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  • Le beau souci de soi

    L'habit n'est pas que paraître, ce paraître dont il est nécessaire (et facile aussi) de fustiger les excès. Il est aussi, parfois, le recours à une hygiène cruciale, vitale pour le dire autrement, par quoi celui qui veille à son apparence cherche moins à se faire valoir qu'à répondre à la peur intérieure et souvent tue de déchoir.

    Il est ainsi toujours émouvant (ceci écrit sans sensiblerie aucune) de croiser le matin, en allant travailler ou sur le chemin du marché, des vieux, des très vieux, en retraite depuis des lustres, arpenter le boulevard en veste, chemise et cravate. On les imagine levés dès potron-minet, mi-insomnie, mi-réflexe de toute une vie travailleuse, devant la glace, à faire le nœud qui couronne le temps de se faire beau. Ils ne sont pas au bureau ; ils ne vont pas à une cérémonie. Il ne s'agit que d'aller faire une course ou de boire un café en terrasse. Les mises révèlent parfois la modestie de la condition sociale. Ils furent ouvriers, petits employés, ou travaillaient dans les services. Ils sont maintenant libres de faire ce que bon leur semble.  Alors, pourquoi se compliquer la vie ?

    Sans doute par souci de vérifier que le geste reste sûr ; par désir de tenue : la raideur de l'accessoire accompagne le port du corps entier et la cravate est une colonne vertébrale symbolique, la négation du dos voûté ; par coquetterie sociale, et la mise au rencart professionnel est balayée en une aisance à porter beau.

    Ces vieux à la cravate paraîtront surannés et guindés à une époque qui veut se la jouer cool. Ils ne connaissent pas le friday free. Pour eux, chaque jour est un dimanche où l'on se doit à soi-même, pour ne pas céder au découragement, à la fatigue ou à la maladie.

    Ils ne bataillent contre personne mais leur silhouette, souvent sèche (simple donnée empirique : ce sont plutôt des triques que des replets), s'échine à ne pas renoncer. Pour la beauté du style.

    Ils sont magnifiques.

  • La gauche libérale (IV) : le vote

    La gauche libérale se préoccupe beaucoup depuis son retour aux affaires des questions électorales, et pour être plus précis, du corps électoral, de sa constitution, de son évolution, et pour être clair : de sa transformation pour qu'il puisse au moins pour un temps lui être favorable.

    Elle a d'abord envisagé d'accorder aux étrangers extra-communautaires le droit de vote aux élections locales. Mais, elle y a renoncé, sentant que l'affaire n'était pas jouée et que l'opinion n'était pas prête (comme on dit, pour ne pas traiter la dite opinion d'idiote). Puis, cette semaine, une inutile gouvernementale a lancé l'idée du droit de vote à 16 ans.

    Il y a évidemment un rapport étroit entre ces deux méthodes d'élargissement, même si on essaie de les dissimuler. Dans le premier cas, il s'agissait de s'assurer le vote des immigrés dans l'espace communal, notamment dans la périphérie des grandes villes, là d'où, comme le rappelle Christophe Guilluy le souligne, les classes moyennes ont fui pour que ces territoires deviennent des espaces communautaires (1). L'objectif était d'entériner ce que d'aucuns ont souligné depuis longtemps : l'abandon de la classe ouvrière par la gauche, le calcul d'un moindre intérêt des classes populaires d'origine européenne au profit d'une montée démographique des populations immigrés africaines. Mais ce n'était que l'effet le plus immédiatement visible d'un électoralisme nauséabond qui cachait une idée bien plus fallacieuse. En découplant le principe du vote avec celui de la nationalité (2), le but est aussi d'invalider le principe de la nation et de lui substituer une logique du local dont on sait qu'elle est, sous couvert de générosité, de responsabilité et de participation, une des nouvelles formes administratives des nouveaux principes managériaux analysés par Boltanski et Chiappello (3). Or, la nation, et l'inscription des individus dans le territoire, commence par cette problématique du local, de l'espace restreint. En autorisant des personnes à voter ici, tout en étant d'ailleurs, on vide le contenu de l'ici pour en faire un ailleurs perpétuel, c'est-à-dire un espace déterritorialisé. Cette déterritorialisation est un des fondements du libéralisme dans sa forme ultime : soit rendre les individus orphelins du lieu auquel ils étaient attachés (et c'est la forme : faites cinq cents kilomètres ou plus pour trouver du boulot, délocalisez-vous...), soit rendre les individus schizophrènes d'une double appartenance politique qui finira par les destituer de toute légitimité où qu'ils soient.

