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  • (céder) le passage

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    Il y a toujours un moment, une borne sans réelle consistance, où ce qui avait la forme, l'odeur, la tension d'une singularité plonge dans le commun. Saint Pancras serait, dit-on, la plus belle des gares. Atocha ne manque pas de charme, Grand Central a évidemment un parfum d'Hitchcock, la Bento de Porto fait rêver. Mais au-delà ? Au-delà de ce territoire habité et construit, de cette fourmilière plus ou moins souriante, de ces arches, arcades, volées de verre et de métal, balustrades en tous genres, ce sont les voies, les quais étirés, dans la rigueur du matin, dans l'abandon du soir. Pas encore des no man's land mais de singulières contrées froides, qui se ressemblent toutes, ayant en commun l'inhospitalité de la transition et le triomphe de la matière solide. 

    Même en ce grand désert où les lignes verticales et horizontales se battent (tout le contraire de l'autre désert, le vrai, l'unique), il n'est pas permis de traverser et l'on s'imagine aisément, alors que rien ne vient et que rien ne se passe, en plein désœuvrement. Sur le bord de la voie, loin en amont de ce qu'est la gare, l'errant qui ne voyage pas, près du précipice, est condamné à attendre. Ce n'est pas l'agitation du terminus, le brassage de Termini, pas même la torpeur d'Ostiense. C'est le pire de tout...

    Nous ne sommes nulle part et ne rêvons même pas.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Moyen

     

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    Que puis-je être sinon un homme moyen, aspirant à la médiocrité dont les bornes sont définies par les mesures en tous genres, les évaluations les plus absurdes... Quoi que je fasse, où que j'aille, je ne vois que chiffres et estimations auxquels je dois consigner ma vie ou qui m'assignent là à l'effort, ici à la modération. Je suis, selon les cas, sous la barre, au-dessous de la ligne de flottaison.

    Je fais la comptabilité de mes contrôles. J'ai rempli les formulaires, répondu aux questionnaires, acquiescé aux sondages. Je n'ai pas à avoir d'idées mais à déterminer une plus ou moins grande conformité à l'air ambiant ; je n'ai pas à avoir d'envies mais à répondre aux lois du marché, à ses fluctuations stylistiques qui masquent le renouvellement comme moteur des profits.

    Je suis un homme moyen. L'essence de la démocratie libérale est justement de le promouvoir, d'en faire une classe à laquelle doit aspirer le plus grand nombre. La pondération des opinions et le conformisme des comportements sont mes impératifs. Je suis l'invisible apparu au tournant du XXe siècle, quand Quetelet voulait appliquer à mon existence et à mon devenir des critères chiffrés, pour que la société ait le moins à craindre possible. 

    Je suis l'homme indicé, enquêté et donc inquiété, parce que ce que je suis censé apprendre sur moi est destiné à se retourner contre moi. Le tir croisé et nourri des armes du confort m'amoindrit, le détournement assisté d'un socratisme à fins économiques me piège. Il ne s'agit plus que je me connaisse. Le but ultime est que je sois connu de qui me reste invisible.

    L'homme moyen que je suis n'est même pas une figure de cire, mais un intervalle capable de tout contenir d'un monde neutre (parce que neutralisé). Je suis le rêve éveillé d'un enregistrement de surveillance, le souvenir d'une bande passante ; j'ai la forme d'un hologramme bleuté 3x5 mètres, dans un musée d'art moderne ; j'ai la virtualité d'une option d'achat ; je suis une décote dans un imaginaire déclinable en cinquante versions.

    Ma médiocrité est celle de la terreur réinvestie en jeux du cirque. Je suis libre de croire ou de ne pas croire ; je cherche seulement à coller à mon environnement. 

    Je suis l'homme moyen attendu au columbarium, en cendres. Je suis sans terre, sans territoire, sans tombe...

     

     

     

    Photo : Klavdij Suban

  • La Fleur de l'ignorance

    Ses défenseurs disent qu'elle est brillante, intelligente, très diplômée. C'est une femme, qui plus est une image de la diversité française. Elle a tout pour elle. Elle est ministre de la Culture. Non pas qu'elle soit cultivée mais il faut des signaux forts, et la culture, la gauche en a fait depuis longtemps sa chasse gardée. Hors de ses jugements, de ses diktats, de ses préférences, de ses avant-gardes, point de salut. On se rappelle la France Jack Languisée, à coup de créateurs (1), de fêtes de la musique, de journée du patrimoine, de festivals divers, par monts et par vaux.

    Pour l'heure, la juge en chef est donc une femme, puisque l'avenir est artiste, féminin (2), open mind (comme on dit quand on a perdu la langue). Elle s'appelle Fleur Pellerin. Elle est nulle et technocrate ; elle avoue avec un aplomb certain avoir rencontré le dernier prix Nobel Patrick Modiano  et n'être pas capable de citer un seul titre de ses romans, ce qui laisse à penser qu'elle n'en a jamais lu une ligne. 

