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  • Saint John Perse, insulaire

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    Je ne crois pas qu'on lise encore beaucoup Saint John Perse (mais la poésie en général...). Sans doute son air hautain, sa raideur toute diplomatique et son origine "coloniale" (il faut l'intelligence d'un Chamoiseau ou d'un Glissant pour se déprendre du "politiquement correct") en font un poète préparé à une certaine traversée du désert. Il est vrai qu'il y a chez lui une préciosité dans le langage et une ondulation métaphorique parfois agaçantes, souvent obscures. Malgré tout, dans certaines œuvres il s'abandonne à une plus grande simplicité. Les Images à Crusoé, écrites en 1904, en sont l'illustration. Neuf poèmes, parfois fort courts (Le Parasol de chèvre, L'Arc, La Graine), pour débusquer un Robinson contemplatif, revenu de la vindicte conquérante qui traversait le héros de Defoe. Le poète ne bâtit pas un roman (moins encore un projet édifiant de puissance politique) ; il approfondit le travail tarodant du retour au monde, à ce monde dont il aurait appris à se passer. C'est un viatique pour la suspension du présent inacceptable, et peut-être avons-nous tous intérieurement cette tentation de la fuite.

    Les Cloches est le premier poème de ce "recueil".

     

     

    LES CLOCHES

     

    Vieil homme aux mains nues,
    remis entre les hommes, Crusoé !
    tu pleurais, j'imagine quand des tours de l'Abbaye, comme un flux, s'épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…
    Ô Dépouillé !
    Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de rives plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s'assourdissent sous l'aile close de la nuit,
    pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d'une conque, à l'amplification de clameurs sous la mer…

     

  • 8-Salle des pas perdus

     

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    C'est une manière de faire : s'approcher de la faille, en estimer la profondeur, parce qu'alors ils croient savoir, non pas résoudre, le danger auquel ils ont échappé, de ne pas avoir été là, au moment précis où l'entaille s'est faite et de ne pas y avoir été précipités. Le hasard qui les a protégés (Providence bénie par les incroyants même) est la clé de leurs plus beaux récits, la matière la plus haute de leurs aventures.

    Ils glosent et les aguerris font leur miel du taxi qui les retint dans les embouteillages, du retard de clefs heureusement perdues, ou de la fièvre à mourir qui les cloua au lit, alors qu'ils auraient dû être là, là, comprends-tu, là, dans ce hall immense ! La vie tient à peu de chose, n'est-ce pas ? Ils pavanent, se veulent d'un bloc, dissertent sur la tectonique des plaques. L'incertitude du monde, concluent-ils, projetant sur la moindre secousse le fantôme cataclysmique de San Andreas.

    Mais toi (ou moi, ou un(e) autre), tu remarques d'abord que la vie venue de loin a hypothéqué l'asphalte, cette certitude moderne, et que la profondeur (non pas la mesure vue du bord, mais l'origine, insondable), prise ainsi de biais, et en hauteur, comme un reste, une trace, une anthropométrie révélée à partir du dehors avec quoi nous composons, dans quoi nous nous décomposons, ressemble à une cicatrice.

     

     

  • Le code barre c'est...

    code barre codes barres

     

    comme qui dirait le caryotype de...


     

    de l'objet, du truc, du machin, de la chose, les choses, tout ce qui est disponible, tout ce qui se vend, je vais voir en réserve, le bruit de la lecture magnétique à la caisse, électrocardiogramme du consommateur, parcours Ikéa, pardon, mademoiselle, vous pouvez ouvrir votre sac ?, parce que le code barre induit aussi que vous vous soumettiez au droit de la chose, du détenteur de la chose, ce modèle n'existe plus qu'en bleu, là-bas, choses à vendre et nous dans la file d'attente, en face de la caisse 61, il y a une borne pour vérifier le prix, parce que l'identité de la chose est son prix, toujours TTC, gain de productivité, rayon surgelés, le film plastique enveloppant la viande, les packs de lait et d'eau, pas la peine de les sortir de votre caddy, et elle se penche avec son instrument laser, vlan, Star Wars en grande surface,  la carte maison, avantageuse une fois par mois, en temps de crise ce n'est pas rien, suivre le parcours du colis, sur ce nuancier vous avez le choix entre trente-neuf rouges différents, vous me dites j'introduis le code et je vous sors le pot, la petite lumière et la sonnerie à la porte du magasin, le règne des choses, rien ne doit se perdre parce que tout est cassable, putrescible, comestible, consommable, et doit être consommé, mais il faut qu'on le sache pour nos statistiques, réapprovisionner, fitter/happier/more productive/confortable/, savoir où on en est du stock, éviter le stock et privilégier le flux tendu, alors il faut qu'on sache où on en est des choses, ça n'a pas de prix,  traçabilité, tra abilité, ra abil té, a   il té, a    i té, a      té, a      t...