    C'est par ce biais que l'on voit la gauche libérale œuvrée sournoisement pour que nul ne s'y retrouve et soit livré en pâture au diktat du marché qui souhaite ardemment que les gens soient et mobiles, et coupés de toute structure cohérente. Car il est faux de penser qu'une telle décision faciliterait les ententes entre les personnes venues d'horizons différents. La question de la légitimité des uns et des autres serait posée et ne pourrait que renforcer les raideurs communautaires, voire les ghettos. Mais les ghettos sont-ils un problème pour l'épanouissement du libéralisme intégral ? Les exemples anglais ou américains montrent que non. On peut s'accommoder d'un tel délitement national. Il y a même à parier que la ghettoïsation se combine très bien avec une démarche commerciale multipliant les cibles et les niches. On rétorquera qu'il est fort curieux que la droite s'offusque d'un tel projet, y compris les plus libéraux. Foutaise électorale pour se donner bonne conscience car il est certain qu'un tel projet voté ne serait plus remis en question.

    L'incertitude nationale (4) est une nécessité pour la donne mondialisée. Il faut donc que les individus puissent ne plus se sentir chez eux, ou qu'ils ne puissent pas se sentir tout à fait chez eux, même quand ils sont dans un endroit depuis longtemps. Le droit de vote aux étrangers, c'est une incitation à ne pas se poser la question pour ceux qui en bénéficieront du devenir français. C'est couper tout chemin vers l'interrogation sur soi et le désir d'appartenance. On ne s'étonnera donc pas que parmi les plus réticents, on trouve des étrangers eux-mêmes (5). En fait, il ne faut pas que chacun s'interroge sur sa place et sur la volonté de s'inscrire dans le lieu : il faut lui donner l'illusion du droit, qui masque et neutralise la volonté, comme acte individuel. De ce point de vue, l'individualisme libéral ne repose absolument pas sur une émancipation de la personne mais sur l'incitation à sa participation au jeu du marché, le marché étant compris comme l'espace unique de l'existence. Faire que nous puissions, selon le gré de nos pérégrinations, voter ici ou là, c'est-à-dire ne s'attacher nulle part ferait le bonheur ultime du rêveur libéral.

    Mais, répétons-le, cette option semble pour l'heure au placard. Pas assez sûre... Est donc venu à l'esprit embrumé de Madame Bertinotti, ministre de la Famille (?), l'idée du droit de vote à 16 ans. On pourrait là encore, selon des logiques démographiques implacables s'appliquant dans certaines banlieues, montrer qu'il s'agit de récupérer des voix. À défaut d'avoir celles des pères, ils auront celles des fils et des mairies seront sauvées. Cette analyse se fonde de toute évidence sur l'idée qu'une partie de l'électorat, en fonction des origines géographiques et confessionnelles par exemple, représente un vivier de voix non négligeable. L'enquête d'OpinionWay, à la suite des présidentielles, montrant le vote massif des musulmans en faveur de Hollande n'est pas sans conséquence. L'objectif est donc bien de pérenniser un avantage, certain ou supposé, et d'envisager de facto une partie de la population comme un électorat captif dont la gauche libérale au pouvoir serait la grande bénéficiaire. On appréciera ce qu'un tel calcul porte en lui de mépris pour ceux que des propositions prétendument modernes cherchent à flatter...

