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  • Camille Claudel, ce qu'on fait à la beauté

    Je me suis déjà arrêté sur cette photo de Camille Claudel pour souligner combien sa beauté me fascinait et il n'est pas question de nuancer ce premier propos. En revanche, ce cliché ouvre sur une réflexion plus large touchant à la redéfinition des valeurs que peut entraîner l'apparition aussi soudaine d'une telle image.

    La première fois que je vis ce portrait, et sans doute n'ai-je pas été le seul dans ce cas, c'était à l'occasion de la parution en poche de la biographie que lui a consacré Anne Delbée reprenant le texte publié aux Presses de la Renaissance en 1982. Les contraintes malheureuses de la répartition administrative m'avaient amené à suivre un cours sur la littérature féminine, ce qui ne me passionnait guère, tant ce genre d'intitulé me laisse perplexe : je n'ai jamais compris comment on pouvait formuler de telles découpages et je gage fort que dans une lecture à l'aveugle de quelques pages d'écrivain(e)s bien des partisan(e)s des gender studies se retrouveraient, comme on dit familièrement, le bec dans l'eau.

    La féminisation des études littéraires étant un fait (sur lequel je ne porte aucun jugement de valeur), je me retrouvai donc au milieu de jeunes femmes qui furent très largement émues des malheurs de Camille Claudel, ce qu'on peut comprendre. Et sa fin tragique, dans un mouroir psychiatrique en 1943, n'en est pas l'épisode le moins poignant (épisode qui, d'un autre côté, nous éclaire sur ce que fut aussi la grandeur de l'État français à cette époque). Nous découvrîmes donc, pour la plupart, la splendeur passée sous silence d'une œuvre devant laquelle un monde masculin (de Rodin au frère, Paul Claudel) avait, d'une certaine manière, reculé. Elle n'était que la énième victime de cette appréciation sexuée de l'art mais ses sculptures parlent désormais pour elle, ce qui est malgré tout l'essentiel.

    Néanmoins cette photographie apportait un supplément rageur à la détresse de Camille et je ne cessai d'entendre des commentaires estudiantins sur la beauté de cette jeune femme, comme si ce constat rendait plus injuste l'occultation de son aventure artistique. Eût-elle été moins séduisante, voire laide, me disais-je parfois, qu'on aurait eu, à son égard, moins de compassion, moins de révolte. C'est, autant qu'il m'en souvienne, l'une des premières fois où m'apparaissait le basculement progressif du champ artistique dans une mythologie en train de se faire à grands coups de clichés (au double sens du mot) : une femme belle, intelligente, entière, géniale... Tout pour réussir, si l'on veut reprendre la vulgate d'une société qui aime tout mesurer.

    Cela était d'autant plus facile à construire que le repoussoir était trouvé :  plus que Rodin, le frère, Paul Claudel (et sur ce plan, évitons les ambiguïtés : Anne Delbée n'en est nullement responsable, qui a servi avec constance l'œuvre de l'écrivain). Celui-ci avait tous les atouts du méchant : la masculinité hautaine, la réussite exemplaire, littéraire et sociale (ambassadeur, tout de même), une écriture si peu accessible, un catholicisme militant, à l'heure où déjà celui-ci était la cible de tous les progressismes grotesques, comme s'il avait constitué l'alpha et l'oméga de tous les malheurs du monde. Oui, Paul Claudel, dont la rondeur bourgeoise, le visage quelconque ne pouvaient faire fantasmer une époque qui demandait des symboles photogéniques (c'était un temps où l'éclat du Che ou de Rimbaud remplissait la jeunesse d'un supplément d'âme... Et bientôt nous verrions sur la couverture des œuvres littéraires le bandeau où l'auteur, s'il (ou elle) est présentable, jeune et dynamique, pose, un peu sérieux. La littérature photo-Harcourt de l'ère moderne.). Par images interposées, il s'agissait de prendre parti, de se définir dans une logique manichéenne où à l'outrance conformiste et à la banalité esthétique de l'un répondaient, visiblement, la déraison, la liberté et la beauté insondable de l'autre. L'attitude de Paul Claudel vis-à-vis de sa sœur pouvait alors passer pour une illustration symbolique de ce qu'il était : un être à la catholicité peu estimable.

    Il n'est pas étonnant que le cinéma se soit emparé illico presto de cette figure, sous les traits d'Isabelle Adjani. Camille Claudel est un cas d'école où l'occasion fait le larron. Il y a alors un créneau à occuper : prenons-le. Pourquoi pas ? Mais c'est, là encore, une forme d'indécence qui pointe son nez, la récupération facile d'une image à des fins bassement commerciales, permettant de passer d'une beauté qui ne fut pas que beauté, mais artiste aussi, à la platitude d'une interprétation sans surprise, dans un film médiocre jouant sur les bons sentiments. On appelle cela de la récupération, mais c'était bien dans l'air du temps, et Camille Claudel ne méritait pas un tel traitement.