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  • Sehnsucht (I)

     

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    Tous les documents n'y peuvent rien. Ils taisent immanquablement une part de celui qui les produit, et au bout de la chaîne, encagoulent l'autre, destinataire heureux ou craintif.

    On accumule les preuves, faute de pouvoir connaître le profond de la décision, et l'intime du coup reçu.

    En tout, il y a un filigrane impossible à obtenir, une couleur derrière laquelle on court. Se voir (le clin d'œil), se lire (silencieusement), s'entendre (à mi-voix) ; jamais rien de ces interstices ne s'archive. Nulle part.

    Aucun motif ne peut se fredonner vraiment : la partition est un reste, le moindre-bien qui nourrit son monde.

    Tous les documents pour une glose aussi filée qu'une métaphore, en l'attente d'un train déjà passé.

     

    Photo : Patrick Bailly-Maître-Grand

     

  • Réellement

     

    Cet après-midi, les nuages ont d'abord ressemblé à du Magritte : un air de papier peint ou de publicité. L'idéal récuré.

    Mais le vent, très lent, les a déplacés. Il se sont chargés de salissures, ont paru plus chiffonnés, comme chez Van Goyen : c'était infiniment plus beau, et personne n'était triste quand il s'est mis à pleuvoir, si fort pourtant que nul n'avançait plus au milieu des cordes et des hallebardes, sauf les chats et les chiens qui donnaient de la voix.

     

  • Miroirs (V) : Hippolyte Bayard, allégorique

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    Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840

    Lorsque, dans l'histoire de la photographie, il devint patent que le procédé de Daguerre, sur métal, l'emporterait, son concurrent, promoteur du support papier, Hippolyte Bayard comprit qu'il finirait dans les greniers (ou les caves) de l'Histoire. Pressentant que l'ère industrielle donnerait aux seuls triomphants le droit au souvenir, il se photographia en noyé. Autoportrait en mort, d'une certaine manière. Cette première mise en scène de soi n'est pas sans rapport avec l'analyse courante reliant la photographie et la mort. Il faut rappeler la tradition du XIXe pour le portrait des morts sur le lit (Hugo, Ibsen, Proust...) et relire, évidemment, Bazin et Barthes.

    Pour revenir à ce pauvre Bayard, outre le caractère morbide dans la théâtralisation de l'échec, il y a un je ne sais quoi de mélancolique, à penser que toute l'énergie de cet homme se sera convertie en un acte symbolique où l'invention sert en propre à se nier. Voilà qui est terrible : se battre, concentrer volonté et intelligence pour n'être plus qu'une ombre. On imagine Bayard cherchant une formule adéquate pour signifier son désarroi et trouvant, d'un coup, ce subterfuge morbide grâce auquel il devient le premier acteur de l'épopée photographique. La machine sacrifie, et doublement, la vie de son inventeur. 

    Que pouvait signifier, pour un homme de cette époque, de se voir mort ? Les peintres avaient déjà joué avec le feu mais la technique, la distance même de l'art les protégeaient. Ils étaient eux et quelqu'un d'autre. Bayard, lui, se lance brutalement dans la disparition vivante. Il est le premier à se voir mort, à pouvoir s'en faire une idée... Que devint cet autoportrait, pour lui, tout le restant de ses jours, puisqu'il ne mourut qu'en 1887, alors que la photographie triomphait auprès du bourgeois, fasciné et ému. Comment vécut-il de se regarder mort, et pourtant vivant. Vivant mais oublié. Oublié jusqu'à sa résurrection en noyé, dans l'histoire de la photographie ; retour dont on doutera qu'il ait pu la croire possible...