Durant l'été 94, à Espalion, devant une charcuterie dont on t'avait vanté la réputation, tu entendis deux hommes, la bonne cinquantaine, conclure leur palabre d'un "adieu" rocailleux et franc. Un adieu, là où toi-même tu aurais choisi un "au revoir" ou un "à bientôt".
C'est l'usage de la région, appris-tu, un usage ancestral qui ne peut se comprendre si l'on ne récrit pas comme il se doit ce que l'on vient d'entendre : "à Dieu" et non "adieu", ainsi que Montaigne conclut son avis au lecteur qui inaugure ses si éblouissants Essais : "A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins." (1)
L'archaïsme peut surprendre, mais ce n'est pas cette distance dans le temps qui a conservé en toi vivace ce si anodin souvenir. C'est la persistance propre d'une existence placée sous la figure de Dieu. Une telle puissance de la parole, ce marquage de la langue en dit long sur cet enracinement d'une histoire humaine, et proprement européenne, dans la lumière divine. La croyance, dans l'à Dieu, n'est pas seulement la nomenclature d'un ordre transcendant ; elle est la confiance en l'avenir et la douceur de s'en remettre à plus que soi. Se dire à Dieu, c'est alors espérer plus que de raison qu'on se retrouvera parce que la bienveillance et la miséricorde sont présentes.
Si, pour la langue, on pense à un archaïsme, sur le plan de l'expérience humaine, il en va tout autrement. C'est la persistance, dans un espace rural, d'une longue tradition. Et, d'un coup, l'origine est prise pour une étrangeté, voire une faute, et la falsification pour la norme.
Cette "remontée des âges", cette ferveur dont la langue porte la trace, la République maçonnique qui nous gouverne voudrait la réduire en cendres. Elle rêve que nous ne soyons de nulle part (belle singularité dans les termes), et que notre vie, déracinée et mondiale, puisse ne plus entendre cet "à Dieu" sinon dans son évidement lexical, comme le allô, symbole de la fonction phatique définie par Jakobson. Il est une gêne dans le révisionnisme historique en cours, qui veut nous imposer un passé s'arrêtant aux grandeurs de la Révolution (2).
Cet "à Dieu" dont tu sais, dont tu sens, qu'il n'est pas une simple formule conclusive, une manière fortuite de se quitter, il n'a jamais quitté ta mémoire. Longtemps, tu ne lui prêtas qu'une dimension intellectuelle. C'était oublier l'essentiel. Un essentiel qui déjà t'émouvait en parcourant les travées de Vézelay, la simplicité de Santa Maria in Cosmedin, en contemplant les Scrovegni peints par Giotto, une madone du Corrège, en écoutant la moindre cantate de Bach...
Il ne faut pas se leurrer, et même si la mélancolie est la plus constante de tes amitiés, l'heure des choix est venue, l'heure sans doute de se dire "à Dieu"...
(1)On s'en doute : les éditions dites "modernisées" passent outre et font la faute... Mais le lecteur de ce blog sait ce que je pense de la "modernité" orthographique infligée à Montaigne (et à d'autres)...
(2)Il suffit de revoir le clip de campagne de François Hollande, sur ce point très édifiant.