    L'homo œconomicus de la présente postmodernité  a ainsi posé une symbolique égalité entre les êtres et les objets...

    alors que nous ne sommes pas des objets, des choses, parce que nous ne vivons pas des choses mais des moments, avoir des souvenirs, le répertoire toujours indécis de l'existence, l'aléatoire, faire des listes, oublier sa liste, rayer de la liste, partir, revenir, revenir sur ce à quoi on tient,  même quand on n'y tient plus, aimer, que tout se joue, infiniment, dans l'espace non linéaire du cœur, du sexe, des yeux, du cerveau, des mains, des odeurs, n'être pas toujours sous contrôle, ne pas être sa carte d'identité, son numéro de passeport, fût-il biométrique, avoir un certain  goût pour la mer à 16°, la brume de chaleur, Franck Sinatra (et s'entendre dire : mais comment tu peux aimer Sinatra ?), etc, refuser de s'abonner et de collectionner les cartes à code barre qui te feront gagner du temps, de l'argent, de la considération (you are a VIP, man, with all these cards : Printemps, Nocibé, Auchan, Leroy-Merlin, Marrionnaud, Fnac, UGC, Ikéa., Galeries Lafayette,...), je ne veux pas être soluble dans le brouet libéral (chant du présomptif...), mais insoluble, y compris à soi-même, surtout à soi-même peut-être, tout ce que nous gardons dans notre mémoire (c'est-à-dire, tout ce qui ne se met pas en mémoire), mémoire vraiment vive, ce que je ne saurais jamais de l'autre, qui n'est pas un code barre, n'est pas une chose,  parce qu'il y a le petit pan de mur jaune, le petit pan de mur jaune, éternellement, le petit pan de mur jaune, tout ce que nous n'oublions pas, ne voulons pas oublier, ni toi, ni moi...

                                     

     

     

  • La guerre plutôt que la guerilla

    Ainsi l'heure est-elle grave ! Depuis le début de la semaine, tout irait à vau l'eau si les autorités gouvernementales (1) ne veillaient au grain, faisant montre d'un sang-froid et d'une détermination dont il est bien sûr le premier à faire la publicité, rejoint par les gens de bonne foi. Il faut reconnaître que le système discursif des instances dirigeantes est particulièrement rôdé. Pendant que les ministes et autres caciques de l'UMP dénoncent avec une certaine retenue les exactions pour souligner qu'il n'est pas dans ses intentions de faire l'amalgame entre la jeunesse lycéenne dans son ensemble et de petites bandes organisées s'infiltrant pour casser et piller, les relais médiatiques, à coup d'images spectaculaires et de commentaires hyperboliques, nous suggèrent que les débordements sont d'une extrême violence, qu'ils transforment Nanterre (un peu) et le centre de Lyon (surtout... Pour une fois le provincial pique la vedette au parisien...) en zone de quasi non-droit. Ce ne sont plus des agitations bon enfant, des frictions, mais une guerilla urbaine se développant dans un climat insurrectionnel.

    Des journalistes assument donc un rôle que je qualifierai de « maternel » : ils chargent la barque affective d'un surplus d'inquiétude où semble se jouer l'avenir de la nation. L'oikos est péril, la maison en feu. À ce titre on ne dira jamais assez combien les brumes lacrymogènes sur la place Bellecour ont dû affoler la bien-pensance de gauche comme de droite qui nourrit facilement son fantasme du chaos comme elle le fait en se délectant des émissions de plus en plus nombreuses sur les tueurs (en série ou non). Le monde n'est plus sûr. La lacrymo n'est que le signe précurseur d'un territoire promis à la destruction si l'on n'y prend pas garde.

