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  • Improvisé

    Parmi les récits d'écrivains exposant la naissance de leur vocation, celui du Néerlandais Peter Vandevelde ne manque pas de charme (1).

    À vingt-cinq ans, il vivote alors à Groningue et joue du piano dans un orchestre de jazz. C'est à cette époque qu'il rencontre Anna Korjwik. Peu après elle doit partir pour son travail à Ostende. Il l'accompagne. Elle tombe enceinte. Il fait quelques concerts. Ses revenus sont modestes et aléatoires. ils décident que pour les premiers mois, il s'occupera de l'enfant.

    "Je me suis retrouvé, raconte-t-il, dans une petite maison où il n'est plus question de jouer du piano. Il fallait du calme. C'était l'hiver. C'est Ostende. Je me suis mis à écrire. Cela ne faisait pas de bruit. Fairfax, ou les quatre premiers mois de ma fille Monica, dans le passage étrange d'un univers débordant de notes à un autre, de silence et de mots."

    (1) À lire : Fairfax, éditions du Septante, 1992 ; L'homme à la glace, éditions du Septante, 1997 ; Bunny Consuelo, Gallimard, 2002 ; S'attarder, Verticales, 2009

     

  • Personnel politique (groupe nominal)

    Puisque l'affaire ne s'improvise plus, en considération de la complexité du monde, la politique s'est professionnalisée et nous avons désormais un personnel politique, à plein temps.

    Oui, un personnel politique, comme nous avons du personnel de maison. Certes les émoluments, les avantages et les places ne sont pas de même nature. Ils ne sont pas des bonnes et des valets. Ils ne se voient pas comme tels. Ils ont une fort belle opinion d'eux-mêmes, à la fois faiseur de lois et au dessus des lois. Et leurs mensonges, leur couardise et leur art de manger à tous les rateliers les désignent surtout comme des laquais et des hommes de main de l'ordre libéral, bref : petit personnel servile et qui oublie toujours que "au le plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul" (Montaigne)...

     

  • Philosophique

    -Il a commencé à boire du thé avec du lait, et quatre sucres, dans de grands bols. Puis il est passé à deux sucres, et plus de sucre du tout. C'est après, seulement, qu'il a supprimé le lait. Plus que du thé, pur, pendant la seconde moitié de sa vie.

    -Un cheminement vers l'ascétisme, en somme ?

    -Ou la peur du diabète...

  • Tableau

     

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    Il ne sait pas ce qu'est l'attente. Il n'a jamais eu l'habitude d'attendre. Tout est venu à lui, sans effort. Peut-être, diront certains, parce qu'il n'a pas désiré très fort non plus.

    Elle lui a dit qu'elle serait, là-bas, au Mondrian, le Mondrian, comme le nom du peintre. Il trouverait. C'est la formule classique : facile à trouver. Et la phrase, et le lieu. Alors il a réussi, lui, sa part de marché. Avec  ce nom de peintre, à l'heure où l'obscurité d'hiver prenait ses quartiers, et en même temps, le sens de ce nom lui est revenu, de ses carrés de couleurs primaires et des barres noires, sur le packaging de l'Oréal.

    Il a souri, intérieurement, et s'est installé. La nuit est venue, elle toujours pas. Il a commencé à trouver très inconfortable cette attente parce que, doucement, la salle se remplissait  et que cette solitude dont il ne savait pas masquer la gêne qu'elle lui procurait devenait visible. Elle avait des spectateurs. Les premiers clients qui s'installaient et commençaient à manger.

    Pour se donner contenance, il a passé deux ou trois coups de fil, de potes qui pouvaient le rejoindre. Il a vendu l'affaire comme un crève-la-faim, d'une carte alléchante et, ensuite, pas très loin, d'un concert de pop, par un groupe underground, des Écossais, et c'était bon : il arriverait dans une heure et demie, parce que, de toute manière ils étaient déjà à l'apéro, ailleurs, ou en train de manger.

    Son retard atteignait un point de non-retour et lui, comme un perdu, derrière la vitrine, faisait durer les conversations pour donner le change, pour que les passants ne le prennent pas pour un pauvre hère, un gars largué, un sans-ami, un poisson en aquarium. Il aurait rigolé de voir un type comme lui scruter le dehors noir et froid. Il se voyait bien de l'autre côté, sur le trottoir, avec ses potes, à parier entre misère et largage. Il avait envie de sortir, d'aller voir ailleurs, mais il se mettait à pleuvoir, un petit crachin d'avril.

