Photo : Philippe Nauher
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Photo : Philippe Nauher
Ce n’est pas le mur, ni son prolongement, mais l’habillage transitoire de la faille, de l’usure que l’on colmate, de la salissure qui répugne. Il fallait ravaler. La discipline décennale et l’artifice des Beaux-Arts.
Faire propre le mur.
A cet effet, on a sorti l’armature et d’étage en étage on entend le trincaillement tubulaire qui s’amplifie, pourvu que le vent prenne à sa charge le chant des hauteurs.
Sur lesquelles le maçon règne comme vigie.
Par souci d’esthétique, pour ne pas gâcher le paysage (et tout à coup, on y pense : le mur décrépi est digne d’intérêt. Panneaux, encorbellements, cariatides et décrochements…), on a tendu une toile commerciale plus ou moins transparente. On habille le mur d’un masque.
Et face à ce qui est momentanément soustrait à notre regard, nous échafaudons l’histoire de nos souvenirs, quand nous sommes passés tant de fois dans cette rue ; et bien que nous nous fassions bien une idée de l’endroit, le degré d’incertitude existant suscite en nous une attente curieuse de ce qui nous était, au fond, indifférent.
La lézarde part du coin droit du haut du mur, pour descendre jusqu'au sol.
C'est une cicatrice.
Une veine.
Le signe hasardeux et pourtant précis de l'histoire de cette façade.
Elle témoigne de l'ébranlement tectonique qu'on ne sent jamais, qu'on n'entend jamais.
Personne ne pourrait dire le jour de son apparition et maintenant, d'une certaine façon, il est trop tard. Il faut faire avec, jusqu'à l'impossible.
Photo : Philippe Nauher
C’est un monument.
On passe à côté. On n’y fait plus attention. Il fait partie du décor.
Parfois, tu t’arrêtes, sans raison. Et tu commences à faire ton chemin dans la litanie des noms. Ici, une fratrie, peut-être ; là, des homonymes. A Prague ou à Vimy, le nombre t’a pétrifié. Il n’y a plus alors mesure d’hommes. Le mur n’est pas si haut, pour que tout puisse être lu, mais rarement tu t’es senti plus écrasé. Le mur ne raconte rien mais chacun des présents, dans son absence même, détient les clefs d’une histoire, la sienne, inconnue mais vive comme la mort qui l’a fait entrer dans le temps.
Les lettres sont en capitales souvent. Le passé est lapidaire. Plein de gravité. Les noms des morts sont des entailles dans le silence et quand tu commences à les prononcer ils sont tout à coup litaniques, comme si le mur, au-delà de toutes ces identités, n’avait conservé qu’un seul mot, indicible, imprononcé, et pourtant là : c’est le ciment secret du mur, sa féroce identité.
Un monument devant lequel on passe…
Il était jeune. Il faisait le mur. Il allait la rejoindre, au croisement des chemins du Terruel. Ils se dévoraient et lui revenait avant l'aube à l'internat.
Puis il a mal tourné, comme disent les gens. Il connut les murs de la cellule et ceux de la cour de promenade. Qu'importe alors que le ciel soit bleu, gris ou nuageux, quand on ne voit pas la ligne d'horizon.
Ce fut la guerre. Il résista, sans hésitation. On le plaqua, ainsi que trois autres, contre un mur, à complies, et on lui tira une balle dans la tête.
Le mur qu’on ne voit pas. Il est là pourtant, sous nos pieds, massif, filant de part et d’autre. Sur lequel on s’est hissé ; et soudain, c’est l’horizon dégagé, le plus-que-lointain dont on défait le quotidien rasant qui cogne, justement, contre la succession des murs, entre quoi on se débat. Le labyrinthe.
Mais, ici, c’est la vision panoramique, et le mur d’enceinte est comme une colline, le rehaussement temporaire des journées sépulcrales.
On y monte parfois à la peine et l’horizon déçoit : il est chargé, trop lourd, gris, bouché. Mais on a gagné le repaire du plus-venteux, du plus-ardent : le découvert vertigineux par quoi on sort de la ville tout en y étant à demeure.
