Tu comprends, m'a-t-il dit, rien ne nous tient. Rien ne nous tient vraiment. Ni la tristesse, ni la pauvreté, ni le maquis, ni la guerre, ni même la trahison. Nous sommes engoncés dans nos kilos, nos excédents pondéraux, nos cures d'amaigrissement, notre IMC, nos prochaines fuites aux Bahamas, nos week ends à Rome ou à Funchal. Nous ne luttons plus. Pour rien. Rien ne nous tient, répète-t-il, sinon le pare-choc chromé, la réponse wifi au millième de seconde, et la sortie prochaine du dernier Bowie. Nous n'avons plus d'inquiétude, sinon celles des possibles réductions : celles des indemnités chômage, des volumes horaires, des parts dans les tickets-restaurant ; sinon celles des possibles augmentations : du plafond d'imposition, des jours de carence, des cotisations sociales. Nous ne savons plus rien de la vie, sinon l'indexation de notre espérance de vie, justement, sur le prorata consacré à nos dépenses de santé. Nous n'avons plus rien que la guerre lointaine, aphrodisiaque de notre sentiment de bien-être, paradoxalement sécurisante d'exister ailleurs quand on l'a évitée chez nous. Nous ne savons plus rien de la misère, pourtant si proche mais si respectueuse de n'apparaître qu'en esquisse, sous un hall, au coin d'une rue, et parfois déjà morte, dans un immeuble en démolition. Rien ne nous tient. Rien ne nous sauve. Ni Dieu, ni maître. Nos vérités dégorgent. Il faudra y mettre un peu de sel pour que nous y croyions encore, un peu d'épices pour les rendre acceptables, que nous tapions dans nos mains, que nous chantions en chœur des jours meilleurs, des âmes tendres, des visages angéliques. Tout en images, polychromées, version papier glacé. Nous n'avons plus rien, murmure-t-il, que la ligne opératrice qui nous demande d'attendre qu'une voix anonyme vienne répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente, répondre à notre attente...
Photo : iamadream