    Nonobstant la discussion sur la grandeur littéraire relative de Modiano (3) et le prestige encore plus relatif de la récompense (4), cet aveu assumé ne montre pas seulement l'inculture de la ministre ; il révèle son mépris patent pour ce qui touche à son domaine de compétence (mais, déjà, parler ainsi fait tomber l'art dans la bureaucratie). De la littérature, elle n'a que faire. La brillante n'a pas pris une heure ou deux (les livres de Modiano sont courts) pour faire illusion. Elle n'a pas à faire illusion. L'enjeu est ailleurs. Elle était, précédemment, en charge du numérique. Dans sa tête, les enjeux sont économiques. Le flux, les échanges, la sécurisation des données, le déversement en continu des informations comme matière monétisable, la transaction généralisée, voilà son domaine... Dans ce monde-là, Modiano, ou un autre, n'a pas sa place. Les livres sont morts, les écrivains sont des has-been. Modiano n'est qu'une rencontre, un dîner mondain, une inauguration de médiathèque. C'est un ruisseau. Ce n'est rien...

    Fleur Pellerin est bête. Elle n'est pas la première, mais, comme d'autres il est vrai, elle assume son ignorance, elle la revendique, à l'instar de cette jeunesse que l'on voudrait ouvrir à la culture et qui s'en moque (pour ne pas utiliser des formules plus crues). Les extrêmes se rejoignent. Le sommet de l'État méprise le savoir qui pourrait se retrancher du marché, ne pense qu'au fric, un peu comme la racaille de banlieue qui trafique ou rêve de foot. Dans les deux cas, l'idiotie triomphante se pavane...

    Il n'y a rien à espérer d'une telle évolution, sinon à prendre le parti de se retrancher dans le passé des Lettres, de la peinture et de la musique.

     

    (1)Il n'y a plus d'artistes, mais des créateurs, ce qui permet d'inclure tout et n'importe quoi, à commencer par des princes de la confection et autres dessinateurs de fringues.

    (2)Sans doute un souvenir mal digéré de la poésie d'Aragon (ou de sa version chantée, puisque les chanteurs valent les poètes...)

    (3)Modiano, c'est un peu comme Duras : trois livres intéressants (ou disons : pour le moins curieux) puis la répétition, le gimmick de la redite décalée, comme un papier peint qui jouerait sur une légère variation du motif. On ne peut pas dire que cela fasse style, sauf à mettre le décalage comme modèle esthétique absolu. Mais n'est-ce pas dans l'air du temps...

    En fait, Modiano plaît, comme Annie Ernaux, pour sa simplicité stylistique, ce qui le rend, sur un premier plan, facile à lire. Mais il réjouit aussi certains universitaires qui peut, comme avec Emmanuel Carrère, frôler l'interdit et l'embrouille, sans passer pour un esprit douteux. Il faut avoir les avoir vus et entendus se gausser des expériences narratives de Modiano pour éviter de parler du fond, de cette étrange tentation d'une réécriture ambiguë de l'histoire qui mérite, elle, un débat bien plus grave. Mais Modiano, c'est le Céline d'une recherche universitaire sans envergure...

    Quant à donner le Nobel à Modiano, c'est tout juste moins risible que de l'avoir filé à Le Clézio. Mais vraiment tout juste. Seuls les éditeurs et les libraires en tireront momentanément profit...

    (4)Les lumières du Nobel ont manqué Nabokov, Cohen et Borges. La liste pourrait être plus longue mais ces trois "oublis" suffisent pour leur retirer tout crédit.

  • Caravage, l'entaille

     

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    Caravage, Saint François en méditation, Palazzo Barberini, 1603

     

    Il n'est pas le tableau que l'on remarque aussitôt quand on entre dans cette salle du palais Barberini. La Judith et le Narcisse l'éclipsent, et pour plusieurs raisons. On identifie tout de suite le sujet dans ces deux dernières œuvres ; le peintre fixe sur la toile l'acmé du récit ; stylistiquement, il joue les contrastes de telle façon que le contemplateur ne peut pas être saisi par la composition. Ces deux tableaux sont proprement spectaculaires. Il n'en est pas de même pour le saint François (1). Les couleurs y sont très homogènes et passablement ternes. La palette, réduite, participe d'une austérité visuelle qui donne à cette œuvre des airs de Zurbarán avant l'heure. Il faut reconnaître que le sujet et le thème choisis n'incitent ni à l'effervescence ni à la rêverie (2). C'est une vanité. Un genre convenu, à la rhétorique sans surprise. Le XVIIe siècle, et plus particulièrement le baroque, travaillera sans cesse cette angoissante vision de notre dépérissement et de notre mortalité. Si l'on ajoute que le saint choisi par Caravage est saint François d'Assise, l'humilité et la sobriété sont quasiment consubstantielles au sujet.

