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lecture - Page 2

  • Le génie du non-lieu

    http://www.repro-tableaux.com/kunst/alphonse_marie_de_neuville/portrait_phileas_fogg_illustr_hi.jpg

    La première fois qu'il a mis les pieds à Londres, il n'était pas si jeune et il n'y est pas retourné depuis. La ville manque de chic et de chaleur. Son architecture s'enlise dans le conventionnel. C'est amusant, sans plus. Les musées l'ont ébloui et les parcs séduit. Avril était clément et il aimait revenir le soir, tranquillement, dans le quartier de Victoria Station où il logeait.

    Il se décida, au quatrième jour, d'y aller, là où il ne trouverait rien. Il mit du temps à trouver, d'ailleurs, sa carte n'étant pas suffisamment claire. Ce n'était pas le 221b, Baker Street qui l'intéressait, ou la demeure de Dickens (qu'il visita pourtant ; il se souvient d'une chaleur étouffante dans les pièces, et d'une accumulation oppressante d'objets). Au fond, tout cela était trop anglais pour lui. Et trop tardif, aussi, en regard de ce qu'il venait voir. Il allait retrouver un souvenir d'enfance, au 7 Savile Row, Burlington Gardens, là où l'incroyable Philéas Fogg avait sa demeure. Il n'y avait évidemment qu'un numéro au-dessus d'une porte, qu'il se garda bien de photographier, rien qui méritât que son âme soit ébranlée. Pourtant elle le fut. Elle le fut de sentir le format de la Bibliothèque Verte, son papier rugueux et sa couverture cartonnée ornée d'un dessin à deux sous. Il en passa combien entre ses mains ? Parmi ses préférés, Le Tour du Monde en 80 jours. Se trouver devant cette fausse adresse, c'était  reconaître le goût des heures à le suivre, lui, cet homme au prénom étonnant, que rien n'arrêtait et qui, pourtant, échouait, dans les dernières pages du livre, échouait malgré tous les risques pris, échouait, échouait... Mais non ! Le décalage horaire accumulé le sauve. Il se présente triomphant au Reform Club.

    Certes, l'adulte sait ce qu'est la fiction et que nul gentleman aventurier n'a jamais habité dans ces murs (quoiqu'il faille alors présumer de la médiocrité des locataires successifs de cette adresse). Il sait aussi ce qu'il doit à Jules Verne (dont le musée à Nantes lui laisse paradoxalement moins de souvenirs), aux escapades partagées, sur terre, sur la mer, dans les airs, même si, depuis, relisant quelques pages, il en a senti la lourdeur stylistique et le didactisme outrancier. Savoir, pourtant, peut revêtir une autre dimension et l'hommage à son cher Philéas (tristement campé par David Niven au cinéma. Il préférera toujours les gravures surannées) est un moyen de célébrer sa capacité à  croire en cette histoire, ce que d'aucuns appelleraient une naïveté enfantine, qu'il nommera, lui, le besoin de cet addendum au monde (pour citer Gracq) qu'est la lecture, besoin qui perdure. Le personnage n'ayant jamais vécu n'est pas mort, il est ailleurs. Philéas peut donc être là, dans cette absence même. Il fut longtemps bien plus important que le nom de l'auteur. L'écrivain ne le faisait pas rêver, l'aventurier si. Il fallait alors aller au seul point où il fut joignable (1) pour que deux temps distincts se superposent : le présent d'un toujours-lecteur lucide sur la valeur intrinsèque de Jules Verne et le passé d'une enfance qui commençait avec lui (parle-t-il alors de l'auteur ou du personnage ?), plus qu'avec aucun autre, son odyssée dans les livres. Il y a merveille à vouloir courir vers ce non-lieu habité plus fort que le réel. Londres est, pour un temps, relégué, comme une image chromo. Il reste encore quelques instants devant la porte. Il est heureux.

    (1) Ce joignable n'a rien à voir avec l'acception qui a cours aujourd'hui, à l'heure du mobile et du réseau. Il s'agit d'une dimension réellement sensible


     

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.