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femme en bleu lisant une lettre

  • Femme en bleu (IV) : Vermeer

      Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1664,  Rijkmuseum Amsterdam

    Son âme et son cœur semblent aussi lointains que l'est à distance le regard du spectateur. Son profil ne permet pas de juger de sa beauté et le bleu de sa robe, comme un ciel envoilé de gaze, se découpe dans le jaune et le blanc lui-même un peu bleuté du fond. Les plis de la robe ont une raideur que normalement nous associerions à une morale un peu sèche, ou à la retenue d'un triomphe bourgeois, comme si l'habit disait, selon l'habitude, l'être. Mais, dans ce tableau, on sent une telle suspension du temps (ce temps de plus en plus assigné à l'ordonnance de l'avoir) que cette raideur semble plutôt suggérer la tension interne du corps qui en fait son armure.

    La peinture figurative fixe un moment. Certes, on peut, à partir d'indices, remonter le fil de l'histoire, envisager sa suite, mais en suivant un processus qui incline vers la linéarité du temps, comme si tout ce que nous vivions, nous ne le vivions qu'une seule fois, comme si notre existence était structurée par le motif de l'unicité. La peinture tend vers le point. Nous savons qu'il n'en est rien, dans nos vies. Mais nous raisonnons souvent devant un tableau en nous interdisant de penser la répétition ; et cette œuvre de Vermeer donne soudain l'occasion de s'engoufrer dans la brèche.

    Vermeer est un peintre secret ; il est aussi un peintre du secret. Ses personnages ne sont pourtant jamais surpris dans une situation incongrue, bien au contraire. La banalité est peut-être son maître-mot. Il n'y a pourtant pas plus intriguant que ce mystère du quotidien à travers lequel nous nous sentons saisis d'une absence indéchiffrable du sujet, de son retrait du monde. Vermeer impose une blancheur à son contemplateur. Les gestes ne sont jamais achevés. On reste dans l'expectative, parce que les personnages eux-mêmes semblent se soustraire à l'attention et au cours des choses.

    Par exemple, cette femme en bleu lisant une lettre. Il est bien difficile d'appréhender les sentiments du personnage. Chagrin, inquiétude, bonheur ? On pourrait travailler les traits, les postures : l'infime parole que secrètent une ombre, le jeu des distances. Je me suis souvent demandé vers quelle interprétation il fallait s'orienter : en clair, comprendre au mieux la boussole du visible. Et tant que cette question portait tout le sens de mon regard, ce tableau est demeuré une pièce de musée, vu, il y a longtemps, au Rijk, quelque chose de beau, très beau même, avec un point attendrissant dans la clôture de l'espace, sans la fenêtre à moitié ouverte (et donc à moitié fermée) que l'on trouve si fréquemment chez ce peintre. Cette fermeture, ce repli de l'être vers le coin semblaient en contradiction avec la centralité du sujet, son ampleur, jusque dans la robe qui s'étend, comme une mer (si bien qu'on se demande si elle ne serait pas enceinte). Elle lit. Il fait silence autour d'elle. L'extérieur est congédié et l'intérieur est impensable. Elle lit, et si l'on en reste à cette limite du fait unique, le visage peut en effet offrir tous les interprétations possibles et même le plus fort des désarrois n'atteint pas la profondeur de vie que la supposition suivante, évidemment absurde quand on prend un tableau pour un point défini dans le temps, à savoir que la représentation de Vermeer est effectivement une re-présentation.

    Mais si elle a déjà lu la lettre... Une fois, dix fois, vingt fois. Ailleurs, dans une autre pièce, dans une autre maison. Quelle importance... La clôture du lieu, cet encerclement des sièges qui la rend d'une certaine manière inatteignable pourraient être vus comme le dessein du sujet à vouloir jouir, seul, dans la répétition de ce qui touche (en bien comme en mal) et dont il est impossible de se détacher. Ce sont ses mains qui cristallisent le sens : leur tenue, leur fermeté. Elles tiennent la lettre comme son âme tient à l'encre qu'on y a déposé. Nous connaissons cela, tous : ces morceaux de papier, ces messages, ces billets, dont nous usons (ou avons usé) la matière physique tant la matière affective nous y ramène, partagés entre l'envie et la nécessité (1). Ce sont ses mains qui démentent l'unicité. Elles ont la puissance des poings. Ce tableau se développe comme un refuge, raconte une attente (que toute la maisonnée soit partie), le battement du cœur, le tremblement des lèvres, et les yeux qui ne lisent plus vraiment, puisqu'ils connaissent entièrement le fond de la missive. Ses mains concentrent toute sa volonté de revenir à la lettre.

    Cette femme en bleu est ainsi indissociable d'une sensibilité dont la force est telle qu'elle ne prend toute sa signification que dans l'itération. Y revenir, sans cesse, pour autant que le monde, la vie nous en laissent le choix. Ce tableau devient, dans cette perspective, l'un des plus émouvants que l'on puisse contempler, sans que cette émotion en détruise la parfaite harmonie. Sa grandeur est là : dans l'équilibre improbable entre une effervescence palpable et une pesanteur imposée par l'ordre social et moral. Cette œuvre parle de ce que nous ne pouvons pas dire, de ce que nous devons taire, parfois, souvent, toujours... Il y a, hors de toute identification qui nous abstrairait de nous-mêmes,  une part de nous-mêmes dans cette femme en bleu, qui ne dit rien, qui ne bouge pas, qui nous ignore...

     

    (1)Faut-il se résoudre à considérer qu'il en est de même des mails ?