    Par un nouveau détour aux autres chefs d'œuvre de la salle, on cerne, au delà de la différence de style, une variation toute singulière qui prend notamment sa source dans le regard des personnages. Judith est véritablement fascinée par son geste, l'œil entre effroi et désir, qui prolonge la lame égorgeant Holopherne (dont la douleur est comme exorbitée de ne pouvoir accrocher le regard de son bourreau). Narcisse a les yeux clos. Il sonde l'insondable, qui est toujours au plus près de soi, dans ce qui est inaccessible. Le saint François, lui, est absorbé, la tête penchée vers le crâne. C'est l'aspiration méditative du vivant par le mort. Aspiration, dans une double acception : ce qui m'absorbe, à la limite de la terreur ; ce qui me prolonge et me fait penser au delà de moi-même. Saint François n'est pas un braillard élégiaque à la Hamlet (3). Le regard du saint est plongé dans les orbites creuses du crâne. Ces cavités sont les plus terrifiantes parce qu'irréductibles à la chair de surface. Le profond y est désigné comme tel par ce reste orbital, délimité par les os. Le miroir de l'âme, selon la métaphore classique, est un puits sans fond. «La maladie de la chair» (Bernard Noël) s'y révèle dans toute sa cruauté.

    Pour en atténuer la rigueur, le peintre a détourné le crâne. Le pire ne se voit pas, et surtout pas en face (4). Il se devine ; il s'imagine. Il ne peut pas être exemplaire et donc pas totalement exemplarisé, parce qu'il faut bien que tout le monde en fasse, un jour, une expérience propre, en propre. Le tableau du Caravage se déploie comme un imaginaire qui, malgré la rudesse du style, demeure en deçà de ce qui est/sera notre singulière relation à la mort (5).

    Le memento mori est un poncif, et Caravage n'est pas vraiment homme à se plier aux poncifs. Le lieu commun le dérange. Il compose en décomposant, en détournant. Si Poussin disait qu'il avait détruit la peinture, ce n'est pas seulement en considération de son réalisme stylistique fracassant, que personne d'autre n'a pu approché (6). Cette potentialité ravageuse (7) n'est pas seulement sensible, dans le formalisme de l'ensemble, l'éclat sombre des tons, l'effacement terrible de l'arrière-plan. Elle est aussi dans le dérangement de la forme scrupuleuse qui égratigne la netteté du tableau (8), empêchant qu'il se forme absolument, complètement. Précisons tout de suite que nous ne sommes pas dans le punctum de Barthes, ou le clin d'œil qui supposerait de la connivence avec celui qui regarde (à la manière de ces peintres qui se peignent dans la foule et nous regardent. Chez Caravage, il n'y a pas de jeu. La preuve en est que quand il se peint, c'est dans sa mortalité sacrificielle...). La tension dans l'univers du peintre prend souvent le chemin du détail, non pas réaliste, mais "glissant", comme une interpellation sourde. Ce sont les mains tendus de la vieille dans Judith, les pieds de la Madone des Pèlerins, le ventre gonflé de la Vierge, la jambe du cheval dans la conversion de Paul, les yeux fermés de Narcisse,...). Dans ce tableau, c'est le trou dans le vêtement du saint, le trou à l'épaule, qui forme comme une auréole de chair dont on pourrait trouver la correspondance dans ce qui illumine (un peu) le visage : la pommette droite.

    Certes, l'explication vraisemblable correspond à une allusion à la modestie de la mise comme métonymie de celle de François. Mais Caravage aurait pu se contenter de suggérer le lambeau, l'usure d'une manière moins crue, car, dans le fond, c'est moins le vêtement abîmé que l'on fixe que le corps surgissant, dans la clarté de sa carnation, comme une compensation à cette méditation autour d'un crâne. Cette trouée, ne serait-elle pas aussi le signe contradictoire du mort, et de notre mort, la résistance de la chair devant sa déchéance ? Cette trouée n'est-elle pas la négation, très relative sans doute, du vide orbital ? Ce que l'on veut abstraire ne se résout jamais à son abstraction. Du moins ne faut-il pas croire que l'histoire se fera d'elle-même. Le saint, d'ailleurs, peut-il la voir, cette déchirure qui, d'une certaine manière, lui tourne le dos ? Et la méditation, le long silence face à la mort, droit dans les orbites (puisque les yeux...) ne s'imposent-ils pas justement parce que la chair est toujours tentée de forcer l'habit, la croyance, Dieu, sa malédiction et sa miséricorde ? Il n'est pas question de soutenir que Caravage fait ici œuvre impie ou vaguement sacrilège. Il ordonne plutôt, sous une forme très particulière, le combat intérieur de chacun. Cette tache plus claire dans le tableau n'est pas un défi, une étrangeté dans son économie mais un élément de sa narration. Sans cette marque, la plongée en soi, et la question du corps oublié (c'est-à-dire relégué à sa moindre importance), n'ont pas le même sens. Le combat est toujours incertain et le saint, comme tous, doit relever le défi. 