    Ce ne sont pas tant ces arguties électoralistes qui désolent que l'aveu du marchandage citoyen derrière tout cela. L'indigence politique de la jeunesse française, son ignorance crasse des réalités intellectuelles structurant la réflexion politique sont les premières bornes qui rendent un tel projet absurde, quasiment kafkaïen. Alors même que l'on ne cesse de materner une jeunesse inquiète, qu'on ne cesse d'infantiliser des lycéens et des étudiants dans la perspective d'une adulescence qui n'en finit pas, on vient nous chanter l'air de la responsabilité électorale, du droit à l'expression et à la décision. Je n'ai pas souvenir d'une démagogie aussi faramineuse. À ce titre, madame Bertinotti mérite le respect : elle a placé la barre très haut. Au delà de sa petite personne, il y a la révélation d'une transformation même du vote. Vidé en partie de son contenu depuis l'affaire du référendum de 2005, le droit de vote devient une variable marchande d'un deal où le jeune se métamorphose en prescripteur impénitent. Il l'était déjà sur le plan commercial. Il devient l'acteur de son devenir pas encore advenu. Il a le droit et le droit fait tout. Le droit de vote à 16 ans, c'est une dilution supplémentaire du pouvoir électoral. C'est le triomphe de ceux qui n'ont pas (encore) à rendre compte pour le profit de ceux, élus, qui ne rendent que fort peu de compte.

    L'inutilité de l'apparat démocratique s'affiche par cette dernière plaisanterie funeste. Il s'agit de liquider la démocratie, en ne lui accordant qu'un vil prix. Le vote à 16 ans, c'est le plat de lentilles d'un pouvoir social-libéral qui joue les liquidateurs. Ce n'est pas un gadget mais une œuvre de longue haleine tendant à nous rendre étrangers à nous-mêmes, à nous rendre tous, quelle que soit notre nationalité, étrangers aux droits qu'on nous laisse en les ayant vidés de leur effectivité.

    Tout cela révèle un mépris profond de ce pouvoir pour ceux qu'ils sont censés gouverner. Mépris pour les citoyens de plein droit dont on estime, évalue la rentabilité électorale ; mépris pour les étrangers qui ne sont là que comme variable d'ajustement des réélections futures, d'un jeu de chaises musicales qui cachent de plus en plus mal la réalité d'un espace politique sans consistance, sans pouvoir, quand la classe politique vit bien, et même très bien...

    (1)Prenons pour preuve l'exemple de Pantin, ville de plus de 50 000 habitants où il n'est plus possible aujourd'hui de trouver la moindre boucherie qui ne soit pas halal. Les petits vieux n'ont qu'à prendre le bus et se bouger pour acheter leur côte de porc. Une mienne connaissance, un peu cynique et libérale, commente elle de la manière suivante le problème : c'est la loi de l'offre et de la demande. Voilà qui a le mérite d'être clair : le communautarisme est un marché...

    (2)Pour ne laisser la moindre ambiguïté sur le sujet, précisons de suite que je suis contre le droit de vote des européens communautaires. La question ne porte nullement sur l'origine des individus mais sur la reconnaissance du lien national avec le droit à l'expression politique. Et pour faire bonne mesure, c'est selon le même principe que je n'ai jamais compris le sens de la double nationalité, qui permet à certains de pouvoir à la fois dedans et dehors. La nation est inclusive, et dans une certaine mesure, exclusive. Je conçois que l'on ne soit absolument pas d'accord avec cette position intransigeante. Mais, en ce cas, il serait bon que ceux qui ne veulent plus des nations le disent, et clairement, ce qui n'est jamais le cas (sinon les comiques de l'extrême-gauche...)

    (3)Christiant Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme.

    (4)Lequel national n'a absolument rien à voir avec le nationalisme étroit de l'extrême-droite, à moins que l'adjectif national soit une tache, comme l'est devenu le mot populiste.

    (5)Comme on trouvait des homosexuels attérés devant le spectacle du mariage pour tous.

     

  • De l'identité et du territoire

     

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    Fayard/Pluriel a eu la belle intelligence de faire reparaître cette année La Vie liquide de Zygmunt Bauman. Ce vieux monsieur (il est né en 1925, autant dire la Préhistoire pour un monde jeuniste qui ne voit rien en deça de sa date de naissance) a le regard vif et réfléchi. Il voit dans les transformations récentes de la société le glissement d'un univers solide, organisé (avec ses défauts et ses limites) vers ce qu'il appelle un monde liquide, où dominent la vitesse, le renouvellement à tout prix, le règne du déchet, le triomphe quasi pathologique de l'incertitude. Il n'est pas tendre, à la manière d'un Jean-Claude Michéa, pour ceux qui veulent nous vendre la soupe de la postmodernité parce qu'ils en sont les premiers bénéficiaires. Il est donc redoutable quand il remet à leur place (façon de parler) ceux qui aujourd'hui célèbrent le cosmopolitisme dévoyé et libéral, dévoyé parce que libéral, libéral et élitiste. La page ci-dessous est exemplaire, en ce qu'elle éclaire sur les évolutions sociologiques (et éventuellement électorales) marquant une rupture nette entre les élites et le peuple, lequel peuple ne recouvre plus la simple engeance populo-ouvrière mais un éventail plus large du salariat, cette mer obscure qu'on appelle les classes moyennes :