    Même si elle ne rappliquait pas dans le quart d'heure, il l'enverrait sur les roses, et si elle ne venait pas du tout, il ne remettrait jamais les pieds au Mondrian.

    Et puis si, il y retournerait, pour ne pas se laisser envahir par la tristesse d'être tombé amoureux, bêtement, parce que l'attente à la caisse du Franprix était longue et qu'il avait eu le temps de la regarder, avec un tel éclat en lui qu'arrivé son tour, pendant qu'elle lui tendait la note, il était le dernier client, après c'était : fermé pour l'instant, il lui avait demandé si elle sortait le soir. Pas avant mardi, à cause de ses examens. Alors jeudi ? Oui, jeudi, au Mondrian.

    Elle avait sans doute oublié. Se dire cette chose infâme : cela lui est sorti de la tête. Être cela.

    Photo : Pierre-Damien Boudier

  • Pour finir...

    Plus nous votons, plus la fréquence électorale s'accroît, plus la démocratie (ou son semblant) s'éloigne. Le passage du septennat au quinquennat n'est rien d'autre que le parachèvement de cette illusion qui substitue la fréquence compulsive au temps du politique réfléchi. On pourrait en dire autant de la décentralisation.

    *

    Nous voterons en mars pour les cantonales et en décembre pour les régionales. Il n'était pas souhaitable que tout ce cirque se passât le même jour. Les électeurs s'y seraient, paraît-il, perdus. Étrange argumentaire que cette infantile préservation du citoyen...

    *

    Pour le moins, 2015 sera rentable pour les sondeurs, les experts en tous genres et les analystes politiques. Il faut que la démocratie profite à quelques-uns.

    *

    Le vote est devenu l'inexistence du citoyen, et le citoyen la disparition de l'homme.

    *

    Bulletins blancs : les débats autour de leur comptabilité inquiètent. Il s'agit de masquer quelque chose.

    *

    Faisons les comptes : 

    D'un côté, les bulletins blancs et nuls, les abstentions...

    De l'autre, les voix...

    Comme si les premiers n'avaient rien dit, n'avaient rien à dire, n'existaient pas. De fait, la démocratie impose ses règles et efface ceux qui, sans violence, en contestent le fonctionnement (et s'ils le font par la voie des urnes, ce sont des populistes...)

  • Point d'impact

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    Imaginons que tu aies un doute.

    Un doute.

    Un argument sans épaisseur, rien qui consiste, comme d'avoir vu le vent changer et d'en prendre ombrage alors que c'est le quotidien.

    Justement le quotidien en guise de doute (et non sa réciproque) : une pièce dans la poche, aussi usée que le souvenir que tu en as, puisqu'il ne s'agit pas de monnaie mais un ridicule pendentif : une médaille, que l'on portait, pas toi, mais quelqu'un d'autre, pas de la famille : il n'y avait de cous médaillés chez toi, et personne n'était du signe des gémeaux. 

    Le doute que tu aies pu un jour la voler. À une époque, tu aimais voler dans les magasins, et tu avais une certaine dextérité.

    C'est un vieux short de ville. Il a trente ans, avec une coupe de militaire traînant au désert. Tu as remis la main dessus avant de partir,

    et une médaille au fond de la poche gauche, poche arrière.

    Quelque chose que tu n'as jamais donné (à moins que ce ne soit un cadeau qu'on t'ait fait. Une preuve, d'amour ou d'amitié) à quelqu'un qui n'est plus là, nulle part, alors que tu comptes le nombre de vagues, à la fenêtre, qu'il t'aura fallu attendre avant qu'elle ne t'appelle, les bras s'agitant : on dirait un technicien aéronautique pour un bi-moteur essayant de se poser.

    Tu as la main dans la poche, la médaille entre les doigts et le pouce qui en frotte la tranche, puis la surface en relief.

    Un tout petit doute,

    que tu jettes discrètement dans la poubelle du hall, avant de sortir, radieux, ta serviette de bain sur l'épaule.

     

    Photo : Gunnar Smolianski

  • Le ridicule

    La déliquescence politique de l'heure et des deux années à venir n'incite pas à sourire. Quoique...