    Ce n'est pas la pauvreté qui fait le sens de ce tableau, et la méditation sur l'éphémère de la vie, mais la question du reliquat de la chair, parce qu'à tout moment elle peut revenir réclamer son dû. Elle n'est pas sale, ni sordide. Elle a suffisamment de puissance pour ne pas être quantité négligeable. Caravage peint un tableau sombre, austère. Dès lors, la moindre échappée nous appelle. Ce n'est pas par un détail distrayant que ce détour se fait. Celui-ci renvoie au cœur même de son sujet, quasiment au centre de son tableau. Il ne s'agit pas d'une découverte dont on jouirait après une contemplation minutieuse mais une marque, un tatouage à l'envers, si visible et vraisemblable (la pauvreté...) qu'on oublierait presque qu'il est d'abord un acte de peinture, une différence chromatique pour une réaction oculaire, une entaille dans le règne de l'équilibre. C'est par l'irruption de la peinture comme peinture que Caravage fragilise l'ordre muet de la méditation. Il le fait sans grandiloquence. Il respecte, à sa façon, le silence du moment mais il capture notre regard pour que nous allions y voir de plus près (9). Et ce n'est pas à une forme très nette qu'il confie cette charge, à un objet aux contours assurés, à la visibilité identifiable. La chair est ici une surface. Elle n'a pas d'autre réalité que d'être. Son étendue est secondaire, sa "plasticité" aussi. Seul le pigment compte, et comme différence. Autant dire : comme question. 

    Une question à laquelle le peintre ne cherche pas à répondre puisqu'il n'en fait pas la lumière du tableau. Ce peu de chair ne sauve rien ; il n'éclaircit pas l'œuvre. il l'aggrave. Et quand, après avoir quitté la salle, le musée et Rome, de cette toile, dans la mémoire, au milieu d'une recomposition approximative d'un homme fermé sur lui-même, sorti d'un fond noir absolu, ressuscite d'abord ce stigmate de notre humaine condition, parce que, sans doute, la vie est-elle un enjeu plus tragique que la mort...

     

     

    (1)Du moins celui que nous évoquons car il en va tout autrement si l'on pense à la première œuvre de Caravage consacrée à ce père de l'Église, L'extase de saint François d'Assise, de 1594

     

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    Caravage, L'Extase de saint François d'Assise,  The Wadsworth Atheneum, Hartford, 1594

     (2)Même si le mot "rêverie" est discutable puisque cette activité n'est pas si anodine et légère. Il n'est pas question de rêvasser. l'esprit qui se détache de l'immédiat entre progressivement dans un autre rapport au monde. il n'est pas dans l'imaginaire, il n'est pas extatique, mais pose une distance par quoi les vicissitudes font écume, se rétractent au profit d'une intériorisation chargée de gravité. C'est d'ailleurs tout l'esprit des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau (dont les détracteurs, voltairiens en diable souvent, raillent les manières et la tendance évaporée, alors même qu'il s'agit d'un des livres les plus vigoureux du XVIIIe siècle.

    (3)La pièce de Shakespeare est écrite en 1601 mais publiée en 1603, l'année même où Caravage peint son tableau

    (4)La Rochefoucauld écrit dans ses Maximes  : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement."

    (5)Et l'on sent bien que la relation à la mort est fort éloignée de la relation de la mort puisque nous serons toujours absents de la relation de notre mort, du fait même que nous ne puissions pas dire "je suis mort" autrement que métaphoriquement.

    (6)Les pires peintres que je connaisse sont les caravagesques italiens : de Manfredi à Gentileschi en passant par Ambrosia ou Daniele Crespi. Leur nullité barbouilleuse réhausse pour le coup l'école de Bologne (les Carache et cie), grande rivale du maître inégalé.

    (7)Je ne puis manquer cette anecdote. Alors que j'écris ce billet, j'échange, pendant une pause, quelques SMS avec une mienne connaissance et le hasard d'une maladresse de frappe me renvoie une réponse savoureusement lacanienne : ca ravage. Qu'elle soit ici remerciée de son "erreur".

    (8)Ce que j'appelle "forme scrupuleuse" renvoie à l'étymologie du scrupulus. Le scrupulus est le petit caillou dans la chaussure, qui gêne notre marche.

    (9)Mutatis mutandis, nous serions comme saint Thomas désirant toucher la plaie du Christ. Or, un an auparavant, le peintre a fini L'incrédulité de saint Thomas, exposé aujourd'hui à Postdam.

  • La Liberté fumeuse

     

     

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    Ne sont-ils pas mignons, tous ces libertaires gauchos qui roulent leurs joints... Pour la matière première, ils participent de l'économie de la drogue et des exploitations économiques, sociales et politiques afférentes, exploitations qui passent aussi par la terreur, la violence et le meurtre. Pour l'emballage, ils se fournissent souvent chez OCB, possession de Vincent Bolloré, multi-millionnaire, grand ami de Sarkozy. C'est d'ailleurs sur son bateau qu'il avait fêté sa victoire présidentielle. Dès lors, dans les deux cas, il n'est pas nécessaire de jouer les anti-capitalistes et les marginaux. Leur esprit contestataire tombe à plein dans les lois du marché.