Et l’on s’étonne aussi de cette opiniâtreté verticale, quand on se penche et qu’en contrebas, un court instant, on imagine, tremblant, l’irréparable de la chute.
La façade est l’animation de la surface. Il y a toujours à son endroit la question d’un visage. C’est à la fois le mur et sa négation, quoique ce dernier mot soit excessif, parce que rien ne supprime le mur, jamais, son idéal, sa muralité. Il s’agit d’une articulation de l’espace. La composition plus ou moins ardue de l’espace et du temps. Voilà pourquoi elle porte autant au souvenir, d’enfance en particulier.
Le mur, dans son rôle de façade, prend tournure, comme on dit d’un corps. Il est alors, plus que dans sa définition austère d’élément construit en continu, une ressource pour celui qui le regarde, voire le défait.
Ainsi cette infinité (ce fut ta vision première, ton sentiment sans voix, ton histoire sans paroles) de fenêtres devant lesquelles tu passais, dans ton enfance londonienne. Tu longeais cette bâtisse dont la géométrie t’impressionnait et lorsque tu fus en âge de bien parler, tu demandais sans cesse à ton père combien il y avait de fenêtres. Mais tu choisissais mal tes mots : c’était l’infinité des carreaux qui te fascinait. Pendant longtemps, que le pas soit pressé ou vagabond, il répondait : « beaucoup ». Puis ce fut : « des centaines ». Un jour que tu avais encore monté en graine, il en profita pour t’inculquer les tables de multiplication : celles de deux, de trois, de six en particulier. Cela t’amusait, et le calcul mental fut un plaisir tout architectural. Il parlait aussi des alvéoles d’une ruche et lorsque tu voyais la grande demeure de nuit, c’était rare, les éclairages se répandaient jusqu’aux dehors te faisaient penser à du miel.
Tu abandonnas peu à peu cette rêverie infantile et si tu devais user d’une métaphore, maintenant adolescent, c’était, geste potachique, pour te rappeler les feuilles 21x29,7 petits carreaux sur lesquelles tu jouais avec François ou Jeanne aux petits carrés. Et c’eût été si drôle de refaire ainsi la façade en la maquillant de traits alternatifs bleus et rouges.
Tu partis ailleurs et les tiens aussi. Voir le monde, un peu. Et recula dans ta mémoire jusqu’à ne plus exister vraiment ce pan de pierre et de vitres qui t’avait tant occupé. Ce n’est que l’an dernier, à l’occasion d’un passage furtif dans ces lieux où tu n’avais plus guère qu’un oncle mourant dont tu serais l’héritier, que tu as de nouveau déambulé dans la ville, et que tu as retrouvé ta chère façade.
Mais, étrangement, ce n’est plus l’enchantement des carreaux sans nombre que tu as trouvé. Tu as levé tes yeux plus haut, vers la partie supérieure du bâtiment, dans cette partie pleine dont tu n’avais que faire jadis, et tu t’es surpris de n’en avoir jamais gardé souvenir. Plus encore : cette alternance de bandes maçonnées, rouges et blanches, ce rythme architectural t’a projeté bien loin de ce lieu, dans un voyage que tu n’aurais jamais envisagé a priori. Tu as revu la Toscane et ses églises, la géographie des murs bicolores, ceux verts et blancs de la cathédrale de Sienne, ceux blancs et roses de San Paolo a ripa de Florence. Mais c’est vers le San Zeno véronais que ton esprit s’est tourné et pour lequel la correspondance t’a parlé. Il s’agissait alors du pays que ton âme s’était choisie quand tu avais voyagé, ce chez-soi intuitif que les plus ambitieux des rêveurs se donnent le besoin de trouver. Tu n’avais pas, toi, mis trop de temps à vivre de la beauté toscane.
