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  • 6-Versatilité

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Un soir de manifestation pour protester devant l'augmentation foudroyante des denrées alimentaires. Ou bien la fête nationale. Ou la victoire d'un champion, d'une équipe plutôt. Ou la mort non élucidée (sinon trop claire) d'un quidam. Ou une marche de haine, simple, ordinaire. Ou le retour fêté, après tant d'années d'exil, d'un opposant. Ou le passage du Président. Ou la débandade après un mouvement inattendu de la foule. Ou la cohue née d'un droit temporaire à être réuni. Est-ce le bruit -la bande-son- qui nous éclairerait ? Pas si sûr, car si la langue nous est inconnue, il n'y a pas loin de la violence à la liesse. Ce n'est pas la photographie qui est sombre ou indécise, mais nous qui sommes obscurs.

  • Gratuits (substantif pluriel)

    Je me souviens d'une époque où j'achetais quotidiennement Libération et lisais fort régulièrement Le Monde. Cela demandait une certaine énergie, et un temps tout aussi certain. Il y avait matière, comme on dit. L'amaigrissement de l'un et de l'autre, en regard de leur appauvrissement sur le fond, a-t-il un lien avec l'affaiblissement de leur lectorat ? De toute manière, ce qu'on appelle habituellement la presse se porte mal, et ce depuis assez longtemps. Heureusement, bouée de sauvetage devant l'ignorance qui nous guetterait, ces dernières années ont vu émerger les gratuits. Distribués dans la rue, devant les bouches de métro, à des endroits dits stratégiques, nous avons désormais l'embarras du choix. Une vraie délectation par laquelle nous pouvons joyeusement nous retrouver dans le bus avec une double, voire une triple, ouverture sur le monde... Les gratuits, c'est, mutatis mutandis, sa boîte aux lettres remplis de publicité, mais dès le lever du jour, au moment où l'on part au travail. Bonheur, dis-je...

    La médiocrité, et le mot est faible, de cette offrande informative est telle qu'elle ne mérite même pas qu'on s'y arrête : collage de coupures d'agence, publicités à tour de pages, accent mis sur le divertissement (programmes télé, mots croisés de force -3, sudoku et horoscope...). En revanche, il est très remarquable que l'appellation de «presse gratuite» ait tendanciellement reculé au profit (si j'ose ce modeste clin d'œil) de la plus elliptique désignation de gratuits. L'économie de cette désignation indique clairement que le contenu, anecdotique, n'est pas l'élément le plus attrayant, dans l'histoire. L'essentiel est ce lien démonétisé de l'information et du «lecteur». Le gratuit doit d'abord son succès au fait qu'il ne coûte rien. Lapallissade ? Pas exactement. Car cette situation a une conséquence double. Elle place le sus-dit lecteur dans une situation de passivité, elle-même double. D'abord, l'effort de l'achat, le choix, même restreint, que suppose une telle démarche n'existe plus. Il ne s'oriente plus (au sens où l'on parle habituellement d'une orientation politique par exemple). Il ne se décide plus à agir. Il tend le bras, saisit cette nourriture édulcorée et continue son chemin. Il se retrouve ainsi, dans son transport en commun (qui n'a de fait jamais aussi bien mérité son nom), réduit à ressembler à son voisin, à sa voisine. C'est là une bizarre vision de la démocratie française matinale : lisant la même presse, elle annule par le fait même d'une lecture homogénéisée toute différence (ces différences dont on nous rebat pourtant les oreilles...). Il y a quelque chose de soviétique dans un tel spectacle : non plus la Pravda, mais 20 Minutes ou Métro, tous ensemble, tous ensemble... Cela dure le temps du trajet. Ensuite, on jette, on laisse sur le siège du bus ou du métro, c'est selon. Belle reconnaissance de la vacuité de ces quelques feuilles et renvoi de l'information, du monde et du souci de savoir à la poubelle d'une existence soumise à la vitesse et à la consommation. L'empire de l'éphémère informatif accomplit l'ère du rien, et le lecteur régulier du gratuit (et ils sont fort nombreux si j'en juge par le nombre de ceux qui agissent ainsi) avoue inconsciemment que du monde et de ses angoisses il ne faut pas trop lui en parler. D'ailleurs, il en a assez lu pour aujourd'hui. On ne s'étonnera pas s'étonner de la pauvreté des références : apprendre à de jeunes gens de vingt ans qu'il existe, quoi qu'on puisse penser d'eux, des journaux autres n'est plus une expérience traumatisante (le cynisme et la mélancolie sont de bons remparts) mais une réalité froide et objective avec laquelle il faut composer.