    L'appareillage médiatico-politique s'est mis en place pour préparer l'électeur au chevalier Juppé sauveur de la France. Le torchon des Inrocks fait sa une sur le bordelais. C'est dire que le moment est grave.

    La cinquième puissance mondiale n'a donc pas trouvé mieux que ce raté prétentieux sanctionné par la justice pour nous épargner le dragon lepéniste.

    Mon cynisme jubile, évidemment, en pensant à tous ces électeurs de gauche qui, nourris d'un anti-sarkozysme bas de plafond, ont été idiots jusqu'à voter Hollande, et seront lâches jusqu'à aller élire le meilleur d'entre nous au nom d'un républicanisme bidon dont ils sont, il est vrai, les promoteurs aphasiques. Après avoir été cocus, ils seront rampants.

    Tout compte fait, l'époque peut être drôle...

  • Chambre d'enfant

    On y installe le berceau, et la commode, où l'on glisse les vêtements si modestes des premiers mois. On a aussi la lampe douce qui constellera le plafond.

    Ainsi vient-il au monde, celui que l'on attend encore, précédé des histoires que l'on se raconte et qu'on lui murmure. C'est le prologue de l'à-venir et l'épopée du déjà-là.

    C'est la chambre. Le silence qui la sanctifie -on ouvre la porte sans brusquerie- est l'annonce des précautions que l'on prendra, à s'assurer de la quiétude de son sommeil...

  • Le pendule

     

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    Prendre le temps de s'oublier, certainement, et souvent nous nous abstenons de cet effort, parce que nous croyons que penser à celui ou à celle qui est sorti(e) de notre existence, c'est encore lui donner une place trop grande, alors qu'il n'en est rien : dans l'intervalle de ces retours se recompose une énergie qui amoindrit le souvenir, le décalcifie, le déclassifie, l'archive. Ce que nous refoulons ne finit jamais à la benne mais pourrit durablement. Il ne faut pas vider ses albums photos, ni éclaircir ses bibliothèques, moins encore alléger la boîte à bijoux, et surtout ne pas faire une croix sur la jetée ou la petite église au fond de la vallée.

     

    Photo : Mario Giacomelli

  • Éclairage

     

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    Une mienne connaissance moquait ces jours derniers les nouveaux lampadaires du quartier, leur esthétisme kitsch, qui rappelait et les fausses lanternes chinoises, et la maladresse des découpages enfantins. Ils sentent la volonté racoleuse de bien faire, sans le ravissement des anciennes œuvres forgées ; ils se veulent agréables à la vue sans la discrétion des banals éclairages angulaires hérités des années 70. Ils ont la laideur blafarde des aspirations décoratives grâce auxquelles les Homais municipaux pensent gagner la reconnaissance des administrés.

    C'est bien la pire des choses que le triomphe démocratique du mauvais goût, puisqu'on peut désormais se prévaloir de tout. Cette mienne connaissance s'en attriste et préférerait sans doute marcher dans des rues pleines d'obscurité.

    *

    Cette histoire de lampadaires ne peut être, dans le tracas qu'elle cause, anecdotique. Il y a tant d'horreurs qui nous agressent ! Ce mobilier urbain n'est pas pire que bien des artifices dits modernes. Mais il est, dans le fond, indissociable de ce triomphe de la ville tel qu'il se dessina au milieu du XIXe siècle. L'éclairage public signe l'établissement d'une métamorphose hideuse qui a fait croire à l'humanité que son bonheur tiendrait dans l'accumulation des trouvailles propres à épater sa curiosité. Le lampadaire (ou le réverbère...) est, d'une certaine manière, l'étoile de la modernité et Paris la nuit, le recueil de Brassaï, en fut, il y a près de quatre-vingts ans, l'illustration magistrale. Sa lumière blanche et/ou jaune est indissociable d'un imaginaire expressionniste dont la photographie a évidemment fait son miel.

    Mais, justement, ces nouvelles décorations ont abandonné cet héritage. On en trouve dans le quartier deux versions. Pour l'une, l'éclat est d'un rouge orangé qui donne au monde un air d'Halloween ; pour l'autre, c'est une nappe verdâtre, comme une absinthe diluée. C'est laid. On nous entoure de couleurs en croyant embellir le cadre. Belle illusion qui oublie simplement que tout se fait d'abord dans le regard des hommes...

     

    Photo : Brassaï