Il s’était mis à pleuvoir ; ton œil s’était embué d’une émotion secrète ; la façade avait tout à coup un flou qui montait vers le ciel et tu ne savais pas à quel point cette trace secondaire (comme on parlerait d’une route secondaire) n’était pas la vérité profonde de ton histoire instinctive avec la lumière italienne. Comment croire que dans cette frise lapidaire que tu avais toujours ignorée, sur laquelle tu n’interrogeais jamais la rigueur paternelle, était cachée l’une des plus belles rencontres de ton existence ? Tes déambulations au milieu de l’éclat gothique, là-bas, gardaient le signe secret de ces allées et venues si souvent brumeuses ici. Tu avais toi aussi, dans un ordre que tu n’appréhendais pas encore, que tu pressentais seulement (comme si le récit de ces retrouvailles commençait maintenant et ne se prolongerait que dans ton départ, en quittant la place, quand cette partie supérieure de la façade deviendrait un souvenir, c’est-à-dire conscience du souvenir comme tel), ta rencontre fatidique et émouvante avec ton petit pan de mur. Et tu pouvais désormais reprendre le chemin de ce pèlerinage involontaire et le faire fructifier dans ta mémoire comme une vitre au carreau enfin poli.
Il avait en horreur les murs nus. Il disait d’ailleurs : murs nus, à entendre, c’est laid. Manque de poésie. Dissonant. Et dans certains cas, dans certaines circonstances, on penserait aisément que vous déformez le nom de Murnau. Le u est laid. Voyelle la moins fréquente des langues. On comprend pourquoi : mur nu. Quelle horreur !
Il avait dit à son copain de s’occuper du mur. Il n’avait, lui, pas d’idée. De toute manière, il ne voulait rien imposer. Il ne débordait pas d’imagination. Son problème tenait moins dans les choses que dans les mots.
Peindre le mur ne signifie pas qu’on le change. C’est trop facile, qu’on enduise pour en mettre une couche. Puis une deuxième couche, et qu’on en déduise que la couleur, vive ou sombre, mate ou brillante, voire satinée, ait résolu le problème. Elle fait office de cache-misère. La peinture n’habille pas. Elle recouvre, ce qui revient à le laisser en l’état. C’est tellement évident qu’un daltonien n’y verrait parfois que du feu, et qu’un photographe N&B annulerait, annihilerait même, l’effort. La teinte n’enlève pas la platitude. Elle la désigne.
Il fallait une manière. Il fallait une matière. Quelque chose qui donne une perspective, une profondeur. Un relief.
Son copain ne manquait pas de ressources, disait-il, mais devant toutes les propositions il faisait la moue. Certes, on ne vit pas avec un mur mais, si l’on y regarde bien, c’est un environnement. De dessins en dessins, d’échéances en échéances, l’affaire traînait et ce mur devint une obsession, au point qu’il décida que pendant ses vacances le copain ferait comme bon lui semblerait et qu’il se plierait à son inspiration.
Et quand il revint, il le trouva en train d’achever son œuvre. Il eut un choc. La violence du thème. Une arme. Pouvait-il s’y attendre ? Et ce fond tout en sinuosités, comme un souvenir des années soixante-dix ? Qu’avait-il fait de son mur ? Il ne reconnaissait rien. Tout l’espace avait une autre configuration. Il était plus que dépaysé : c’était comme s’il n’était plus chez lui. Le mur s’était ainsi projeté, avait fait un bon en avant.
Il ne savait que penser. Une arme…
Il ne fallait rien y voir d’agressif ou de provocateur, disait son copain. L’idée lui était venue en écoutant les Beatles. L’album Revolver. Et du coup, les géométries environnantes étaient l’écho pop d’une époque qu’ils n’avaient pas connue. Rien de plus.
Et lorsqu’il regardait désormais son mur, bien qu’il n’ait guère eu son mot à dire dans l’histoire, il imaginait toutes les gloses qui pourraient en découler dans l’esprit des visiteurs, surtout de ceux qui ne le connaissaient pas. Il y avait là matière. Comme, au hasard, celle d’un gars qui détestait les murs nus jusqu’à ce qu’un copain artiste vienne flinguer le sien.
Les veines du mur, l'irrigation jointive des pierres les unes aux autres,
pour faire corps
faire masse
et l'appareil, frais d'abord, enfin durci par le temps,
pour que le mur soit prétendument inaltérable.