    Quand vous exposez cela à ces joyeux drilles narcissiques, ces libéraux qui s'ignorent (ou feignent d'ignorer ce qu'ils sont), ils vous répondent que c'est chercher la petite bête, que ce n'est pas pareil, que les multinationales font bien pire, que vous êtes un moraliste ennuyeux, qu'il n'y a pas de rapport entre ce qu'ils font et l'organisation générale de l'économie, qu'ils ne sont pas méchants, qu'ils aiment les gens, et qu'ils voudraient qu'on s'aime tous...

    On a le choix de l'interprétation : angélisme ou cynisme ? Ils sont dans l'air du temps...

     

    Photo : Thomas Farkas

  • Nicolas de Staël, hors-jeu

    "Quand tu reviendras, on ira voir des matchs ensemble. C'est absolument merveilleux. Personne là-bas ne joue pour gagner, si ce n'est à de rares moments de nerfs, où l'on se blesse.

    Entre ciel et terre sur l'herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance.
    Quelle joie ! René, quelle joie ! Alors j'ai mis en chantier toute l'équipe de France, de Suède et cela commence à se mouvoir un temps [sic] soit peu, si je trouvais un local grand comme la rue Gauchet, je mettrai 200 petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris..."

    Lettre à René Char, Paris, le 10 avril 1952

     

    Si l'on en croit ces quelques mots, l'enthousiasme footballistique, après une rencontre France-Suède, est donc à l'origine d'une série de toiles peintes en 1952 par Nicolas de Staël. Celle ci-dessous est un exemple parmi d'autres, ni meilleure, ni pire, mais représentative d'une certaine médiocrité de la série, quand on veut bien considérer l'émotion et la profondeur que ce peintre est capable d'explorer dans nombres de ses œuvres.

     

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    Les aplats marqués, l'épaisseur de la matière, la géométrie des formes : tout concourt à mettre en échec la réalité du sujet. Le statisme domine, là où sont censés émerger le mouvement du joueur et le sens du déhanchement : le dribble, quoi... Le corps à corps et le jeu des masses auraient mieux évoqué le pugilat de la mêlée, la sauvagerie des rucks, en somme : la bataille rugbystique. Il y a comme une disjonction entre l'art et son sujet revendiqué, un trop-plein du premier au détriment du second. Concentrant la représentation sur la percussion des corps, Nicolas de Stale donne l'impression que le football est un affrontement alors qu'il est plutôt une esquive, un choc, quand il s'agit plutôt de contourner. Devant ses toiles, on imagine moins les balancements de Di Stefano ou de Garrincha que la horde d'un XV déchaîné.

    Est-ce le résultat d'un engouement trop frénétique qui gâche la vitalité du peintre ? Est-ce le prosaïsme du sujet ? Est-ce l'épuisement de l'imaginaire sportif et de son imagerie qui affaiblit la puissance des toiles ? Devant ces peintures, l'ennui. À la fois trop figuratives et trop abstraites, elles manquent leur objet. On les regarde et on voudrait peut-être y accrocher des souvenirs, mais rien ne vient. La morne reconnaissance des acteurs épuise la rêverie, la tue dans l'œuf. Dommage...

     

     

  • Le Joujou du Pauvre

    Le pouvoir en place réaliste, lucide, responsable, enfin tous ces adjectifs périphrastiques pour ne pas dire qu'il n'est qu'un pantin soumis à l'idéal ultra-libéral, a sorti il y a peu un rejeton paraît-il brillant énarque, rothschildien et de gauche. Un homme moderne. 

    Ce petit vaniteux a d'abord traité quelques ouvrières d'illettrées mais ce n'était, nous a-t-on dit, que maladresse liée à son manque d'expérience politique. Façon singulière et sans doute pas volontaire d'avouer d'abord que le politique en tant que langue est d'abord un écran de fumée et de révéler ensuite qu'en privé, ce mépris qu'on ne peut afficher ouvertement, est le terreau de notre penseur.

    Notre homme a récidivé cette semaine. il a voulu nous expliquer les pesanteurs de la France, les verrous qui l'empêchent d'avancer corps et âme, et avec profit, dans ce début de siècle. Pour que nous ayons notre part du gâteau, il faut réformer. Verbe magique qui ne veut rien dire quand on l'emploie ainsi dans sa forme absolue. Réformer, certes, mais quoi ? Le bellâtre lettré (il aime les citations pour en imposer) n'a pas tardé à nous donner la quintessence de sa réflexion, et c'est ainsi que nous avons appris que le bonheur était dans la libéralisation des transports en autocar. Rien de moins ! Devant une telle évidence, on s'étonne que nul politique n'y ait pensé plus tôt. L'oxygène économique hexagonal est dans le bus. C'est réconfortant de trouver un esprit capable de telles envolées et une belle preuve que le déclinisme ambiant n'est pas de mise.

