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Murs (III)

La façade est l’animation de la surface. Il y a toujours à son endroit la question d’un visage. C’est à la fois le mur et sa négation, quoique ce dernier mot soit excessif, parce que rien ne supprime le mur, jamais, son idéal, sa muralité. Il s’agit d’une articulation de l’espace. La composition plus ou moins ardue de l’espace et du temps. Voilà pourquoi elle porte autant au souvenir, d’enfance en particulier.

Le mur, dans son rôle de façade, prend tournure, comme on dit d’un corps. Il est alors, plus que dans sa définition austère d’élément construit en continu, une ressource pour celui qui le regarde, voire le défait.

Ainsi cette infinité (ce fut ta vision première, ton sentiment sans voix, ton histoire sans paroles) de fenêtres devant lesquelles tu passais, dans ton enfance londonienne. Tu longeais cette bâtisse dont la géométrie t’impressionnait et lorsque tu fus en âge de bien parler, tu demandais sans cesse à ton père combien il y avait de fenêtres. Mais tu choisissais mal tes mots : c’était l’infinité des carreaux qui te fascinait. Pendant longtemps, que le pas soit pressé ou vagabond, il répondait : « beaucoup ». Puis ce fut : « des centaines ». Un jour que tu avais encore monté en graine, il en profita pour t’inculquer les tables de multiplication : celles de deux, de trois, de six en particulier. Cela t’amusait, et le calcul mental fut un plaisir tout architectural. Il parlait aussi des alvéoles d’une ruche et lorsque tu voyais la grande demeure de nuit, c’était rare, les éclairages se répandaient jusqu’aux dehors te faisaient penser à du miel.

Tu abandonnas peu à peu cette rêverie infantile et si tu devais user d’une métaphore, maintenant adolescent, c’était, geste potachique, pour te rappeler les feuilles 21x29,7 petits carreaux sur lesquelles tu jouais avec François ou Jeanne aux petits carrés. Et c’eût été si drôle de refaire ainsi la façade en la maquillant de traits alternatifs bleus et rouges.

Tu partis ailleurs et les tiens aussi. Voir le monde, un peu. Et recula dans ta mémoire jusqu’à ne plus exister vraiment ce pan de pierre et de vitres qui t’avait tant occupé. Ce n’est que l’an dernier, à l’occasion d’un passage furtif dans ces lieux où tu n’avais plus guère qu’un oncle mourant dont tu serais l’héritier, que tu as de nouveau déambulé dans la ville, et que tu as retrouvé ta chère façade.

Mais, étrangement, ce n’est plus l’enchantement des carreaux sans nombre que tu as trouvé. Tu as levé tes yeux plus haut, vers la partie supérieure du bâtiment, dans cette partie pleine dont tu n’avais que faire jadis, et tu t’es surpris de n’en avoir jamais gardé souvenir. Plus encore : cette alternance de bandes maçonnées, rouges et blanches, ce rythme architectural t’a projeté bien loin de ce lieu, dans un voyage que tu n’aurais jamais envisagé a priori. Tu as revu la Toscane et ses églises, la géographie des murs bicolores, ceux verts et blancs de la cathédrale de Sienne, ceux blancs et roses de San Paolo a ripa de Florence. Mais c’est vers le San Zeno véronais que ton esprit s’est tourné et pour lequel la correspondance t’a parlé. Il s’agissait alors du pays que ton âme s’était choisie quand tu avais voyagé, ce chez-soi intuitif que les plus ambitieux des rêveurs se donnent le besoin de trouver. Tu n’avais pas, toi, mis trop de temps à vivre de la beauté toscane.

Il s’était mis à pleuvoir ; ton œil s’était embué d’une émotion secrète ; la façade avait tout à coup un flou qui montait vers le ciel et tu ne savais pas à quel point cette trace secondaire (comme on parlerait d’une route secondaire) n’était pas la vérité profonde de ton histoire instinctive avec la lumière italienne. Comment croire que dans cette frise lapidaire que tu avais toujours ignorée, sur laquelle tu n’interrogeais jamais la rigueur paternelle, était cachée l’une des plus belles rencontres de ton existence ? Tes déambulations au milieu de l’éclat gothique, là-bas, gardaient le signe secret de ces allées et venues si souvent brumeuses ici. Tu avais toi aussi, dans un ordre que tu n’appréhendais pas encore, que tu pressentais seulement (comme si le récit de ces retrouvailles commençait maintenant et ne se prolongerait que dans ton départ, en quittant la place, quand cette partie supérieure de la façade deviendrait un souvenir, c’est-à-dire conscience du souvenir comme tel), ta rencontre fatidique et émouvante avec ton petit pan de mur. Et tu pouvais désormais reprendre le chemin de ce pèlerinage involontaire et le faire fructifier dans ta mémoire comme une vitre au carreau enfin poli.

 

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