Il y a un an tout juste disparaissait Éric Rohmer. La tristesse n'est pas de mise. Il demeure.
J'avais le lendemain écrit un de mes premiers textes sur Off-shore, et je voudrais partir du titre que je lui avais donné parce que ce choix quasi instinctif n'était en fait pas anodin. La traversée des apparences. La référence explicite à un roman de Virginia Woolf, ou plutôt : à la première traduction française qu'on en fit (1), correspondait à une volonté de rapprocher l'étrange voyage initiatique du roman avec ce qui me semblait être une constance rohmérienne : creuser les faux semblants du discours, filmer un théâtre de la cruauté avec une certaine malice afin que le spectateur lui-même se laissât prendre au(x) jeu(x) des différents protagonistes, sans tomber dans les travers d'un tragique facile.
Puis, j'ai repensé à ce rapprochement peut-être discutable, je l'ai considéré avec circonspection, mais, comme s'il n'avait été, en fait, qu'une première prise devant quelque chose qui m'importait davantage, j'ai fini par penser que derrière tout cela, il y avait un murmure capable de mieux nouer mes attaches à ce cinéaste. Autre référence woolfienne : Les Vagues (The Waves, 1931), avec son continuum de monologues à six personnages, entrecoupés de brefs récits centrés sur une évocation de la côte. Un roman où l'on parle, beaucoup, beaucoup. Comme dans les films de Rohmer, qui, lui aussi, a aimé la mer. Et j'en suis revenu à deux films qui me sont chers entre tous : Pauline à la plage (1983) et Conte d'été (1995). Plusieurs raisons à cela.
Une actrice d'abord. Rare, parce que sa filmographie n'est guère étoffée, ce qui en fait une personne intimement lié à l'univers du réalisateur. Amanda Langlet, faisant d'une certaine manière le lien entre les deux univers. Dans Pauline à la plage, elle est adolescente et n'est que le témoin privilégié du jeu d'adultes qui occupe Fédor Atkine, Pascal Grégory et Arielle Dombasle. Elle serait, un peu lointaine et amusée, comme à une fenêtre surplombant un labyrinthe où évoluent ceux qui, par l'âge et la maturité, sont censés la dominer. C'est un moment d'éducation sentimentale, à la réserve près que cette éducation, du point de vue rohmérien, demeure toujours en partie insoluble, puisque, symboliquement, de ce labyrinthe, il n'est pas possible d'envisager tous les lieux avec la même lisibilité/visibilité ni de suivre avec une égale attention tous les protagonistes.
On la retrouve douze ans plus tard en Margot, ethnographe de terre-neuvas, l'une des trois amoureuses possibles de Gaspard (joué par Melvil Poupaud). Rôle central et pourtant comme dans la perte inéluctable de cette centralité. On repense régulièrement à Pauline et (Rohmer y pensa-t-il ?), il vient à l'esprit que la chance adolescente d'avoir pu observer des adultes jouer n'avait en fait servi à rien, que devant l'irruption des sentiments l'individu, à moins d'avoir délibérément choisi le cynisme ou la défense ferme (le type passif-agressif), est dépourvu et qu'il n'a plus qu'à sonder dans l'autre les signes d'espérer ou de désespérer. Elle espérera en vain, quoi qu'elle en dise...
Dans les deux films, le bord de mer, la plage, le halage, le littoral. C'est-à-dire une zone frontière, aux limites passablement mouvantes. Le sable mouvant. Y mettre ou non un pied, y laisser ou non sa trace, avant que la mer reprenne le dessus. Le littoral : là que Margot et Gaspard discutent longuement, de ce qu'ils sont, ne sont pas, avec le bruissement furtif de ce qu'ils pourraient être (l'un pour l'autre), mais vaguement. Jamais de frontalité à cette frontière, rien de démarqué définitivement. Suivre la côte découpée, plus ou moins en retrait de la mer ; la mer elle-même plus ou moins en retrait sur le sable. Confession passagère, chemin passé, dans l'émouvante tiédeur de l'été. En clair (mais est-ce l'expression adéquate...) y aller ou pas...
Les lieux de ces deux films, mais plus encore pour le second, sont plus que jamais rohmériens : ils sont littéralement Rohmer, en ce sens qu'ils donnent l'apparence de la légèreté, voire de la futilité, alors que le cinéaste nous rappelle une évidence : il n'y a pas de vacance à être. Toujours ceux qui veulent vivre sont saisis par un mouvement dont ils n'arrivent qu'à comprendre une partie, à leurs risques et périls, tout du moins au début. Chez lui, comme chez Woolf, une fluctuation interne (la vie mystérieuse qui rôde en nous) se mélange à une fluctuation externe (le monde qui va sa route) et voilà qu'il y a friction/fiction. Il n'est peut-être rien de plus vraiment dit, dans Conte d'été, où pourtant les personnages ne cessent de parler, que l'adresse du paysage à notre regard, ni tout à fait le même, ni tout à fait autre. Chaque promenade a sa tonalité, sa clef et son mode. On croit que les personnages rabâchent, radotent, ressassent, alors qu'ils varient, évoluent, revenant sur leurs pas discursifs, déformant une première image, puis une autre, puis une autre. La parole, toujours recommencée, dont nous suivons les alternances et les alternatives. Et tout discours est étymologiquement dis-cursus, un détour.
Pour qui connaît les côtes malouines et leurs environs, nul doute que l'endroit attendait Rohmer et son théâtre, parce que là, le moindre point en perspective, pourtant si proche à l'œil, à vol d'oiseau, selon l'expression consacrée, est une aventure indécises et surprenante. L'objet du désir est proche et lointain. Se croire auprès de lui, lui parler, le toucher (physiquement et intérieurement), oui, mais ce n'est peut-être qu'une illusion. Une illusion que l'on poursuit, avec l'acharnement de ce qui vous détruit de vous construire, invitus, invitam, pour faire un clin racinien (2). Ou un ravissement (mais on sait, avec Duras, et même après Dom Juan, que le ravissement est une douceur mortelle), à voir, à revoir, comme l'extrait ci-dessous.
(1)The Voyage Out (1915) fut aussi publié, en 1952, sous le titre Croisière.
(2)Racine écrivit les cinq actes de Bérénice à partir de la phrase latine suivante : Berenicem Titus invitus invitam dimisit (Titus renvoya Bérénice malgré lui, malgré elle).