    Et notre héraut/héros de la modernité libérale d'ajouter que grâce à cette mesure,  "les pauvres pourront voyager". Ils étaient jusqu'alors des encroûtés, réduits au petit périmètre de leur zone. Ils vont pouvoir sortir et s'aérer. Pour eux l'autocar ! et Lille-Lyon en 10 heures, ou Paris-Bordeaux en 9 heures, à moins que ce ne soit Marseille-Saint-Malo en 16 heures. Autant d'altruisme fait chaud au cœur. Du moins, si l'on veut avoir l'esprit aussi condescendant que l'auteur de cette annonce...

    Parce que cette association des pauvres et de l'autocar ne fait pas sourire celui ou celle qui a vécu aux États-Unis et qui sait qu'elle est un des signes les plus visibles de la ségrégation économique. Aux argentés, l'avion et la voiture, et éventuellement le train. Aux pauvres, le bus, pour aller de ville en ville. Était-ce à ce modèle économique et social que pensait ce prétentieux cacique de la gauche libérale ? Avait-il en tête l'approfondissement des logiques de ghettoïsation qui font que les transports, aux États-Unis, sont un trait majeur de civilisation par quoi on constate que les gens vivent effectivement sans jamais se croiser (n'imaginons même pas qu'ils puissent se parler...) ? Derrière cette mesure qui a fait sourire par son ridicule (si l'on veut bien considérer la gravité de la situation), il y a peut-être le pire de ce que peuvent faire désormais ces socio-libéraux (2) qui œuvrent à marche forcée avec le zèle des convertis. L'américanisation de la pensée se cache aussi dans cette manière sournoise de vouloir creuser les inégalités et de dessiner, dans la géographie, la topographie et les logiques de circulation, une compartimentation du monde. 

    Il eût été plus de gauche de s'inquiéter de la tarification obscure de la SNCF et des profits écœurants des sociétés d'autoroutes (1). Laissons le délire autour du TGV puisqu'il sert à des hommes d'affaires qui font régler la facture par leur entreprise, quand le voyageur lambda paie plein pot. Mais ce brillant saboteur n'a pas vocation à s'occuper de ceux pour qui son président a dit qu'il était élu. Il aime la finance, lui ; il a travaillé pour elle. Il n'aime ni les modestes réduits à n'être que des "illettrés", ni les "pauvres" à qui il réserve le confort d'un cinquante places avec clim (et la clim, dirait-il, c'est le vrai confort...).

    (1)Sur ce point, la Royal a comme ruiné tout débat sur le sujet en jouant la démagogie et le déni du droit contractuel en avançant l'idée impossible de la gratuité samedi et dimanche. Bel exemple du volontarisme médiatique (bel oxymore) en lieu et place de la décision politique...

    (2)Et le terme "socio" est déjà de trop...

  • La Politique en short...

    L'une des hypocrisies, pour ne pas dire mensonges, les plus remarquables du triomphe libéral réside en l'édification d'une croyance relayée par les sphères économique, politique et médiatique : l'accroissement du choix, l'embarras délicieux devant la multiplicité des offres. Ce n'est pas sans raison que les opérateurs télévisuels du cable proposent des bouquets de chaînes (1). La vie est donc, sous cet angle, un jardin magnifique d'opportunités (autre grand poncif de la doxa...).

    Et l'on pourrait faire le parallèle avec l'aussi fameuse loi marketing des déclinaisons. Un seul objet, une seule forme, mais une kyrielle de variations en surface, à commencer par la couleur. La déclinaison est une adaptationpauvre du design tel que le concevait un Raymond Loewy ; c'est l'effet choc au moindre coût et l'illusion vendue de ma singularité. L'esthétique est un prétexte, d'autant plus dérisoire que le mauvais goût est devenu une règle dans la mesure où les principes démocratiques du jugement atomisent toutes les hiérarchies. Sur ce point, le renoncement à la moindre réflexion sur la beauté, ses critères et ses ordres, renoncement indispensable pour que l'art contemporain puisse être rentable et rentabilisé (2), a permis aux idiots de parader et aux incultes de se croire intelligents et cultivés (3).

    La télévision, pour revenir sur ce point, s'est peuplée de planètes infinies, et l'on nous promet l'univers. Pourquoi ? Pour quoi faire ? Est-il nécessaire de croire que tout nous est accessible, tout à portée de mains. Il n'est pas nécessaire de revenir sur le diagnostic de l'abrutissement des masses et sur le débat ouvert par l'École de Francfort qui voyait déjà dans le cinéma un diable. Ne considérons pas la totalité pour essayer d'en saisir la fatuité. Il suffit sans doute de s'arrêter sur un exemple, double, pour mesurer que non seulement la multiplication des chaînes n'est pas celle des pains mais que l'abêtissement des masses n'est pas un leurre.

    Le CSA a refusé il y a peu l'accès au réseau TNT à la chaîne d'informations LCI, laquelle disparaîtra vraisemblablement, ce qui n'est pas très grave au demeurant. Les considérations économiques ont prévalu. Les bonnes places étaient déjà prises. Il ne fallait pas rompre l'équilibre. La France, cette si belle démocratie, a déjà deux chaînes info en continu. Restons dans la mesure. Les Français ont déjà la possibilité de s'informer, d'être en alerte à toute heure. Le progrès est déjà immense, paraît-il, si l'on veut penser à ce que fut l'horreur des générations précédentes qui ne connurent que l'hertzien, et plus loin dans le temps, les seules chaînes publiques, et encore plus loin : la terreur gaulliste de l'ORTF (4).

