Les mots ne sont pas les choses. Rien d'original. Ce constat ne vident pas les mots de leur valeur. C'est peut-être même le contraire. Puisque le sens n'est pas en-soi, il est un cheminement, un investissement (au sens d'un objet qui se remplit). Et comme il y a de l'idéologie qui peut s'investir (cette fois, au sens d'une rentabilité espérée) dans ce gouffre, alors on ne s'étonnera pas qu'il existe tout un travail dans le domaine de la (dé)nomination (1). Ce qui est visé représente le même espace, mais la désignation change, à dessein. Un exemple.
En 1992, ceux qui, comme moi, ont voté contre Maastricht, étaient, disait-on, des euro-sceptiques, teintés d'un esprit nationaliste un peu rigide. On s'en tenait là. Le temps passa et ces mêmes personnes devinrent des anti-européens. On voit déjà l'évolution. Si la première dénomination ne pouvait assurément prendre son sens qu'au regard d'un projet politique : le scepticisme étant alors le signe d'une interrogation, la deuxième portait, elle, une ambiguïté. Laquelle ? Celle d'identifier le projet politique européen à une représentation intrinsèque de l'espace géographique, culturel du continent lui-même. On sent bien que la logique de l'anti-, comme définition, ne porte plus seulement sur la discussion autour d'un contenu en train de s'élaborer mais sur le désir proprement négatif de l'opposant. En devenant anti-européen, celui qui refusait les transformations libérales de la future UE portait en lui les miasmes d'un esprit de dissensions détestables. Il ne répondait pas aux attentes des politiques prenant prétexte d'une nécessaire paix entre les nations après les horreurs de 39-45 (2). Les partisans du projet européen confisquait l'Histoire comme devenir et l'esprit critique devenait une âme étroite, engoncée dans son opposition systématique.
C'est d'ailleurs sur ce registre que les battus de 2005 hurlèrent comme des loups. Anti-européens, et donc petits penseurs, porteurs de tous les maux que peuvent recenser les grandeurs mondialisées. L'édito de Serge July, dans Libération, le lendemain du réferendum perdu, reste un modèle du genre.
Mais, justement, le travail de sape n'avait pas suffi. L'entreprise de culpabilisation avait échoué. Le travail sur le langage n'avait sans doute pas été assez poussé. Et cela est très certain.
Ainsi, la semaine dernière, dans Le Monde, un porte-folio magnifique, consacré aux leaders des droites europhobes. Tout est dans l'adjectif. Europhobes. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est très secondaire que ce porte-folio soit consacré aux leaders dits d'extrême-droite. Ce qui prime, c'est l'adjectif. Europhobes. Comme il y a des xénophobes, des islamophobes, des homophobes (3). La phobie est la grande affaire de l'époque contemporaine, du moins si l'on en croit l'usage qu'en font la bonne conscience de gauche et ses sicaires journaleux. On comprend ici très vite le stratagème. L'homme qui refuse le modèle européen n'est plus un esprit critique (depuis longtemps), il n'est même plus un esprit étroit, il est un danger. Il participe du délitement de la pensée fraternelle, d'un we are the world crétin au seul profit de la Banque et des affairistes. Peu importe. Sachez que lorsque vous contestez l'Europe de Bruxelles et de Strasbourg, quand vous critiquez l'espace Schengen, quand vous attaquez Barroso et son Barnum, vous êtes un europhobe.
Cette pratique a un nom : l'amalgame. L'Europe devient une question taboue, un ordre supérieur sur lequel vous ne pouviez rien dire, parce que la moindre réticence fait de vous un potentiel fasciste. -phobe, ou le suffixe de la terreur morale qui s'immisce jusque dans les moindres recoins. Vingt ans d'essoreuse libérale auront servi à défaire le système social européen, à déliter l'esprit national, à libéraliser les esprits. Cela ne pouvait suffire : il fallait encore que les esprits insoumis finissent dans l'opprobre, désignés par ce qu'ils ne sont pas. L'europhobe ou le salaud. Quelque chose d'approchant.
(1)Eric Hazan a écrit un bref ouvrage, très intéressant, sur ce phénomène : LQR, la propagande du quotidien, Liber-Raisons d'Agir, 2006
(2)Ce qui, au passage, montre à quel point la dialectique de l'Europe libérale construite par les politiques de ces trente dernières années instrumentalisait la guerre, la violence nazie et les camps. Ces amoureux de la paix auront tiré un profit maximum de Sobibor, Ravensbruck ou MaIdanek, des bombardements de Dresde et des dérives nationalistes dont leurs prédécesseurs politiques furent pourtant, le plus souvent, les activistes zélés...
(3)Lesquels sont définis sous le régime de la terreur. Pour faire court : être contre le mariage gay, c'est être homophobe ; vouloir en finir avec les prières de rue, c'est être islamophobe ; refuser une immigration débridée que paient d'abord les plus modestes de la nation, c'est être xénophobe.