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lumière

  • Éclairage

     

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    Une mienne connaissance moquait ces jours derniers les nouveaux lampadaires du quartier, leur esthétisme kitsch, qui rappelait et les fausses lanternes chinoises, et la maladresse des découpages enfantins. Ils sentent la volonté racoleuse de bien faire, sans le ravissement des anciennes œuvres forgées ; ils se veulent agréables à la vue sans la discrétion des banals éclairages angulaires hérités des années 70. Ils ont la laideur blafarde des aspirations décoratives grâce auxquelles les Homais municipaux pensent gagner la reconnaissance des administrés.

    C'est bien la pire des choses que le triomphe démocratique du mauvais goût, puisqu'on peut désormais se prévaloir de tout. Cette mienne connaissance s'en attriste et préférerait sans doute marcher dans des rues pleines d'obscurité.

    *

    Cette histoire de lampadaires ne peut être, dans le tracas qu'elle cause, anecdotique. Il y a tant d'horreurs qui nous agressent ! Ce mobilier urbain n'est pas pire que bien des artifices dits modernes. Mais il est, dans le fond, indissociable de ce triomphe de la ville tel qu'il se dessina au milieu du XIXe siècle. L'éclairage public signe l'établissement d'une métamorphose hideuse qui a fait croire à l'humanité que son bonheur tiendrait dans l'accumulation des trouvailles propres à épater sa curiosité. Le lampadaire (ou le réverbère...) est, d'une certaine manière, l'étoile de la modernité et Paris la nuit, le recueil de Brassaï, en fut, il y a près de quatre-vingts ans, l'illustration magistrale. Sa lumière blanche et/ou jaune est indissociable d'un imaginaire expressionniste dont la photographie a évidemment fait son miel.

    Mais, justement, ces nouvelles décorations ont abandonné cet héritage. On en trouve dans le quartier deux versions. Pour l'une, l'éclat est d'un rouge orangé qui donne au monde un air d'Halloween ; pour l'autre, c'est une nappe verdâtre, comme une absinthe diluée. C'est laid. On nous entoure de couleurs en croyant embellir le cadre. Belle illusion qui oublie simplement que tout se fait d'abord dans le regard des hommes...

     

    Photo : Brassaï

     

  • Lueurs noires de Boltanski

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     Christian Boltanski, Sans titre, assemblage de photographies, boîtes en métal et lampes 1989

     

    Bientôt nous fûmes agrégés au sol, aux fils qui pendaient des toits crevés de nos ardentes demeures. Nous regardions à travers leurs trous les étoiles. Le confiteor de nos âmes, fleur de farine sur laquelle aurait soufflé un vent hargneux si bien qu'il ne restait rien de nous, ou si peu, sonnait aussi creux que nos orbites évidées de toute passion. Nous étions de la barbaque à passer le temps sur le sable ou sur le carrelage d'un bord de piscine. La branloire pérenne de notre babil faisait penser aux pétarades d'une paille dans l'eau. Nous étions seuls, infiniment. Bientôt fermes lambeaux et cela nous plaisait tant, nous rassurait tant qu'il aurait fallu plus qu'une urgence guerrière ou bactériologique pour nous voir remuer les paupières que d'ailleurs nous n'avions plus. C'était si beau, si lumineux, si terrible, si insoutenable. Comme un naufrage, un carnage, un héritage.  Mais nous ne savions pas, enfants, petits-enfants de la sûreté démocratique, abasourdis d'avoir été langés, maternés, éduqués, fortifiés, écoutés, adoubés, encensés, protégés. Et tout cela pour rien, ou presque.  Parce que nul ne peut jouer à se faire peur au risque qu'un jour il ne se retrouve devant le mur de ses propres nécroses.

    Comme de se dire que jamais peut-être ton être ne pourra supporter une œuvre de Christian Boltanski, sans que tu saches vraiment pourquoi, sinon qu'elle est là, cette peur irrépressible qui te fait sortir de la pièce, quasi hurler. Tu crois que tu en auras fini le jour venu. Mais quel jour peut venir qui te fasse oublier celui d'avant ?

    Car c'est bien de cet usage fort singulier de la lumière (indirecte, libre) que vient, entre autres sans doute, cette avalanche intérieure que provoque Boltanski. À l'envergure d'un monde où la fée électricité nous mènerait aux portes du bonheur, il répond par l'éclairage restreint, quasi confiné, se répandant dans la fragilité de sa bataille perdue contre l'espace infini. Là où l'ampoule (le néon, l'allogène, qu'importe) vient à paraître, elle disparaît de son impuissance même, progressivement et ce sont les demeures de l'ombre, du ténébreux abandon qui gagnent en présence, qui signalent leurs denses variations (comme un sabbath de sorcières). La hantise est désignée par Boltanski, sans être nommée, sans être formalisée, parce que la nappe diffuse n'est pas une chose, tout juste un signal qui annonce la frontière mystérieuse. Elle augure d'une perpétuelle expansion de sa forme, comme si le monde lui était dévolu. Nous fermons les yeux, les rouvrons sur les étoiles, le toit de nos certitudes bien nourries crevé. Nous sommes aveuglés, énucléés de tant de lucidité et fuyons dans une autre salle, pour un autre monde, plus conforme à notre renoncement.