    Reste, évidemment, une question en suspens. Dans un monde qui, loi du marché oblige, répète de manière lancinante que tout a un coût, tout a un prix, comment peut-il se faire que surgisse ainsi un ilôt de gratuité ? Au-delà d'une explication rationnelle intégrant les moindres frais de rédaction, un encrage médiocre et le déplacement des gains vers la seule publicité, on peut s'interroger sur la finalité exacte d'une telle entreprise. Il faudrait être d'une naïveté redoutable pour croire qu'ainsi les groupes médiatiques et commerciaux aient décidé d'œuvrer pour l'éducation et l'information des masses. Depuis quand les démocraties mises en place depuis le XIXe siècle ont-elles eu pour vocation d'en appeler à l'intelligence du peuple ? Le don d'une information gratuite induit un guerredon implicite de la part de celui qui reçoit. Quel peut-il être sinon que celui qui se plie à sa loi renonce à une partie de sa liberté, celle d'aller voir ailleurs, de s'interroger autrement ? Les gratuits sont une des escroqueries morales et intellectuelles les plus réussies de ce début de siècle : efficacité-rapidité ; captation-neutralisation. Le complément idéal de la lobotomie télévisuelle. Un coup de maître qui dévoile encore une fois les stratégiques fines d'une logique libérale pour se saisir en douceur de la pensée. Plutôt que l'affrontement radical, des stratagèmes indolores dans lesquels tombera la masse. Le but n'est pas de promouvoir la liberté de penser mais de faire croire que l'on pense librement... Le résultat est magistral...

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Lapsus calami

     

     

    En juin 1977, L'Humanité, dirigée alors par Rolland Leroy et Pierre Andrieux, demande à des écrivains de «lire le pays». C'est ainsi qu'entre le 30 juin 1977 et le 3 janvier 1978, une centaine de plumes se lance à l'assaut du pays à raconter. Cette initiative peut sembler surprenante quand on sait combien les paroles enracinées ont mauvaise réputation en France depuis qu'on les a réduites à une obligatoire filiation barrésienne d'abord, à des relents pétainistes ensuite. Le terroir pue, sent le rance, le nostalgique, le sectaire. Le terroir, c'est étroit. Il faut, pour être un écrivain digne de ce nom, avoir l'envolée cosmopolite et être dans l'urbain, les deux composantes majeures d'un universalisme vingtième qui voit en la contemplation de la nature, en l'étude d'un petit territoire les signes d'une posture régressive. Claudel traitait ainsi Mauriac d'écrivain régionaliste et l'on connaît la méfiance d'une certaine intelligentsia parisienne pour un auteur aussi complexe que Giono, qui avait eu la mauvaise idée d'être, comme il le dit lui-même, un voyageur immobile, et d'avoir circonscrit (?) son œuvre à Manosque et ses environs.

    N'empêche : cette année-là, l'internationalisme communiste avait trouvé de bon ton un léger repli sur la France et la Fête de l'Huma avait à l'automne de la même année comme thème : «la fête des régions». On pourra toujours se demander si ce soudain attrait pour la nation n'était pas guidé par une volonté très politique visant à rassurer l'électeur angoissé sur les intentions du PCF qui espérait, avec le programme commun de gouvernement, gagner les élections législatives de 1978. Peut-être...