    La vigueur informative est donc mesurable à l'aune de ces Castor et Pollux télévisuels : BFM et i-Télé, et le pays a lieu d'être rassuré sur son état de santé intellectuelle. Il va mieux que bien, comme disait un célèbre humoristique du CAC 40. Quoique...

    En y regardant (et rapidement) de plus près, le doute s'installe. Il suffit de s'attacher au contenu de la si fameuse tranche horaire du 20 heures. D'un côté, sur BFM Ruth Elkrief et son orchestre, de l'autre, sur i-Télé, Pascal Praud et sa bande. De quoi est-il question, chez l'une et chez l'autre ?

    Avec Elkrief, c'est le 20 heures politique. On y entend une troupe d'agités, pseudo experts de la vie politique, déblatérer à qui mieux mieux sur les faits du jour, sur les insignifiances verbeuses de la classe politique. C'est de la discussion de comptoir. D'une phrase, d'un mot, faire toute une histoire. Non pas à la manière d'une exégèse biblique, ce qui suppose une solide culture et un sens maîtrisé du temps et des symboles. Ce ne sont pas d'éminents cardinaux qu'on entend autour d'Elkrief. Tout juste pourraient-il balayer l'église (et encore...). Les écouter une fois revient à expérimenter l'art de ne rien dire. Ils oscillent entre la fausse ironie et l'air confit de ceux qui, enfin, nous révèlent l'essence du discours politique. La vacuité se double d'un art même pas subtil de la broderie. Umberto Eco avait, il y a longtemps, mis en garde contre les dangers de la sur-interprétation. Ils feraient bien de le relire, ces braves gens, ces sémioticiens de pacotille. Certes, il faut leur reconnaître un mérite certain : trouver de la matière dans une phrase de Cécile Duflot, Christophe Cambadélis ou Luc Chatel, une matière qui, chaque soir, est montée (comme des blancs en neige) jusqu'à des sommets nous faisant croire alors que le sort du pays est en jeu, ce travail-là mérite le respect (5). On pourra évidemment se demander s'ils croient en ce qu'ils disent, et sont donc complètement idiots, ou s'ils jouent la comédie, et sont alors de simples cyniques. Autant ne pas s'aventurer sur ce terrain. Mais cette tablée joyeuse, pleine de connivences et de certitudes, débattant faussement sur le rien, telle est donc la quintessence de l'information définie par la « première chaîne d'informations de France ». Tout un programme.

    C'est pour cette raison que le curieux, le lendemain, s'en va voir si ailleurs l'herbe est plus verte, la substance plus généreuse. Et en parlant d'herbe, on est dans le vrai puisque chaque soir, sur I-Télé, il est question de pelouse, de gazon. La France à l'heure du jardinage ? Que nenni ! C'est 20 H Foot... Le maître de cérémonie s'appelle Pascal Praud, nous l'avons dit. Ses invités débattent de la pubalgie de Zlatan, des choix de van Gaal à MU, des incidences du départ de Diego Costa de l'Atletico, et du niveau de l'arbitrage hexagonal. Des questions sérieuses, épineuses, profondes, méritant moult tours de rhétorique, des querelles de Clochemerle, des choix quasi philosophiques, des rappels à l'ordre, des bannissements, et j'en passe... La fatuité des discussions et le sérieux, plein de componction, des intervenants comptent moins que le fait même qu'elles reviennent chaque soir, comme un pain quotidien. Sur I-Télé, la continuité nationale tient à l'exégèse du une-deux et du ciseau retourné. La débandade économique n'est rien ; le délitement social, rien ; les tensions internationales, rien encore. L'accession à l'ère de l'info en continu n'avait qu'une finalité : permettre au football de devenir l'alpha et l'oméga des préoccupations citoyennes. Ceux qui pensent encore que l'avènement de la démocratie télévisuelle et connectée ne consacre pas le triomphe de l'imbécillité et de l'abrutissement, la mise au pinacle du décervelage au carré, ceux-là vivent dans un déni de la réalité. Le football comme phare de la pensée. Misère de misère.

    On en est là : la logorrhée des prétendus experts politiques, chez les uns, les exclamations des philosophes footeux, chez les autres. Au moins le temps étroit (je sais, je sais) de l'ORTF nous épargnait ces tristes sires. Que dire de plus ? Si, une dernière chose, une toute petite chose, une ultime ironie du temps. Ça se dispute, l'émission vedette de I-Télé, là même où Zemmour s'est construit une étoffe de penseur incontournable, est justement animé par Pascal Praud. Comme quoi, il n'y a peut-être pas à s'étonner. Jeu politique et partie de foot, c'est l'équation des temps sinistres...

     

    (1)Ce qui ouvre à un jeu de mots qu'on aurait loisir d'exploiter ainsi : de la télévision en constellation comme le signe magique de l'aliénation.

