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  • jusqu'aux grands ports

    Cécile est partie travailler dans le nord de la France. Une ville en bord de mer. Jean-François, son frère, lui, parcourt le monde dans la marine marchande.

     

    On n’aimerait pas imaginer que son frère ait choisi l’aventure pour des putains portuaires dont quelques spécimens fleurissent dans le bas de la ville. Mes fenêtres ouvraient sur la mer et la brume, c’est-à-dire que j’étais un pied-à-terre pour quelqu’un qui ne viendrait jamais. J’ai eu l’impression de me rapprocher de lui en traînant dans des endroits caricaturaux de ses voyages. Lorsque Jean-François a quitté la maison, il est devenu le pourvoyeur de ma chambre en cartes postales exotiques et jusqu’à la mort de maman (je lui en ai tant voulu alors) j’ai tracé sur des Mercator son existence elliptique, joignant deux vues, deux timbres, deux cachets-de-la-poste-faisant-foi, sans jamais savoir s’il y avait une escale ailleurs. C’était ma façon de lui écrire. Il avait à cette époque un scrupule à donner régulièrement sa latitude à défaut d’être bavard dans ses envois. C’était à mon égard de perpétuels gages d’affection qui s’envolaient d’une écriture rapide, parfois à peine lisible. Des mots sous enveloppe que mon père déposera sur le coin de mon bureau sans aucun commentaire. Des mots pour lesquels, sans doute, il n’a jamais menti mais qui ne disaient pas grand chose non plus. Des mots sans origine. Ils étaient déjà là, à l’attendre, alors qu’il posait le pied sur une terre dont il ne connaîtrait que le périmètre maritime. L’aridité de son style (maintenant je dirais : son absence de style) signe le délitement de notre passé. Il a dû très vite flamboyer d’alcool et de chambres faciles. Des Indonésiennes, des Argentines, des Grecques… Que disent les hommes de ces amours lointaines ? Qu’elles étaient belles et voluptueuses ? Leur célérité n’avait d’égal que leur besoin. C’était peut-être furtif, mais quand ils en parlent, le temps a disparu. Reste le corps magnifié. Les marins étrangers que j’ai pu observer doivent en dire tout autant sur des blondes fardées (ce sont les plus vulgaires) en attente sur de grands tabourets, au comptoir. Sirènes de résilles, dans des jupes courtes. Harnachements de nuit et lèvres luisantes. Je voulais comprendre comment émergeait cette aimantation des corps, dans le mélange de cigarettes et de bières, des corps qui vont se livrer par la seule grâce d’une impossible parole. Quand j’ai pris conscience  que sa vie pouvait se résumer à cela, j’ai essayé de faire marcher mon imagination. Tout restait abstrait. Ses cartes postales étaient de charmants chromos, qui donnaient à son existence une sorte d’égalité factice. Alors, quand je suis arrivée ici, j’ai commencé à traîner maladroitement dans ces bars, le soir, vers neuf heures, à L’Orénoque souvent, et j’ai dû éconduire plusieurs fois des princes charmants aux accents slaves ou asiatiques. Après, je me suis habillée en conséquence, avec un livre et un cahier pour me donner une prestance, pour prendre quelques notes aussi, que je relisais plus tard. C’était plus facile quand nous y sommes allées à deux, avec Anne-Gisèle, même si son air distingué et forcément tentateur nous valait des regards insistants. Je crois d’ailleurs que ces expéditions finissaient par l’amuser plus que moi. Elle n’y aurait pas pensé d’elle-même. Il y avait, à ses yeux, un double parfum exotique : les lieux et les hommes. Le port et la virilité.
    Il faut guetter l’arrivée de gros navires. Je les aperçois de ma fenêtre, oui. Parfois, mon travail ou mes obligations m’empêchent de sortir mais, dans l’ensemble, j’aurai comblé ma curiosité. Après quelques mois je connais les points de ralliement les plus appréciés. Je ne crois d’ailleurs pas que la seule curiosité explique mon acharnement. Arrive un moment où je ne sais plus quoi faire d’autre. Les patrons, qui m’ont pris tour à tour pour une paumée, une salope, une indic, une bizarre (je le voyais dans leur regard), savent que j’ai trouvé une place à l’écart et que j’observe. Ils ont peut-être cru que j’écrivais des polars ou des choses dans le genre. Et c’est vrai que je pourrais en parler des heures, de ce que j’ai vu, du cirque qui se joue dans cet espace enfumé. La venue du soir était la seule éclaircie de la journée. J’avais canalisé l’énergie de mes classes, corrigé des devoirs indigents, vérifié la tenue des cahiers. J’avais enfilé les perles de la vacuité. Certains font cela depuis plus de trente-cinq ans. Ils m’étonnent. Ils ont sans doute leur jardin secret, ou leur enfer, qui sait.
    À partir de vingt heures, je n’étais plus là pour personne. Je descendais voir mon monde.