    Ayant mis toute son énergie dans l'affaire, L'Humanité sollicita à tort et à travers et l'énumération des collaborateurs d'un jour rappelle une liste à la Prévert. On y trouve des inconnus (ou quasi) et des notables des Lettres : Roger Caillois, Armand Salacrou, Max-Pol Fouchet..., des écrivains liés au régionalisme : Jean-Pierre Chabrol, Jean Carrière, Charles Le Quintrec, Pierre Jakez Hélias, des historiens : Emmanuel Leroy-Ladurie, Georges Duby, quelques étrangers : Béatrice Beck, Françoise Mallet-Joris, Julio Cortazar, Georges Simenon... Il y a surtout des auteurs fort inattendus, qu'on n'imaginait pas se compromettre dans ce que l'avant-garde dont ils avaient fait partie considérait comme une thématique usée, ringarde, vieillotte, réactionnaire, associée à une esthétique de sous-littérature : Jean Ricardou (oui, le théoricien étroit du Nouveau Roman), Claude Simon, Robert Pinget, Claude Ollier (1). Il ne manque guère que Philippe Sollers (mais il devait être à Venise...) et Robbe-Grillet (qui, lui, devait être à New York) pour compléter le tableau. Un tel mélange peut passer pour un tour de force, la preuve que le journal communiste arrivait à fédérer autour d'un projet les écrivains les plus divers. Bref, L'Humanité en garant de l'unité littéraire nationale. Il ne fait pas de doute que c'était là un exercice d'auto-promotion assez spectaculaire.

    Les textes sont inégaux et lorsqu'on pioche dans Lire le pays, l'édition qui en a été faite aux éditions Le Passeur, en 2004, l'ennui est plus souvent au rendez-vous que le bonheur. Il faut croire que l'inspiration n'était pas toujours vive, même s'agissant d'évoquer le sol natal, le lieu d'adoption,... Mais cette édition, tardive, est aussi intéressante par l'index qui l'accompagne, entre la page 416 et la page 427, ainsi intitulé : Petite géographie des écrivains en France. On y retrouve, dans l'ordre alphabétique, les vingt-deux régions de la France... métropolitaine. Car, dans cette exploration littéraire du pays, nulle trace de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion... Pas une ligne d'Édouard Glissant, d'Aimé Césaire, de Maryse Condé, de Simone Schwarz-Bart. Peut-être ne leur a-t-on pas proposé de participer ? Pour quelles raisons ? Parce qu'il s'agit de faire une savante distinction entre régions, DOM et TOM ? Parce qu'à L'Humanité, ils ont oublié ? Ou n'est-ce qu'un acte manqué, la trace de l'inconscient nationaliste dont l'histoire du Parti Communiste Français est traversé ? Ils auraient sans doute eu une autre voix à offrir aux lecteurs, ces antillais, et des qualités d'écriture autrement plus flamboyantes que les nombreux compagnons de route qui gonflent lourdement les pages de ce volume.

    Je trouve cette négligence regrettable. C'est réduire la littérature française à un territoire strictement hexagonal. Elle reflète, dans l'époque où cette initiative fut prise, des tensions souvent implicites qui traversent le champ littéraire (pour parler en bourdieusien) et, plus largement, la société française. On rétorquera que la thématique régionale (je ne dis pas régionaliste) justifie cette délimitation. Sans doute. Mais ce n'est, sur le fond, que déplacer le problème. Il y a des silences et des choix qui sont signifiants (pour faire barthésien, cette fois) ; il y a une forme d'inconscient qui trouve toujours le moyen de sortir du bois. Il ne s'agit pas de faire un procès en sorcellerie à l'organe de presse du Parti communiste français, comme tel, mais de relever que les lignes de partage sur le sujet de la nation ne peuvent pas être réduites à de simples considérations axées sur une distinction droite/gauche, loin s'en faut. La détermination a priori de l'espace que l'on priviligiera peut suggérer qu'un mode de représentation du monde dans lequel une hiérarchie cachée et pourtant repérable existe. Les auteurs qui participaient à cette entreprise ne sont nullement en cause. Ils œuvraient chacun dans leur coin et le premier qui s'y colla (Jean Genet !) ne pouvait deviner ce qu'il adviendrait de l'ensemble. Mais, pour le coup, à plus de trente ans de distance, on se dit que l'esprit d'ouverture que vantent tant ceux qui essaient de nous vendre un modèle d'intégration à la française était (est ?) une illusion.

