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surveillance

  • D'un usage terrorisant du voisinage

    Une rue de Prague

     

    Peut-être cela a-t-il changé, maintenant que Prague est tendance, mais en 2002, on trouvait encore dans des cafés de cette ville de grandes tables dont les clients sans forcément se connaître devaient partager l'occupation. L'amie tchèque expliquait que c'était là une survivance des temps communistes, lorsque le contrôle des individus devaient s'exercer dans tous les endroits et tous les moments de l'existence, ce qu'Hannah Arendt a défini sous le terme d'Etat totalitaire. Ainsi chacun était-il contraint à partager un espace semi-privé avec des étrangers dont il ne savait pas ce qu'ils pensaient. Potentiels séides du pouvoir. La puissance de neutralisation des personnes passait donc par l'imposition d'une auto-censure et d'une paranoïa de chaque instant, meilleur garant pour étouffer dans l'œuf les idées subversives (et la subversion commençait tôt en ces territoires).

    Regarder quelques épisodes de Desperate Housewives ne manque pas d'intérêt, une fois que l'on a fait abstraction de toutes les considérations esthétiques. Quoique d'une grande médiocrité, cette série américaine offre le panorama d'une autre société de contrôle. Ces femmes, caricaturales de sottise, campent dans le fond, et du mieux qu'il puisse être fait, puisque l'idiotie file aisément vers l'infini et n'est jamais si innocente qu'on le prétend (1), elles campent, disons-le, la forme totalitaire en espace libéral. La rue de ce petit lotissement propret est un microcosme. Les fenêtres derrière lesquelles chacun observe ses voisins sont les miradors civils d'un droit inaliénable d'autrui à l'intrusion. Plus qu'un droit même, un devoir. Nous sommes bien loin de la vieille madame Michu qui veille : la jeunesse de ces femmes est en soi la marque d'une éducation. Ce n'est pas l'aigreur d'une fin de vie ennuyeuse qui les met en mouvement mais un fond de structuration sociale. Que cela soit présenté sous la forme d'une comédie ne change rien. On pense plutôt à l'univers des gated communities, des common-interest developments (CID) dont Jeremy Rifkin, dans L'Âge de l'accès, a décrypté les logiques terrifiantes. Être entre soi n'est qu'une liberté en trompe l'œil et les quelques lignes qui suivent, tirées de son ouvrage, ne sont pas des caricatures, mais la maximalisation du système.

    À Ashland, dans le Massachussetts, un vétéran de la guerre du Vietnam s'est vu interdire de déployer la bannière étoilée le jour de la fête nationale du drapeau. À Monroe, dans le New Jersey, un homme a été poursuivi en justice par l'administration du CID parce que sa femme, âgée de quarante-trois cinq ans à l'époque des faits, avait trois ans de moins que le minimum exigé par les statuts de l'association des résidents. Les tribunaux ont donné raison aux plaignants et ont ordonné à la personne en question de choisir entre vendre ou louer sa propriété et cesser de cohabiter avec son épouse. À Fort Lauderdale, en Floride, l'administrateur d'une co-propriété a ordonné à un couple de cesser d'utiliser leur porte de derrière pour entrer et sortir de leur domicile, car leur va-et-vient laissaient des traces sur la pelouse. (2)

    Pourquoi rapprocher ainsi la Tchécoslovaquie des temps post-staliniens et les États-Unis, libéral. Parce qu'ils ne sont que deux modalités d'une même logique politique. Le degré de cœrcition, l'une semblant plus douce, plus invisible que l'autre, n'est pas, me semble-t-il, un critère suffisant pour remettre en cause, sur le fond, les impératifs qui sous-tendent l'objectif qu'on leur assigne. Il s'agit bien de conformer au maximum des individus, de leur rendre le plus difficile possible tout acte d'insoumission et de poser comme rationnel l'effacement de la limite privé/public, alors même que, aux États-Unis, le respect de la liberté individuelle est prétendument une vertu cardinale de cette nation. Mais il faut comprendre que l'essentiel est de pousser les citoyens à faire eux-mêmes le chemin vers le silence et l'ordre. Le développement des CID (près de 48 millions de personnes, selon Rifkin) va ainsi de pair avec la pression aliénante d'une société de plus en plus moralisante, car il est évident que les participants à ce système proprement fascisant sont socialement et politiquement ceux qui profitent (ou croient profiter) des bienfaits de ce nouvel ordre. Croient profiter : parce qu'il n'est pas sûr qu'un jour ils n'en paient pas, pour les moins forts d'entre eux, la facture et que le prix n'en soit pas exorbitant. Comme nul état ne peut engager des moyens infinis pour que chacun reste à sa place, il faut déléguer à la base un semblant de pouvoir dont, avec innocence le plus souvent, celle-ci se délecte. Le modèle communiste s'en tenait à une version dure, trop visible, trop coûteuse pour ne pas aller, sur le long terme, à la faillite. Le modèle libéral a, lui, compris qu'en introduisant dans le jeu une part de jouissance (3) et la perspective d'un profit symbolique immédiat, on pouvait obtenir des résultats beaucoup plus durables et efficaces.

    Ce choix commence à prendre dans l'espace européen, plus ouvert, historiquement, à la formalisation social-démocrate. Il ne faut pas se méprendre : l'inquiétude autour de la surveillance vidéo est une sorte un leurre. Derrière toute technique, il y a l'homme et pour se charger des basses besognes, il demeure le meilleur agent qui soit.


    (1)Quoiqu'en la matière il faille là aussi être dans la nuance, car Dostoïevski dévoile avec le Prince Mychkine il y a des personnes dont l'idiotie est une forme supérieure d'humanité. Mais la comparaison a-t-elle un sens ? L'une de ces malheureuses femmes au foyer face à l'aristocrate russe... Que les amoureux de l'écrivain russe me pardonnent.

    (2) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès, Pocket, 2002 (2000), pp.198-199.

    (3)Cette jouissance se trouve dans le potentiel de paroles offert à chacun, potentiel qui gagne sa légitimité dans une structure éthico-linguistique ne relevant pas de la seule humeur du sujet. Soit : la médisance se transforme en une évaluation objectivée. On passe du reproche au procès, comme le montre très bien Rifkin.