                                                                               Le Livre de Matthias (2005)

  • S'armer d'une folle espérance...

     

    labyrinthe de la cathédrale de Chartres

         

    "Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir"

                                      Maurice Blanchot, L'Attente. L'Oubli (1962)

  • Culte (substantif)

    La fin du siècle précédent ayant retaillé la temporalité à la mesure d'une instantanéité que l'on fait alors passer pour la trace la plus sensible de notre existence : la trop fameuse catégorie médiatique de l'historique, n'a pas voulu s'en tenir à cette seule redéfinition hédoniste du moment. Elle a aussi voulu trouver un gage de spiritualité dans le déferlement de plus en plus fort d'un bonheur annoncé. Comme le postmodernisme est avant tout une entreprise de recyclage, la doxa a réinvesti (dans tous les sens du terme) le culte.

    Non pas sur le mode ancien, qui supposait, même dans sa forme la plus simple : un lieu, un cérémonial, une liturgie, un sens commun, parce que tout cela est bien ennuyeux, rébarbatif, sérieux (et l'esprit de sérieux est ce que ne supporte pas notre civilisation joyeuse et récréative...). Il fallait que le culte ne soit plus un temps repérable, un sujet sacré (dans le sens où l'étymologie rappelle que sacer signifie séparé), mais un objet, une matérialité lourde, bien terrestre. Nous sommes dans l'ère du film-culte, du livre-culte, de la série-culte, de l'album-culte, de l'émission-culte, etc. (1). Il est remarquable que dans ce genre d'expressions, le substantif culte finisse, au moins dans la sémantique, avec une valeur adjectivale. Ce que l'on attachait à son sens premier, associé à l'élément religieux, est atténué par la prépondérance du mot qui le précède. C'est d'abord la valorisation de l'objet désigné qu'il faut reconnaître.

    Il n'est pas question ici de discuter du contenu même de ces «objets-culte», de savoir s'ils sont effectivement tels. En revanche, il me semble important de soulever trois problèmes :

    1-Cette religiosité, même factice, de l'objet se développe au cœur d'une société dans laquelle la question spirituelle a été reléguée au second plan. Certains diront que les doctrines matérialistes ne datent pas d'hier. Certes, et ceux qui ne veulent associer la question du matérialisme à sa seule version historico-marxiste font fausse route. Le libéralisme, dans ses fondements, est un matérialisme qu'un vernis spirituel a accrédité (2). Seulement, pour ce coup-là, il faut se demander ce que dans un tel processus cette apparition vient remplacer.

    2-L'objet-culte n'est pas universel. Il n'a pas vocation à être lisible, compréhensible par tout le monde. Il est essentiellement générationnel. Il ressemble à un hochet d'enfant devant lequel des groupes d'âge vont pouvoir se retrouver, se raconter. Il est essentiellement affectif, ce qui n'est pas étonnant : les sociétés contemporaines développées ont sur-investi ce mode de reconnaissance. Dès lors, il ne peut jamais être autre chose qu'une réalité vécue, en dehors de tout détachement qui intellectualiserait le rapport que l'individu pourrait entretenir avec lui. L'objet-culte s'inserre dans les limites de l'existence ; il ne peut excéder les bornes de la naissance de x ou y. Il n'y en aura donc jamais qui puissent remonter à des temps où x ou y n'a pas vécu. Je n'ai pas à me l'approprier, il m'appartient (ou, d'une certaine manière, je le récupère).

    3-L'objet-culte, puisqu'il a de fait un public, est un concept non pas philosophique (quoi qu'il puisse indirectement renvoyer à une philosophie de l'existence...) mais commercial (3). On notera que c'est désormais l'une des formules magiques du marketing. Est-il indifférent que la forme épiphanique privilégiée de l'objet-culte est la réédition, le coffret-luxe, la re-masterisation ?

     

    C'est culte ! Entend-on souvent. Dans la rue, à l'arrêt de bus, dans les médias. Pourquoi pas ? La posture régressive est, semble-t-il, une liberté du siècle. Peut-être pas la plus à même pour s'émanciper...

     

    (1)Pour ce qui concerne les personnes, il faut plutôt parler d'icônes (Madonna, Michael Jackson, Jean-Michel Basquiat,...). Même registre spirituel, même idolâtrie.

    (2)Mais, là encore, rien de bien nouveau. La religion est une casuistique de tous les instants...

    (3)Et pour la petite histoire, soulignons comment le mot concept lui-même a déserté, dans le langage courant, le champ philosophique pour celui de la publicité ou celui de l'innovation industrielle...