    (2)Le second terme étant plus important que le premier : c'est là que se tient la plus-value, grasse et grosse comme jamais en temps de crise (mais il est vrai que la crise est permanente. Ce n'est donc plus une crise, plutôt un mode de fonctionnement).

    (3)C'est aussi par ce biais que l'instruction a perdu toute sa validité. Ce ne sont pas seulement les programmes que l'on a vidés de contenu, les redéfinitions pédagogiques qui ont déraciné des élèves. Le marché, en s'accaparant les symboles les plus faciles de la démocratie, a rendu le quidam fier de lui alors même que son esprit est creux. Mais il est vrai qu'il sait s'habiller en marques et qu'il croit être un élégant. N'est pas Brummel qui veut et le dandysme contemporain est à mourir de rire...

    (4)C'est bien connu : les gens de ma génération, et de celle qui nous a précédés, n'en parlent pas sans effroi, comme d'un temps stalinien, une période glacière, un autre monde. Au fond, de Gaulle et la RDA (ou les Khmers rouges, ou Mao, ou les divers libérateurs de l'Afrique post-coloniale : enfin tout ce que la gauche libertaire a défendu), c'est la même chose. Sauf que de Gaulle, c'était pire... Je me demande seulement comment il se fait que nul autour de moi n'ait été porté disparu... Je n'ai pas non plus souvenir d'un exode massif...

     

  • En chemin

     

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    Je vais là où je ne peux manquer d'aller. Pas loin : la distance n'est pas une nécessité. Ne pas confondre le cheminement et le point de chute. On ne sait jamais à quoi s'en tenir, parce que, évidemment, on ne sait jamais à quoi cela tient. 

    Je vais là où c'était écrit d'aller, même si je ne le savais, et cette histoire devient claire, tout à coup, parce que j'y suis, de tout mon être, de l'écart entier qu'il m'a fallu franchir pour en arriver là. Je ne l'avais pas prévu et je m'en accommode, avec simplicité : je prends toutes les pièces de ce qui s'offre à moi et je me nourris. Le lieu ne m'attendait pas. Il n'a pas besoin de moi pour être : ni ce pan de mur, ni cette enfilée d'arbres, ni cette cour intérieure, ni ce plan incliné avant le fracas de la mer à ses pieds, ni ce repaire de ronciers vauriens, ni, ni, ni, infiniment. 

    Je ne suis pas un voyageur. Les choses sont plus fortes que mon envie de faire un pas de plus, un pas de trop. Les choses m'arrêtent et ces suspensions impromptues sont l'essence même de ce qui me poursuit et me précède...

     

    Photo : Hiroshi Sugimoto

  • La Chambrée

    Tout l'après-midi, ils n'eurent qu'à attendre. On leur fit déposer leur sac au dortoir ; on leur proposa de se doucher, supposant alors qu'ils fussent venus sales et puants. Ils végétèrent dans la cour ; divers groupes circulaient, d'un bâtiment à un autre, jusqu'à l'heure de la tambouille, réfectoire bruyant et vaisselle en aluminium.

    Il n'était pas encore dix-neuf heures que la grandeur militaire les divertit en les détroussant d'une part de leur solde versée aussitôt dans la caserne, pour une soirée cinéma. Une version légèrement floue du Taxi Driver de Scorsese, ce qu'il prit pour un trait d'humour noir...

    Puis on les emmena dormir. Ils avaient cinq minutes pour faire ce qu'ils avaient à faire. Les dix pauvres pommes se regardèrent : ils formaient donc une chambrée. Rien qui pût rappeler les nuits de fêtes improvisées dans la salle à manger, ou les colonies, les camps scouts, les auberges de jeunesse...

    Demain, ils passeraient les examens, les tests d'aptitude. Ils oscilleraient entre le rêve de réforme et l'aspiration aux E.O.R.. Pour l'instant, ils étaient seuls à se mettre en caleçon, à enfiler un pyjama, un seul se mit nu, puis à se glisser presque gênés, sous les draps. Chacun évitait le regard de l'autre. Pas un mot. Ces précautions tenaient moins de la pudeur exagérée, de la honte de se découvrir que du sentiment presque palpable que la journée avait consisté à les amoindrir et à les ridiculiser. Ils avaient été réunis au hasard pour cette parenthèse à la fois brève et vide. Demain soir, ils repartiraient dans leurs mondes respectifs. Leurs visages s'effaceraient. Il ne resterait que le sentiment vague de cette ambiance maussade et infantile.

    Ils étaient couchés. Le petit galonné gueula l'extinction des feux, à une heure où le sommeil ne viendrait jamais avant longtemps. Ce serait pénible, et d'autant plus redoutable qu'un traître se mit à ronfler très vite. Mais personne n'osa aller le secouer. Ainsi commença une incroyable nuit d'insomnie, sans livre et sans étoiles, silencieuse et pourtant partagée, dont il se jura qu'elle serait, dans sa vie, la seule de la sorte.