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la pietà

  • Trois femmes (III) : la compassion

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    Tu as quitté Sant'Agostino, frôlé la bruyante Navona. La via dei Coronari est déserte, étrangement, et les boutiques d'antiquaires sont, pour beaucoup, fermées. Puis vient le pont Sant' Angelo et l'entaille immonde de la Conciliazione. Pour celle que tu viens voir, au contraire des deux premières, tu n'auras pas le privilège de l'intimité. Il est sans doute peu glorieux de pester contre la foule quand on est soi-même un membre de la foule. Parfois tu as renoncé ; tu lui as été infidèle et tu t'en es toujours voulu. Mais penser à elle en récompense des fouilles, des portiques, de la lenteur de la file, du brouhaha de gare ferroviaire qu'est Saint-Pierre, de la vulgarité des cyclopes portabilisés, c'est un peu l'amoindrir, la blesser de toutes nos vanités voyageuses et d'une illusoire démocratie culturelle.

    Mais tu ne peux à chaque fois laisser ta colère prendre le pas. Il faut donc passer outre pour s'approcher d'elle, loin pourtant qu'elle est, derrière la vitre blindée qui la protège maintenant. On pourrait regretter cette distance mais tu veux y voir comme un signe, et tu ne penses pas à ces années anciennes où elle te fut plus accessible. Tu dois être plus attentif à elle. Ici le corps ne s'élève plus ; il n'a même plus la légèreté d'un pas de danse possible. Elle est assise ; le corps est affligé ; le marbre est puissant ; l'expression est d'une noblesse étonnante. Michel Ange pouvait explorer la grandiloquence de la douleur, reprendre les poses convenues de ce topos artistique. Il choisit l'humanité. C'est une mère à l'enfant. Pas une Vierge à l'Enfant. Elle lui a donné la vie ; il a grandi ; il a pris sur lui de refonder le monde ; il s'est battu et a fini par être vaincu. Certes, l'Histoire lui donnera raison contre Ponce Pilate, mais pour l'heure, il est l'homme crucifié, l'enfant martyrisé surtout, à qui elle ouvre grand ses bras tendres. Elle recueille sa souffrance désarticulée. Elle essaie, elle, de rassembler, sans cri, sans larmes, leur histoire. Il y a entre les deux l'aventure physique de chacun : le corps élevé du fils à la hauteur de la croix, avant de retomber parmi tous. Il n'a pas chu. On l'a décroché et son corps est pesant de sa masse et de sa Passion. Il y a sa modestie, à elle, la fragilité de sa constitution. Le corps du fils semble démesuré mais elle n'a pas peur. Rien ne l'effraie. Son visage, à lui, est serein. Elle semble avoir pris sur elle toute la douleur. Ils ne font qu'un et le bloc de marbre, dans sa densité totalisante -un seul morceau- donne toute sa mesure à cette idée du lien que ne pourrait pas prendre (c'est ineffable) la peinture.

    Son regard ne s'incline pas de résignation. Michel Ange suggère par la finesse de son art que ce moment est aussi nécessaire que tout ce qui a précédé, qu'elle sait, cette femme à la jeunesse improbable, que le recueillement dû aux morts, ces morts savent l'entendre. Et c'est ainsi que l'artiste évacue de sa sculpture toute théâtralité, l'excès ennuyeux du sublime pour ne garder que l'essentiel : le dépouillement d'un moment qui laisse de côté l'Histoire, le récit collectif, l'édification pour une tragédie plus intime dont tu retrouves les signes chaque jour, ou presque, dans les images, les photos de la violence planétaire.

    Désormais, à l'abri du vandalisme, Marie est comme une métaphore de notre impuissance à juguler la douleur. Tu la vois mais elle est inatteignable (1) ; tu voudrais lui parler, lui dire que tu vas prendre sur toi une part de sa détresse (et c'est fort ridicule) ; que son déchirement n'est pas absolu. Mais ce ne serait que faussetés et mièvrerie. Sa majesté maternelle est à la fois si ample et si humble que tu es saisi comme rarement de ce sentiment difficile de ta propre fin possible (certaine, en fait), d'une peur plus forte encore que celle de mourir. N'être plus rien, plus rien pour personne et qu'il n'y ait nul visage aussi doux, nulle étreinte aussi sensible, nul silence aussi profond que la sienne pour t'arracher de l'oubli.

     

    (1)Ce qui n'est pas l'inaccessible. Motif spirituel à écarter ici.








