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  • Sur un ultime rendez-vous...

    Je remets à la date de ce jour un billet publié le 5 avril 2011. Le titre est le même qu'alors. Pas une ligne de plus ou de moins. Les hommages ont toujours quelque chose de pompeux, d'artificiel ; cela ressemble à une convention. Mais les huit premières minutes du film de Patrice Chéreau, mort aujourd'hui, sont, dans le sens de l'esquisse qui les féconde, parmi les plus profondes qu'il m'ait été donné de contempler au cinéma...



    Si nous recherchons l'essence de ce qui nous habite sans même vraiment le savoir, il n'est pas étonnant que certaines œuvres finissent par se réduire, non comme peau de chagrin, mais en une puissance condensée avec laquelle nous ferons chemin, aussi loin que nous puissions faire chemin. Ainsi Ceux qui m'aiment prendront le train s'est-il au fil du temps condensé aux huit premières minutes d'une odyssée à la fois banale et grandiose.






     Ces huit minutes sont celles qui précèdent le moment où le train s'ébranle, le train qui descendra à Limoges, chef-lieu de la Haute-Vienne, plus grand cimetière d'Europe, demeure ultime de Jean-Baptiste Emmerich. Et ceux qui prennent ce train forment la famille parisienne de ce petit-maître de la peinture française, avec lequel chacun, on le comprendra plus tard, porte une histoire.

    Ces huit minutes-là sortent de l'ombre, d'un écran presque noir d'abord, avant que ne se dévoile le visage brut, la mâchoire raidie de Pascal Greggory (François), retranché dans un compartiment, orchestrateur magique par l'intermédiaire d'un magnéto portable d'une double ligne mélodique avec laquelle le réalisateur, Patrice Chéreau, va jongler.

    Deux voix donc. Quoique pas exactement : une voix et d'autres voix. Une voix parmi toutes : celle du magnéto. La voix grave, un peu hésitante dans ses premiers mots, puis elle prend toute sa force désespérée. La voix de Jean-Louis Trintignant, dans sa profondeur absolue. Une voix qui ne s'écoute pas mais se reçoit comme un privilège. On ne le verra pas, lui, sinon par l'intermédiaire furtif d'une photographie. Il est mort. C'est un enregistrement récent. Il est trop tard et quand il parle de lui, s'y reprenant de différentes façons (variations ironiques sur ce qui n'est rien moins q'une nécrologie), nous entendons une voix d'outre-tombe, celle d'un homme fatigué annonçant qu'il va fermer boutique. C'est une basse continue, le leitmotiv qui fait sa révolution et se rappelle au souvenir de François qui l'écoute, jusqu'à ce qu'il propose d'en finir, et justement celui-ci coupe l'enregistrement. Si Jean-Baptiste Emmerich parle de mourir, il faut conjurer comme on peut le fait même de sa disparition. La parole, d'une certaine manière, ne doit pas redoubler la réalité. Elle a quelque chose à voir avec l'éternité.

    La gare est remplie de monde, d'agitations aléatoires (du moins les perçoit-on ainsi) et Jean-Baptiste revient régulièrement au milieu d'autres voix. On le croirait parti, perdu ; il réapparaît. Il est, au cœur de l'image, l'invisible. Il passe en revue sa vie à la moulinette, si j'ose dire, et il semble que rien ou presque ne puisse échapper à sa lassitude : origines, parents, métier,.. Les autres voix sont celles des amis qui, lentement, se rejoignent, se précipitent, pas encore dans la profonde douleur (mais cela viendra). Elles sont bien vivantes, mais encore futiles et anecdotiques, et ne pèsent encore rien devant ce qui a pourtant disparu.Ils n'ont pas d'identité (mais cela viendra) : ils ne sont déterminés que par le manquant, cette part qui, parfois, dans le deuil (ou l'amour parfois), occupe toute la place, à commencer par la nôtre. Cette voix ultime est la raison pour laquelle tous ces corps, pris dans le flot d'un lieu aussi impersonnel, se touchent, se regardent, s'attendent, et font encore semblant (si ce n'est François... J'ai horreur de cavaler, dit-il, comme si d'être le premier arrivé, et seul, un temps, pouvait sauver quoi que ce soit ; qu'être en avance annulait le fait d'être pour toujours en retard. Il est venu écouter la voix, l'interview pendant laquelle il rit et cabotine un peu, et son visage douloureux laisse présager qu'il aurait voulu qu'il en fût autrement de ce dernier rendez-vous, qu'il osât, qui sait, lui dire Je t'aime, d'une manière ou d'une autre, puisque dans le fond, c'est de cela qu'il s'agit : de ne pas s'être dit l'essentiel, ou alors si mal...)

    Cette voix définitive n'est pas celle qui informe mais celle par laquelle ces amis sont informés dans et par la disparition, c'est-à-dire que chacun d'eux désormais est autre, imparablement autre. Cette voix qu'entend le spectateur, ces êtres-là l'ont déjà tous en tête. Ils ont en eux son registre, les paroles échangées du passé révolu à jamais. Il parle de lui ; ils n'en parlent pas. Pas encore. Ils sont dans l'urgence mais cette urgence n'a de sens que parce qu'il y a cette voix à retrouver sans elle. Jean-Baptiste peut démolir en partie son existence de son propre chef, ils n'en ont cure. La voix que nous entendons est la voix intériorisée de leur propre existence avec ou contre lui, avec et sans lui.

    La gare est le lieu de l'onde synthétisée qui annonce les voies, les horaires, les destinations, les retards. Mais ici la voie (la ligne) n'est qu'un détail, la destination sans mystère, l'horaire celui de l'irréparable.