  • Les deux sœurs

    Elles étaient deux sœurs, auxquelles s'adjoignit le mari de l'aînée (du moins me semble-t-il qu'elle fût la plus âgée) Deux sœurs bien particulières : l'une avait une voix un peu éteinte (il faudrait imaginer qu'une conversation avec elle se fît toujours dans le temple ouatée d'une bibliothèque (1) ou dans un lieu conventuel), l'autre était très petite, ne dépassant le mètre quarante-cinq. Elles officiaient (car l'ordre du sacré est de mise pour parler d'elles) dans un espace minuscule où nul que ces deux sibylles ne pouvait retrouver quoi que ce fût. Il ne s'agissait pas de venir y flaner ou fouiner. Nous arrivions avec nos références ; nous les leur indiquions. Soit il fallait passer commande, soit nous assistions à l'expérience miraculeuse de l'aiguille dans la botte de foin. Des livres, elles en avaient empilé jusqu'au plafond, selon une science personnelle qui aurait terrifié les psycho-rigides du binaire. Vous aviez donné le titre. Elles répondaient oui, oui, oui... et, pendant quelques secondes, elles intériorisaient les différents paramètres des pyramides dont elles étaient les architectes, avant de se précipiter, parfois à l'aide d'un escabeau, sur le volume, dont vous auriez pensé que, facétieux, il jouait à cache-cache avec sa libraire. Il arrivait fréquemment qu'elles se fendissent d'un rapide commentaire sur ce que vous alliez découvrir. Elles avaient tout lu.

    Ces magiciennes, Philippe Hamon ou Jean-Luc Steinmetz, lorsqu'ils faisaient un point bibliographique pendant leurs cours, les désignaient sous la généreuse métaphore des nourricières. La boutique, en effet, avec sa devanture d'un vert très sombre et sa vitrine modeste, s'appelait Les Nourritures terrestres. Elles avaient connu des écrivains d'après-guerre. Des photos dédicacées occupaient les rares espaces libres. Les livres étaient leur vie, l'intelligence passionnée leur univers. Elles étaient là depuis une éternité et lorsque j'étais étudiant elles avaient déjà atteint un âge respectable. Mais au delà de ce que nous savons être la réalité, il  est certains êtres (comme de certains lieux ou monuments) dont on imagine qu'ils ont pactisé avec l'éternité. Ainsi le temps des nourricières fut-il celui de l'université.

    Ayant quitté la ville, je suivis leur histoire de loin en loin. Un jour, elles abandonnèrent leur antre. Vint la relève. Celui qui leur succéda ne fut pas à la hauteur. Aurait-il pu en être autrement... Il ne suffit pas d'informatiser la gestion du stock pour faire de vous un libraire...

    La semaine dernière, je me suis engagé rue Hoche. Les boiseries extérieures ont viré à l'orange. La référence gidienne demeure mais juste en dessous, deux fois peints, le mot sandwichs. Ceux qui ont repris l'affaire (comme on dit) ont conservé le nom ancien qui, dans une logique épicurienne de bazar, colle si bien au pain bagnat, au jambon-fromage, au thon-oeuf-mayonnaise... Nathanaël fait dans la baguette désormais. Les gérants de cette nouvelle boutique connaissent-ils l'origine de cette inscription qui a traversé plus d'un demi-siècle ? Dans le fond, le problème n'est pas là, mais dans la suprême ironie qui voit un élan poétique, une promesse aventureuse et lyrique s'effondrer symboliquement dans l'univers de la restauration rapide. C'est à la fois une histoire intellectuelle et l'épaisseur d'un lieu que l'on réduit  à une cession commerciale. L'ironique survivance du nom, le prolongement de l'univers gidien, invisible pour la plupart des passants (ce qui fait que certains penseront que pour un magasin de bouffe, c'est bien trouvé...), se trouvent être le coup de couteau le plus cruel qui soit pour la mémoire des deux sœurs et celle de leurs affidés. Il eût été préférable qu'un vidéo-club, une boutique de lingerie ou une agence bancaire prissent la place, que tout fût effacé, pour que nous gardions, dans la disparition même de toute trace, la beauté pure de nos souvenirs. Mais, devant cette victoire mesquine du bon mot sur la métaphore spirituelle, il y a le sentiment que le mépris ambiant pour la littérature et tout ce qui est intello vient de trouver là son lieu emblématique.

    Ne soyons pas amer, néanmoins, et pensons que l'inscription eût-elle été effacée que le souvenir des deux sœurs s'en fût, peut-être, trouvé altéré, moins vif, moins précieux. Il faut prendre les aléas du monde sous cet angle : la cartographie de notre passé se nourrit aussi, en des endroits délicatement conservés, des détours les plus dérisoires...

     

    (1)J'entends : les vraies bibliothèques, celles où le silence de l'étude est de règle (et où les jeux de séduction se font du regard...), non les dérives en médiathèque et autres lieux socialisés qui voient circuler dans les salles et couloirs des gens n'ayant rien à y faire.