    Il est, en tout cas, certain qu'une telle aventure ne pourrait guère voir le jour désormais quand l'époque contemporaine se gargarise du concept aussi douteux que vide qu'est celui de la littérature-monde (mais de cela je parlerai une autre fois).

     

    (1)quoique, soyons honnête, l'histoire autour du Nouveau Roman est fort compliquée et relève plutôt de la construction a posteriori, comme le montre justement Nelly Wolf dans Une littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • 5-Comme au cinéma

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Nous sommes de plus en plus habillés des lunettes noires, couvrant jusqu'à l'extrême les limites de notre regard. Men in black, arpentant les rues, traînant dans les bars, attendant dans les gares. Ersatz de films américains ou asiatiques, nous cultivons moins le mystère que la mise en scène de notre énigmatique passage. Le regard dérobé, c'est autant de fureur ou de détresse que nous donnons à discuter à ceux qui nous croisent. Appuyé contre un pilier de froid métal, je suis, selon le temps et la posture, l'ennuyé magnifique ou le danger inabordable, le guetteur ou le fuyard, l'amoureux enténébré ou le renié. Parfois, souvent, ni l'un ni l'autre. Juste une éraflure dans le champ de vision de mes égaux. Mais J'ai soustrait le miroir de mon âme à sa banalité. Et c'est ainsi que je peux paraître, n'étant rien...

  • Hors de tout sentimentalisme


    Cela date de 1926. Le souffle (technique) dans l'enregistrement est fort mais l'on s'en moque parce que justement l'autre souffle, celui que Mengelberg fait circuler dans cet adagietto de Mahler est sublime. Il dirige sur un tempo qui nous épargne tous les excès d'un lamento grotesque et dont nombre d'enregistrements depuis trente ans nous gratifient (si l'on peut dire). Là où Mengelberg dirige en 7'03, certains dépasseront les dix minutes (souvenir d'un Haitink interminable...). Comme si la rigueur viennoise de Mahler avait été dévorée par l'artificiel de La Mort à Venise de Visconti, tourné en 1972 (qui ne peut guère survivre désormais que par l'interprétation fascinante de Dirk Bogarde. Quant au maniérisme de mise en scène...) et sur lequel beaucoup de chefs se seraient, consciemment ou non, alignés. Il ne faut pas que la musique devienne un accompagnement de cinéma ou d'images. Elle existe en soi. Et c'est bien de cette essence que Mengelberg nous "parle" dans cette version. Le bonheur de trouver cette interprétation va bien au-delà du document qu'il représente, au-delà d'une possible discussion sur la nature historique des choix que fit tel ou tel chef. Mengelberg réconcilie la rapidité et la profondeur, la vitesse et l'intériorité. Un miracle de mélancolie énergique...

  • 4-À feu et à sang

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Le désir, c'est l'ombre. Non pas l'ombre seule, car en sa continuité, elle n'aurait pas plus de prix que la pleine lumière. Mais l'ombre fureteuse, nappe de grâce intérieure (notre vie, nos pulsions) taillant sa route pour aller du nœud dans les cheveux aux yeux, des yeux à la dentelle. En plus, me dis-je, gitane, andalouse, qui sait... Babil méditerranéen, ardant notre compassion d'un Canto de Lorca. Et nous imaginons toujours, dans cette voix plus nue que l'épaule tremblante, une histoire déchirée, un mélodrame dont, en d'autres endroits, notre esprit se détournerait. Mais nous l'écoutons, religieux, quasi. Elle chante le désir, l'ombre du désir, mélange de chevelure en mouvement, floue, de guipure odorante et de pupille-feu.

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II