    Aussi destructrice soit cette voix, elle est la plus pénétrante de toutes ; elle creuse son chemin entre eux tous. La gravité de Jean-Baptiste tient à la fois au timbre de Trintignant, qui lui est propre, et de la présence indicible qu'il impose. Cette gravité est la chair que chacun voudrait garder en lui, et dont ils savent pourtant qu'elle s'en est allée. Ils y pensent, leurs yeux y pensent, même quand ils essaient de s'échapper. Chéreau filme merveilleusement ce qu'il y a de déplacé à vouloir masquer, contourner la puissance d'un événement qui nous dépasse. Chacun y va de ses petites affaires, mais la voix est là, toujours...

    Les images défilent ; le montage de Chéreau étourdit. Des  allées et venues, des cercles, giration des hommes et de la caméra, comme s'il y avait le choix de ne pas le prendre, ce train, ce qui reviendrait à suspendre la disparition de Jean-Baptiste, comme s'il y avait moyen de ne pas se séparer de l'être à qui on tient. Il faut que la vie continue, ou que l'on détourne l'absence. Mais tous ces faits et gestes ne sont que des mesures dilatoires, parce que l'essentiel est dans cette voix que François coupe, symboliquement. La douleur, ce n'est pas d'y aller mais de sortir du train, de fumer une cigarette, de chercher un objet à sa colère (Bruno Todeschini ou Olivier Gourmet) et d'admettre que tout cela ne sera pas suffisant. Ce serait un acte manqué, le plus terrible de tous...

  • Droit d'humour

    Imaginons quelques secondes que dans la presse sorte la petite anecdote suivante : Marion Le Pen surnomme en privé Manuel Valls Pépé. Elle emprunte ce sobriquet au célèbre Astérix. Il s'agit du fils de Soupalognon y Crouton. Imaginons donc que Libération ou Marianne, voire Le Canard Enchaîné, dénichent cette brève. Nul doute que certains s'offusqueraient que derrière cette plaisanterie se cache un relent xénophobe et qu'il s'agit de rappeler que Manuel Valls ne fut pas toujours français. Jusqu'en 1982, il fut espagnol. On y verrait une manière de déclasser un homme à qui on reprocherait d'être un demi-citoyen. On ferait un parallèle avec les commentaires grotesques d'un Barrès fustigeant l'ascendance italienne de Zola, et l'on aurait raison.

    Nous avons évité l'incident pourtant. Non que la comparaison de Valls à l'énervé personnage ibérique n'existe pas, nous l'avons appris cette semaine, mais elle est le fait de la si gracieuse Cécile Duflot. Personne n'y trouve à redire. C'est de l'humour de gauche, vraisemblablement. Un peu crapoteux quand même, non ?

    Il faut croire que non. En matière de mauvais goût, nous ne sommes pas égaux. Je veux dire : en matière de droit au mauvais goût, nous ne sommes pas égaux. La gauche est infiniment plus respectable. Elle fixe les codes et les droits, les académies et les sanctions. C'est pourquoi Cécile Duflot, trônant dans le camp des contempteurs et des satisfaits (1) peut passer pour ce qu'elle n'est pas : une femme subtile et moralement irréprochable, quand on aurait envie de penser à une mouette rieuse (2).


    (1)Avec pour modèle son compagnon Xavier Cantat, dont on aimerait qu'il eût pour les femmes battues et la violence domestique de son frère chanteur la même verve twitteuse que lorsqu'il s'enorgueillit de sa chaise vide au défilé du 14 juillet... Il aurait pu, par exemple, appeler au boycott du disque qui va sortir...

    (2)Quoique la comparaison soit encore flatteuse, si l'on veut se rappeler l'univers loufoque et poétique de Gaston Lagaffe...

  • 42,195 Km

     

    Un matin, au cœur de l'été, tu découvres qu'il y a un mois à peine, un ami, un ami du passé, perdu depuis quinze ans, sans la moindre discussion ni égratignure, mais par le simple fait du temps, des voies qui ne sont pas plus les mêmes, des destins qui ne se croisent plus toujours à intervalles réguliers, tu découvres qu'il est mort, mort à un âge où la probabilité te laisse le choix entre l'attaque, l'accident de voiture et le cancer, plus probablement le cancer vu ce qu'il fumait, et ce mort auquel tu ne peux être indifférent, cette disparition devenue l'irréversible d'une réalité que tu ne croyais pourtant jamais récupérée, d'une manière ou d'une autre, toute cette fatale irrésolution de ton être dans l'immédiat et l'oubli de ce que tu fus, tu dois en faire ta nourriture, en plein été, dans la chaleur collante qui t'abat, mais déjà moins depuis que tu te remémores les dates et que, par le plus grand des hasards, tu sais exactement où tu étais et ce que tu faisais quand il est mort, et que cette étrange précision, entre deux lieux et deux vies en totale disjonction, l'une qui souffre, l'autre qui vadrouille, cette précision réveille non pas les souvenirs banals de ce que vous avez partagé, si bien sûr, un peu, des images vagues et fuyantes mais plus encore : des matins de brume à courir, lui et toi, en papotant comme des filles, la sueur au front, la bave aux lèvres parfois, et le silence aussi, le silence dans les montées, les raidillons, les côtes, l'un près de l'autre, avec juste un regard pour savoir si tout va bien, tant de matins de brume, et de soleil aussi, enfouis au fond de toi, et de lui aussi, sans doute, et tous ces kilomètres dont les autres ne comprenaient pas ce que nous y trouvions.

    Nous n'y trouvions rien, bien sûr, rien, sinon de n'avoir rien à en dire, aux autres, justement...