    Ce point est d'autant plus terrifiant que pour la plupart les meneurs viennent de la banlieue honnie, de ce no man's land politique que la droite n'a jamais considéré autrement qu'en nid d'agités incultes, que la gauche a flatté pour des visées électoralistes sans jamais avoir su/voulu mener une vraie réforme structurelle (2). Il s'agit bien de territorialiser l'affrontement pour qu'il produise un maximum d'effet. Effet à double détente : d'abord mettre l'honnête citoyen, le quidam centre ville dans une posture de victime innocente (3) et lui faire sentir que l'État est un besoin, l'État policier, capable de quadriller un secteur avec efficacité et intelligence ; ensuite, laisser entendre, par l'origine banlieusarde des anti-républicains qui font du jet de poubelles et du fracas d'Abribus un mode d'expression, ceux-ci, il suffit de les repousser dans leurs territoires de relégation pour que tout revienne dans l'ordre. C'est dans le fond adapter à l'organisation civile la pensée la plus ultra-libérale qui juge de l'intérêt moral de la pauvreté comme un garde-fou aux relâches des efforts nécessaires au bon fonctionnement de la société. L'État, c'est ici le Père, la Loi du Père. On saisit assez bien le mouvement de balancier : l'État, via les médias inféodés, annonce la montée des eaux et suggère immédiatement après le temps de la décrue. Il n'y a plus qu'à attendre.

    Pour cette fois, nulle besoin d'émeutes répétées en divers points de la nation. La place Bellecour (il est vrai la plus grande place fermée d'Europe. Prestige provincial...) aura été le catalyseur d'une analyse politique réduite à des montages scéniques assez minables. Unité de lieu, unité de temps, unité d'action. Les topoï du tragique. Et c'est en effet tragique et sinistre de nous faire croire que notre démocratie pourrait s'effondrer sous les coups de trois cents jeunes masqués (je sais que ce sont les minorités qui font l'histoire, mais là, c'est risible).

    Face à la répression, certains rêvent que d'un tel mouvement sorte une révolution, que des poubelles brûlées et des vitrines brisées naissent un ordre nouveau. On entend quelques voix, toujours les mêmes, nous promettant le grand soir. Ils ont la mémoire courte et oublient que de mai 68 est sortie la chambre la plus à droite qui fût sous la Ve République ; que les mouvements les plus radicaux de cette époque-là (de la Fraction Armée Rouge allemande aux Brigades rouges italiennes) commencèrent petitement certes (Andréas Baader débuta par brûler un supermarché) mais leurs actions furent des moyens de manipulations (et d'eux-mêmes et de l'opinion) par les autorités arguant de la sécurité nationale (4) ; que les pensées les plus rétrogrades et les plus fascisantes attendent de rafler la mise.

    Alors, guerilla ? Cela sent bon la nostalgie guevariste. À défaut d'idéologie construite on pourra en faire des tee-shirts. En attendant la jeunesse devrait se remettre à bosser parce que comme l'a dit l'UMP Bernard Debré on s'étonne qu'ils perdent leur temps à jouer au chat et à la souris avec les forces de police, quand leurs congénères du monde entier prennent leur part dans, je cite, «la guerre économique» mondiale.

    Oui, la guerre ! Pas la guerilla, la guerre ! Celle qui est légitime, qui est le fondement même de notre développement, celle qui ne casse rien, ne brise rien, n'écrase personne. Sauf, peut-être, les travailleurs du monde entier qu'on exploite : le Chinois, l'Indien, l'Argentin ruiné par le FMI, le Roumain, le Français à qui on propose de se délocaliser en Tchékie ou aux Philippines... Bref, des gens de peu.

     

    (1)On pourra trouver une certaine redondance dans l'expression et ce n'est pas faux. Mais l'effet stylistique aussi médiocre soit-il se voudrait l'écho linguistique de l'objet tout aussi médiocre qu'il désigne.

    (2)Il est vrai que défendre les pauvres, les déclassés, les émigrés, n'implique pas qu'on partage leur quotidien. Jack Lang, qui aime tant la jeunesse de la grande couronne, vit place des Vosges...

    (3)Cette formule, elle, n'est pas de mon fait. Elle refleurit à tous les micros de ceux qui ont choisi le pathos comme seule catégorisation intellectuelle. N'étant jamais sûrs que leur message passera, il préfère assurer leurs arrières.