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  • Regard au sol

    Disons-le sans ambages : la Basilique Saint-Pierre de Rome n'est pas le lieu le plus spirituel qui soit. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne puisse pas y faire la rencontre de Dieu ou que le recueillement y soit impossible. Mais l'ampleur architecturale engloutit celui qui vient, impressionné qu'il a déjà été d'avoir remonter la via della Conciliazione, saignée grotesque et fasciste, prouvant une fois de plus combien l'organisation de l'espace est une question essentiellement politique.

    Le gigantisme n'est pas le meilleur moyen d'atteindre à l'intimité de la foi et l'intérieur, dans la démesure d'une volonté mêlant la théologie et les impératifs d'un pouvoir auto-désigné, est une grosse boîte dans laquelle le murmure accumulé des croyants, des visiteurs, des touristes et des esthètes (ceux-là n'ont pas grand chose à contempler qui puissent vraiment les bouleverser, sinon la Pietà de Michel-Ange que protège désormais une vitre blindée depuis qu'un fou furieux est allé à sa rencontre à coups de marteau (1)) donne l'impression d'être dans un hall de gare. L'émerveillement n'existe pas, le souffle est absent. Il est presque symptomatique que le Bernin, si brillant, si touchant (2), se perde dans un Baldaquin prétentieux et massif. Tel est, d'ailleurs, le sentiment qui fait son chemin, quand on circule entre les piliers de l'édifice : de se retrouver dans une sorte de cabinet de curiosités, devant lequel l'esprit s'étonne, sans plus. Le pied de saint Pierre usé par les mains des pèlerins, la colombe du saint Esprit perchée dans les hauteurs et dont vous apprenez qu'elle un mètre soixante-dix d'envergure, l'enchaînement des tombeaux pompeux : Innocent VIII, Paul III, Urbain VII, Alexandre VII, au choix, et dans le désordre. On peut ainsi faire une visite du lieu, comme d'une composition en puzzle d'éléments qui, déjà pris à un par un, manquent de grâce, mais, assemblés, font fourre-tout d'une puissance actant sa présence. Et, actant sa présence, en souligne l'absence. On voudrait que nous nous élévions et rien ne nous y incite.

    Mais le grotesque atteint son summum lorsque dans la nef centrale l'œil contemple le pavement. On découvre alors à intervalles irréguliers des marques, avec des inscriptions en latin. Vous êtes alors non loin du chœur et progressivement vous allez vous reculer pour aller vers la sortie. Ces marques sont les repères qui indiquent à quel endroit s'arrête telle ou telle grande église de la chrétienté. Ainsi, et nous l'avons tous fait, moi le premier, nous nous lançons dans une sorte de jeu du qui a fait mieux que l'autre et, un peu comme un classement de hit-parade, nous engageons nos pas sur le chemin à rebours du top ten des plus grands édifices, dont nous connaissons le vainqueur, puisque nous y sommes (3). Cet amusant concours au ras du sol surprend et moi qui ne crois pas je me demande ce que le croyant, lui, peut y lire : la grandeur du lieu fait-elle la profondeur de la foi ? La masse est-elle le signe de la vérité théologique ? Que la maison papale s'amuse à ces évaluations quasi potachiques étonne. On est dans un lieu qui devrait se suffire et tout à coup il faut penser à un ailleurs, à des ailleurs, minorés, ramenés au rang de faire-valoir. La rêverie, mélange d'abandon et de sérieux, s'envole. Et rêver, justement, avec l'attendrissement du souffle, c'est dans d'autres écrins romains que cela sera possible : à Santa Maria in Cosmedin, à San Giorgio in Velabro, à San Clemente, par exemple...

    (1)Ce qui fait un point commun entre Michel-Ange et Marcel Duchamp dont l'urinoir a subi le même sort. Mais c'est un rapprochement purement factuel parce qu'il ne nous aurait pas déplu que l'escroquerie du second finisse en morceaux.

    (2)Pour être touché par la grâce de son art, il faut aller à la Villa Borghese admirer son David au visage tendu, sa Proserpine tout en chair. Surtout : se rendre à Santa Maria della Vittoria où Sainte Thérèse d'Avila vous bouleverse de sa beauté extatique à un point qu'on se demande comment l'Église ne lui a pas fait un sort plus que funeste.

    (3)Quoique ce ne soit plus exact puisque la Basilique de Yamoussokro, en Côte d'Ivoire, a désormais pris le dessus. Copie de Saint-Pierre, sa construction a été décidée par Houphouët-Boigny, le premier président du pays.