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chagrin

  • Sentinelle...

    Dans la précipitation technologique présente, qui nous alarme, au propre comme au figuré, jusqu'à nous rendre désireux de ce que nous n'avons pas sous la main, sous les yeux, à disposition, habitués que nous sommes à voir et à entendre, ad nauseam, sous le mode tactile des écrans, mode du lointain s'il en est, nous avons oublié combien peut être précieux le timbre de la voix qui nous manque, que l'inflexion première nous fait reconnaître, comme de toute éternité. Le téléphone n'est plus qu'un objet pénible et relatif, parce que la vérité est ailleurs, dans cet attachement viscéral qui lie la voix au corps, à la chair, à cette irréductible présence par quoi nous trouvons la paix et le réconfort.

    Dans une page magnifique du Côté de Guermantes, Proust, sans doute parce que l'époque en était encore aux balbutiements de la communication, creuse très bien le sillon trouble des sentiments devant cette facilité technique, dont on croit qu'elle comble nos désirs, alors qu'elle ne fait que les neutraliser. Dans l'extrait qui suit, le narrateur parle pour la première fois à sa grand-mère au téléphone. C'est un mélange poignant d'envie et de perte, d'attention et de sensibilité. C'est une autre personne que le personnage entend, et une autre histoire aussi. Le timbre, les intonations ne sont pas nouveaux, mais leur matière prend d'autres nuances, que l'on voudrait conserver à jamais. Et cette étreinte de la voix, nous pouvons aussi en faire l'expérience quand, dans une direction toute différente, nous essayons de garder dans notre mémoire, dans cette oreille secrète de notre histoire intime, la voix de celui qui est à l'autre bout du fil, qu'on a si souvent entendu et dont on sait qu'il va bientôt mourir.

    "Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de poste, ma grand'mère m'avait déjà demandé ; j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand'mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce ; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand'mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait et cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d'abord à cause de sa douceur même presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie."

  • Femme en bleu (IV) : Vermeer

      Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1664,  Rijkmuseum Amsterdam

    Son âme et son cœur semblent aussi lointains que l'est à distance le regard du spectateur. Son profil ne permet pas de juger de sa beauté et le bleu de sa robe, comme un ciel envoilé de gaze, se découpe dans le jaune et le blanc lui-même un peu bleuté du fond. Les plis de la robe ont une raideur que normalement nous associerions à une morale un peu sèche, ou à la retenue d'un triomphe bourgeois, comme si l'habit disait, selon l'habitude, l'être. Mais, dans ce tableau, on sent une telle suspension du temps (ce temps de plus en plus assigné à l'ordonnance de l'avoir) que cette raideur semble plutôt suggérer la tension interne du corps qui en fait son armure.

    La peinture figurative fixe un moment. Certes, on peut, à partir d'indices, remonter le fil de l'histoire, envisager sa suite, mais en suivant un processus qui incline vers la linéarité du temps, comme si tout ce que nous vivions, nous ne le vivions qu'une seule fois, comme si notre existence était structurée par le motif de l'unicité. La peinture tend vers le point. Nous savons qu'il n'en est rien, dans nos vies. Mais nous raisonnons souvent devant un tableau en nous interdisant de penser la répétition ; et cette œuvre de Vermeer donne soudain l'occasion de s'engoufrer dans la brèche.

    Vermeer est un peintre secret ; il est aussi un peintre du secret. Ses personnages ne sont pourtant jamais surpris dans une situation incongrue, bien au contraire. La banalité est peut-être son maître-mot. Il n'y a pourtant pas plus intriguant que ce mystère du quotidien à travers lequel nous nous sentons saisis d'une absence indéchiffrable du sujet, de son retrait du monde. Vermeer impose une blancheur à son contemplateur. Les gestes ne sont jamais achevés. On reste dans l'expectative, parce que les personnages eux-mêmes semblent se soustraire à l'attention et au cours des choses.

    Par exemple, cette femme en bleu lisant une lettre. Il est bien difficile d'appréhender les sentiments du personnage. Chagrin, inquiétude, bonheur ? On pourrait travailler les traits, les postures : l'infime parole que secrètent une ombre, le jeu des distances. Je me suis souvent demandé vers quelle interprétation il fallait s'orienter : en clair, comprendre au mieux la boussole du visible. Et tant que cette question portait tout le sens de mon regard, ce tableau est demeuré une pièce de musée, vu, il y a longtemps, au Rijk, quelque chose de beau, très beau même, avec un point attendrissant dans la clôture de l'espace, sans la fenêtre à moitié ouverte (et donc à moitié fermée) que l'on trouve si fréquemment chez ce peintre. Cette fermeture, ce repli de l'être vers le coin semblaient en contradiction avec la centralité du sujet, son ampleur, jusque dans la robe qui s'étend, comme une mer (si bien qu'on se demande si elle ne serait pas enceinte). Elle lit. Il fait silence autour d'elle. L'extérieur est congédié et l'intérieur est impensable. Elle lit, et si l'on en reste à cette limite du fait unique, le visage peut en effet offrir tous les interprétations possibles et même le plus fort des désarrois n'atteint pas la profondeur de vie que la supposition suivante, évidemment absurde quand on prend un tableau pour un point défini dans le temps, à savoir que la représentation de Vermeer est effectivement une re-présentation.

    Mais si elle a déjà lu la lettre... Une fois, dix fois, vingt fois. Ailleurs, dans une autre pièce, dans une autre maison. Quelle importance... La clôture du lieu, cet encerclement des sièges qui la rend d'une certaine manière inatteignable pourraient être vus comme le dessein du sujet à vouloir jouir, seul, dans la répétition de ce qui touche (en bien comme en mal) et dont il est impossible de se détacher. Ce sont ses mains qui cristallisent le sens : leur tenue, leur fermeté. Elles tiennent la lettre comme son âme tient à l'encre qu'on y a déposé. Nous connaissons cela, tous : ces morceaux de papier, ces messages, ces billets, dont nous usons (ou avons usé) la matière physique tant la matière affective nous y ramène, partagés entre l'envie et la nécessité (1). Ce sont ses mains qui démentent l'unicité. Elles ont la puissance des poings. Ce tableau se développe comme un refuge, raconte une attente (que toute la maisonnée soit partie), le battement du cœur, le tremblement des lèvres, et les yeux qui ne lisent plus vraiment, puisqu'ils connaissent entièrement le fond de la missive. Ses mains concentrent toute sa volonté de revenir à la lettre.

    Cette femme en bleu est ainsi indissociable d'une sensibilité dont la force est telle qu'elle ne prend toute sa signification que dans l'itération. Y revenir, sans cesse, pour autant que le monde, la vie nous en laissent le choix. Ce tableau devient, dans cette perspective, l'un des plus émouvants que l'on puisse contempler, sans que cette émotion en détruise la parfaite harmonie. Sa grandeur est là : dans l'équilibre improbable entre une effervescence palpable et une pesanteur imposée par l'ordre social et moral. Cette œuvre parle de ce que nous ne pouvons pas dire, de ce que nous devons taire, parfois, souvent, toujours... Il y a, hors de toute identification qui nous abstrairait de nous-mêmes,  une part de nous-mêmes dans cette femme en bleu, qui ne dit rien, qui ne bouge pas, qui nous ignore...

     

    (1)Faut-il se résoudre à considérer qu'il en est de même des mails ?