    (4)L'exemple canonique étant en la matière l'affaire Aldo Moro en 1978 (voir Leonardo Sciascia, L'Affaire Moro)

                                     

     



     

  • Brad Mehldau chez Radiohead

     

    Ce qui rend Brad Mehldau si particulier quand on l'écoute, c'est l'intériorité nimbant son jeu, une sorte de Sehnsucht indescriptible (mot qu'il a d'ailleurs choisi pour l'un de ses morceaux les plus réussis), bien plus précieuses que toute évaluation virtuose. Qu'il y ait chez lui une maîtrise de l'histoire du jazz doublée d'une culture classique est une évidence (mais il n'est pas le seul) et que cela traverse ses albums d'une manière saisissante, tout cela n'est pas le plus important.

    Sa grande carcasse quasi repliée sur le piano est le signe le plus spectaculaire de cette intériorité qui file sur le clavier, parfois rapide, souvent lente, avec des notes détachées, comme si elles avaient été pesées, réfléchies encore et encore, à l'inverse du lieu commun définissant le jazz par le principe de la pure improvisation. Mehldau est un pianiste chez qui l'éclat n'est jamais totalement libéré au grand jour, mais la mélancolie toujours contrôlée, et la beauté qu'il nous délivre du bout de ses doigts n'est jamais aussi forte que dans la lenteur.

    Il a fait des incursions dans l'univers de la pop en reprenant des morceaux de Radiohead : Exit Music (for a film), Paranoid Android, extrait du remarquable O.K. Computer de 1997, Knives Out, extrait du non moins intéressant Amnesiac, sorti en 2001. Sa reprise la plus connue concerne le premier titre. On le trouve dans un enregistrement studio sur le CD Art of the Trio (vol. 3) et en concert sur Art of the Trio (vol. 4) Back at the Vanguard. Cette dernière version, dépassant les huit minutes, est sublime mais on ne peut pas à ma connaissance la trouver sur le web. Il faudra donc se contenter de celle qui suit pour se délecter du bonheur qu'offrent Mehldau et ses deux complices de longue date, Jorge Rossy à la batterie, Larry Grenadier à la contrebasse, à délier une mélodie qui rappelle le Prélude, opus 28 n°4, de Chopin.



     

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

     *

    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.

  • 7-Passage à l'âme

     

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Plan de face. Deux visages. Le sourire et le retranchement. Un regard qui désire (peut-être), pendant que l'autre guette.

    Il n'y a pas d'instantané, ainsi, mais trois temps dont un seul, en suspens, nous est donné, celui pendant lequel les visages qui demeurent voient disparaître, derrière l'objectif, l'autre visage, de l'être qui court après le silence. Paradoxales présences, ici séparées par un appareillage doublé du carreau.

    À eux peut-être ne reste-t-il que le souvenir que ravive le soir tombant de l'étranger arrêté sur le chemin ? Le souvenir de s'être vus dans le miroir mobile de l'écran d'un appareil numérique, quand cet étranger l'a tendu vers eux et que sans se dire un mot, sans chercher à s'expliquer l'entière complexité de l'art, ils se sont contemplés ?

    Et toi, qui regardes derrière l'écran (mais au retrait d'une feuille glacée de livre, il n'en serait pas différemment), tu ne sais s'il y eut étonnement, négociations, palabres, rires, muette circonspection.

    Cela te regarde-t-il ? Le  mystère de l'amour de l'autre, de l'amour à l'autre, que l'on aura à peine rencontré souvent, doit garder sa part grande, quelles que soient les circonstances. Hommaginaire du voyageur.

  • Klee, sibyllin...

     


    flechedsunjardin.jpg Paul Klee, Flèche dans un jardin (1929), Centre Georges-Pompidou

     

    Peindre et écrire.

    Peinture-texte. Parcours-textile. Lecture tactile.

    À la fenêtre, devant un jardin d'opacité. Ce qui est dense n'est ni le trait, ni le fond, mais l'ailleurs, toujours recommencé. La flèche à ce point, ce point-là, est invisible.

    Se rendre à soi-même, hiéroglyphique.

