique de ce qui précède est volontaire et l'on en regrettera les traits les plus faciles. On ne peut juger quelqu'un sur trois ou quatre lignes ; on ne peut réduire sa pensée sur un propos de circonstance, ignorants que nous sommes des conditions d'écriture (conditions matérielles, techniques, psychologiques...). Il y a des effets de perspective, des anamorphoses historiques à prendre en compte, sans quoi on peut faire dire ce qu'on veut à celui dont on a décidé qu'il sera le bouc émissaire de telle ou telle cause. J'en conviens fort bien. Encore n'est-il pas inintéressant d'en faire la démonstration pratique. Et pour cela, il n'est pas indifférent (troisième degré de lecture) de le faire en prenant exemple dans le camp des staliniens qui avaient une expérience si assassine en la matière. Car ce billet sans importance se moque d'un étrange propos d'Elsa Triolet, rien de plus. Il ne bafoue pas, lui, la mémoire entière d'un Paul Nizan...

     

  • D'un usage terrorisant du voisinage

    Une rue de Prague

     

    Peut-être cela a-t-il changé, maintenant que Prague est tendance, mais en 2002, on trouvait encore dans des cafés de cette ville de grandes tables dont les clients sans forcément se connaître devaient partager l'occupation. L'amie tchèque expliquait que c'était là une survivance des temps communistes, lorsque le contrôle des individus devaient s'exercer dans tous les endroits et tous les moments de l'existence, ce qu'Hannah Arendt a défini sous le terme d'Etat totalitaire. Ainsi chacun était-il contraint à partager un espace semi-privé avec des étrangers dont il ne savait pas ce qu'ils pensaient. Potentiels séides du pouvoir. La puissance de neutralisation des personnes passait donc par l'imposition d'une auto-censure et d'une paranoïa de chaque instant, meilleur garant pour étouffer dans l'œuf les idées subversives (et la subversion commençait tôt en ces territoires).

    Regarder quelques épisodes de Desperate Housewives ne manque pas d'intérêt, une fois que l'on a fait abstraction de toutes les considérations esthétiques. Quoique d'une grande médiocrité, cette série américaine offre le panorama d'une autre société de contrôle. Ces femmes, caricaturales de sottise, campent dans le fond, et du mieux qu'il puisse être fait, puisque l'idiotie file aisément vers l'infini et n'est jamais si innocente qu'on le prétend (1), elles campent, disons-le, la forme totalitaire en espace libéral. La rue de ce petit lotissement propret est un microcosme. Les fenêtres derrière lesquelles chacun observe ses voisins sont les miradors civils d'un droit inaliénable d'autrui à l'intrusion. Plus qu'un droit même, un devoir. Nous sommes bien loin de la vieille madame Michu qui veille : la jeunesse de ces femmes est en soi la marque d'une éducation. Ce n'est pas l'aigreur d'une fin de vie ennuyeuse qui les met en mouvement mais un fond de structuration sociale. Que cela soit présenté sous la forme d'une comédie ne change rien. On pense plutôt à l'univers des gated communities, des common-interest developments (CID) dont Jeremy Rifkin, dans L'Âge de l'accès, a décrypté les logiques terrifiantes. Être entre soi n'est qu'une liberté en trompe l'œil et les quelques lignes qui suivent, tirées de son ouvrage, ne sont pas des caricatures, mais la maximalisation du système.

    À Ashland, dans le Massachussetts, un vétéran de la guerre du Vietnam s'est vu interdire de déployer la bannière étoilée le jour de la fête nationale du drapeau. À Monroe, dans le New Jersey, un homme a été poursuivi en justice par l'administration du CID parce que sa femme, âgée de quarante-trois cinq ans à l'époque des faits, avait trois ans de moins que le minimum exigé par les statuts de l'association des résidents. Les tribunaux ont donné raison aux plaignants et ont ordonné à la personne en question de choisir entre vendre ou louer sa propriété et cesser de cohabiter avec son épouse. À Fort Lauderdale, en Floride, l'administrateur d'une co-propriété a ordonné à un couple de cesser d'utiliser leur porte de derrière pour entrer et sortir de leur domicile, car leur va-et-vient laissaient des traces sur la pelouse. (2)

    Pourquoi rapprocher ainsi la Tchécoslovaquie des temps post-staliniens et les États-Unis, libéral. Parce qu'ils ne sont que deux modalités d'une même logique politique. Le degré de cœrcition, l'une semblant plus douce, plus invisible que l'autre, n'est pas, me semble-t-il, un critère suffisant pour remettre en cause, sur le fond, les impératifs qui sous-tendent l'objectif qu'on leur assigne. Il s'agit bien de conformer au maximum des individus, de leur rendre le plus difficile possible tout acte d'insoumission et de poser comme rationnel l'effacement de la limite privé/public, alors même que, aux États-Unis, le respect de la liberté individuelle est prétendument une vertu cardinale de cette nation. Mais il faut comprendre que l'essentiel est de pousser les citoyens à faire eux-mêmes le chemin vers le silence et l'ordre. Le développement des CID (près de 48 millions de personnes, selon Rifkin) va ainsi de pair avec la pression aliénante d'une société de plus en plus moralisante, car il est évident que les participants à ce système proprement fascisant sont socialement et politiquement ceux qui profitent (ou croient profiter) des bienfaits de ce nouvel ordre. Croient profiter : parce qu'il n'est pas sûr qu'un jour ils n'en paient pas, pour les moins forts d'entre eux, la facture et que le prix n'en soit pas exorbitant. Comme nul état ne peut engager des moyens infinis pour que chacun reste à sa place, il faut déléguer à la base un semblant de pouvoir dont, avec innocence le plus souvent, celle-ci se délecte. Le modèle communiste s'en tenait à une version dure, trop visible, trop coûteuse pour ne pas aller, sur le long terme, à la faillite. Le modèle libéral a, lui, compris qu'en introduisant dans le jeu une part de jouissance (3) et la perspective d'un profit symbolique immédiat, on pouvait obtenir des résultats beaucoup plus durables et efficaces.

    Ce choix commence à prendre dans l'espace européen, plus ouvert, historiquement, à la formalisation social-démocrate. Il ne faut pas se méprendre : l'inquiétude autour de la surveillance vidéo est une sorte un leurre. Derrière toute technique, il y a l'homme et pour se charger des basses besognes, il demeure le meilleur agent qui soit.


    (1)Quoiqu'en la matière il faille là aussi être dans la nuance, car Dostoïevski dévoile avec le Prince Mychkine il y a des personnes dont l'idiotie est une forme supérieure d'humanité. Mais la comparaison a-t-elle un sens ? L'une de ces malheureuses femmes au foyer face à l'aristocrate russe... Que les amoureux de l'écrivain russe me pardonnent.

    (2) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès, Pocket, 2002 (2000), pp.198-199.

    (3)Cette jouissance se trouve dans le potentiel de paroles offert à chacun, potentiel qui gagne sa légitimité dans une structure éthico-linguistique ne relevant pas de la seule humeur du sujet. Soit : la médisance se transforme en une évaluation objectivée. On passe du reproche au procès, comme le montre très bien Rifkin.