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  • Brett Easton Ellis, violence majeure

     

    En 1991, Brett Easton Ellis répond favorablement à une commande éditoriale pour un roman qui aura comme figure centrale un psychopathe tueur en série. L'écrivain américain bénéficie d'un à valoir non négligeable. Personne ne doute qu'il offrira une œuvre sensationnelle et sulfureuse, dans la lignée du célèbre et décapant Moins que zéro. Le manuscrit qui en résulte sidère, mais d'une manière si inattendue que l'éditeur, Simon et Schuster, renonce à la publication sans pour autant revenir sur les termes financiers du contrat. Le roman sera finalement publié par Knopf et provoque le scandale.

    Les raisons de cette étrange aventure ne tiennent pas seulement dans les pages sanglantes développant par le menu les pratiques du héros. Celles-là sont certes parfois pénibles à lire (et ne constituent nullement le tour de force de l'œuvre) mais au pays des films gore, de Massacre à la tronçonneuse ou La Nuit des morts-vivants, l'argumentaire construit autour des scènes de torture ne convainc pas. Plus crédible serait la fixation sur certains passages sexuels (parce que d'érotisme, dans ces pages, il n'y faut pas compter) en pleine révolution conservatrice. Il est certain que le puritanisme s'accommode mal de la vie dissolue du héros. Pourtant, là encore, la vigueur des réactions, dans un pays produisant du porno en quantité industrielle, ne peut trouver là sa seule raison d'être.

    American Psycho porte la menace ailleurs et l'écrivain, comme rarement, centre la fiction, d'une façon oblique (ce qui le dégage des pénibles démonstrations de la littérature engagée) mais décisive, sur les valeurs hissées en porte-drapeau d'un modèle qui aurait vocation à l'universalité.

    Première bombe : le héros s'appelle Patrick Bateman. Presque Batman. On y pense, forcément. L'homme chauve-souris, redresseur de torts. Mais ce Bat(e)man n'a pas la fibre philanthropique. C'est un yuppie de la finance ; il travaille à Wall Street, au cœur même du système que les Américains vénèrent, dussent-ils en occulter tous les errements et les catastrophes. Bateman est l'homme emblématique de la réussite intégrée dans le système. Il est le système. Ellis a choisi la conformité sociale en arrière-plan fictionnel pour travailler sur l'absolu du mal individuel : la psychopathologie criminelle (1). Alors même que la société, qui ne peut ignorer cette réalité, désire la cantonner à la marginalité (sociale, politique, voire ethnique), borne rassurante des destins immaculés, Ellis lui impose de se tourner vers l'invisible du conforme, le dissimulé du brillant. Bateman n'est peut-être pas un homme comme les autres, mais en attendant il a les apparences pour lui. Plus encore : il est ce que le modèle américain promeut. Il est ce qu'outre-Atlantique on regarde, on veut regarder, on veut imiter. Cette tentation mimétique est le nœud le plus inquiétant de l'organisation puisqu'elle se fixe sur une métastase, pour métaphoriser, qui alerte sur la santé même du corps social en son entier.

    Deuxième bombe : la structuration de l'appareil fictionnel. Il faudra attendre longtemps avant que de voir le héros en action, et que la violence n'apparaisse au grand jour. Auparavant, Ellis va, comme on dit, camper le personnage, nous en donner l'architecture mentale. Non pas en cultivant les signes très visibles annonciateurs d'un désordre effrayant mais en poussant à son paroxysme la tension maniaque d'une intégration des valeurs établies comme soubassement d'une politique de l'individu américain. Patrick Bateman est, dans son genre, un perfectionniste, habité par l'impératif hygiéniste d'une société aseptisée. C'est donc dans le quotidien, dans les interstices d'un polissage du monde qu'il faut pressentir le chaos. La pourriture et le déchet ne sont pas au rendez-vous, ni le glauque ou l'incertain, mais le pur effroi de la netteté. Les descriptions de l'intérieur batemanien, le souci de soi, avec l'interminable et fascinante étude de la toilette du matin, comme un protocole immuable, ou les questions d'habillement, sont une sorte de discours de la méthode qui, effet d'accumulation oblige, oppresse le lecteur. Celui-ci est contraint de regarder cette mythologie irréductible, à ce point, au seul contentement égocentrique. Ellis passe en revue l'intimité froide d'un esprit-scalpel devant lequel, avant même de comprendre que le personnage maîtrise effectivement un certain art de la découpe, il reste pétrifié. Sa manie d'appréhender chaque altérité à travers les signes économiques de la représentation (c'est la litanie des marques : non pas une veste, mais une Armani, non pas une chemise, mais une Ralph Lauren, non pas une cravate mais une Versace), de la détailler dans une logique quasi médicale en est l'exemple le plus symbolique. À l'unité de l'individu, c'est-à-dire : ce qui n'est pas divisé/divisable, Ellis substitue le démembrable assuré par l'œil inquisiteur. L'auteur ne fait là qu'anticiper (le livre a déjà près de vingt ans) la cruauté contemporaine de l'homme réduit à l'indiciel économique.

    Troisième bombe : si on revient au choix initial de l'auteur : le héros socialement conforme, instance exemplaire de la réussite, cette détermination est à mettre en corrélation avec la double singularité de son destin criminel. Il est invisible et impuni. L'invisibilité ne répond pas seulement à une nécessité romanesque (ménager le suspense, faire durer...). Elle est l'occasion de mesurer que les traits de violence contenue qui traversent Bateman ne peuvent être vus par son entourage. Ses proches, bien que le mot ne convienne guère, sont eux-mêmes si imprégnés de l'ordre établi, si reconnaissants d'un société fixée sur le curseur de la lutte individuelle que nul pressentiment n'est possible. Et ceux qui serviront de victimes en seront comme étonnés. Mais, nous, lecteurs, ne pouvons jamais tomber dans la compassion parce qu'Ellis prend soin de ne pas altérer leur soif de pouvoir et leur avidité de plaisir. On en vient progressivement à penser que Bateman n'est pas pas une exception. Il est la forme ultime, la forme optimisée d'une aspiration destructrice. Dès lors, son impunité n'est pas une pirouette pour éviter le topos très américain du coupable châtié ; elle signe l'aveuglement collectif ouvert sur une apocalypse articulée autour d'un modèle sociétal.

    A ce niveau, le roman de Brett Easton Ellis, nonobstant son essoufflement dramatique, ses longueurs, ses répétitions, est une grande œuvre, politique, à mille lieues du livre de genre.


    Brett Easton Ellis, American Psycho, (1991, en français 1992)


    (1)Car l'absolu du mal collectif est évidemment d'une autre nature.