     

  • Notule 10

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Cap vers l'Est

     

    1-Andrzej Kuśniewicz (Pologne), Le Roi des Deux-Siciles (1978 en français)

     

    2-Jarosław Iwaszkiewicz (Pologne), Les Demoiselles de Wilko (1979 en français)

     

    3-Jaan Kros (Estonie), Le Fou du Tsar (1989 en français)

     

    4-Péter Nádas (Hongrie), Le Livre des Mémoires (1998 en français)

     

    5-Dezsö Kostolányi (Hongrie), Kornél Esti (2000 en français)

  • les Désaxés

     

     

    Alors ? Qu'en dis-tu ? Pas mal, pas mal, un casting d'enfer... Pas une affaire de casting, cette histoire, du moins pas au sens d'aujourd'hui. On ne va la contempler en pensant qu'un tel trio est bankable, ou ce genre de balivernes. C'est quoi, au juste ? Une photo de 1960, sur le tournage des Misfits de John Huston. Et tu trouves cela beau ? Émouvant ? J'en étais sûr ! La contemplation avec toi tourne toujours au soupçon, la larme à l'œil, l'impression d'une fin du monde, comme si contempler était lié à une condition romantique, ou quelque chose dans le genre... Alors quoi, c'est le côté mythe hollywoodien qui t'accroche ? Pour qu'il y ait mythe, il faut un rapport à la Mort et à la transcendance. Pas moi qui le dis mais Jean Rousset, à propos de Don Juan. Il n'y a plus de mythe depuis longtemps. De la pure fabrication, oui, mais plus rien de vraiment profond. Et si tu crois que je pense à Hollywood en regardant cette photo, tu passes à côté. Mais pour la mort... Il n'y a plus que de l'humain, et c'est à ce niveau que ces trois visages me tiennent. Parce que c'est une vieille photo ? Il n'y a que de vieilles photos, par essence... Je sais, je sais. Autre chose, de plus sensible, de presque incongru. Une sorte de dérision américaine, dont on ne sait pas encore qu'elle est tragique. C'est le dernier film de Gable, le dernier de Marilyn. Et Clift, lui, il est déjà outre-tombe, depuis son accident de voiture en 58. Ils sont bien misfits, tous les trois, et leur visage heureux n'est qu'un vernis pour cacher un désarroi plus grand. D'ailleurs, Clift s'en tient à l'esquisse d'un sourire. L'histoire est quelconque, à l'envers de leur destinée, mais ils se tournent autour sans jamais vraiment se toucher. C'est un sentiment fort, de regarder leur absence, cette absence à eux-mêmes dont seul Clift a l'air d'avoir conscience. Elle, avec son épaule jetée en avant et son apparence charmeuse ; lui, le bellâtre d'Autant en emporte le vent, avec ses rides, sa joie forcée, son visage ravagé... Il n'est plus tout jeune.. Il a cinquante-neuf ans ! La question n'est pas de savoir s'il fait plus. Non, l'essentiel est ailleurs, et personne ne sait à l'avance que le tragique est là. Il va mourir dans quelques semaines, Gable, à peine le film sorti, et elle dans un an. Et Clift ? Huston le reprendra pour jouer Freud et ce sera bien compliqué. Mais sa carrière est finie. Sa santé décline. Non, ce que je vois, ce sont des gens qui tirent leur révérence. Enfin, cela, ce sont des considérations a posteriori ! Bien sûr, mais ce qui nous attache au monde et auquel on réagit, les rencontres, et je veux dire : réelles ou symboliques, des êtres ou des choses, tout cela ne prend souvent son sens que plus tard, quand tu y ajoutes la connaissance de la fin, la perte désespérante et la part inconsolée avec laquelle tu avances chaque jour. Tu brodes alors ! Oui, on peut présenter notre vie ainsi : de la broderie. Mais, si on revient à notre sujet, je dis que c'est un monde qui s'en va, sans savoir qu'il s'en va, et chez ces rois du puritanisme que sont les Américains des années soixante... Encore maintenant. Oui, encore maintenant, chez ces puritains-là, de me dire que le dernier trio royal, où chacun a sa place, où tout n'est pas réduit à un duo, à un numéro d'acteur tournant à la ballade narcissique, un trio, tu imagines ?, que ce trio, ce soit un homosexuel ténébreux et mélancolique, le gars qui jouait si bien dans Une Place au soleil, que ce soit la bombe délurée que tout le monde devait désirer dans le secret de son retour de messe du dimanche, que ce soit un vieux beau républicain qui n'est plus que l'ombre de Rhett Butler, que ce soit ce trio, avec stetson en prime, cela me touche, oui, me touche... Un trio, comme dans Géant. Rock Hudson, Liz Taylor et James Dean... Toi, tu es du genre à comparer James Dean et Montgomery Clift. Laisse tomber, tu me fatigues...