    "Sur l'identité, les classes savantes, qui aujourd'hui forment également le noyau articulé et autoréfléchi de l'élite extraterritoriale globale émergeante, tendent à donner dans le lyrisme. Occupés à composer, décomposer et recomposer leurs identités, leurs membres ne peuvent qu'être agréablement impressionnés par la facilité et le coût relativement bas de réalisation de cette opération au quotidien. Les écrivains qui se penchent sur la culture ont tendance à appeler "hybridation" cette activité, et ses praticiens des "hybrides culturels".

    Libérées de leurs liens locaux, et voyageant aisément à travers les réseaux de cyberconnexions, les classes savantes se demandent pourquoi les autres ne suivent pas leur exemple et s'indignent quand ils constatent qu'ils semblent réticents à le faire. Cependant, malgré toute cette perplexité et cette indignations, peut-être la circonstance que les "autres" ne suivent pas  et ne peuvent pas suivre leur exemple ajoute-t-elle aux charmes de "l'hybridité" ainsi qu'à la satisfaction et à l'estime de soi de ceux qui peuvent l'embrasser, et l'embrassent ?

    L'hybridation concerne soi disant le mélange, mais sa fonction cachée, voire cruciale, qui fait d'elle un mode d'être-dans-le-monde si louable ertrecherché, est la séparation. L'hybridation sépare l'hybride de toute ligne de parenté monozygote. Aucun lignage ne peut réclamer les droits de possession exclusive du produit, aucun groupe de parents ne peut exercer un contrôle minutieux et nocif sur le respect des critères, et aucun rejeton n'a à se sentir obligé de jurer fidélité à sa tradition héréditaire. L'"hybridation" est une déclaration d'autonomie, ou plutôt d'indépendance, avec l'espoir qui s'ensuivra de la souveraineté des pratiques. Le fait que les "autres" soient distancés, coincés dans leurs génotypes monozygotes, renforce cette déclaration et contribue à en rechercher les pratiques.

    L'image d'une "culture hybride" est un commentaire idéologique sur l'extraterritorialité accomplie ou revendiquée. Elle concerne essentiellement une liberté, bien méritée et chérie, d'entrée sans permission et de sortie dans un monde quadrillé par des barrières et découpé en souverainetés fixes du point de vue territorial. Tout comme dans les réseaux extraterritoriaux traversés et les "nowherevilles" habitées par la nouvelle élite globale, la "culture hybride" recherche son identité dans le fait de ne pas être à sa place : dans la liberté de braver et de ne tenir aucun compte des frontières qui brident les mouvements et les choix des autres, ces inférieurs -les "gens du coin". Les "hybrides culturels" veulent se sentir partout chez eux -afin d'être vaccinés contre la vicieuse bactérie de la domesticité."

     

     

  • Virevoltant, Schumann

    Les papillons de Renoir font alors écho à ceux musicaux de Schumann, un Schumann léger comme une promenade de bonheur. Rien à dire de plus, sinon, peut-être, écouter le second en contemplant le premier. Quand, en plus, l'œuvre est sous la main de Catherine Collard, tout devient parfait.




  • Femme en bleu (XI) : Renoir

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    Auguste Renoir, La Balançoire, musée d'Orsay, 1876

     

    Le bleu... les bleus, faudrait-il dire. Celui du costume, de la veste de l'homme, sombre comme une fin de nuit, un grand panneau de nuit où finissent de luire des étoiles. Puis le bleu du chemin, en frondaison, pour évoquer l'inégalité du sol. Un chemin qui pourrait sembler une nappe bleue, presqu'une eau tranquille où se reflètent des petits cailloux, et comme une végétation marine. Du bleu, au premier plan, et dans le lointain qui file. Des tons étudiés, impressionnistes, et donc reconnaissables. Rien qui vous ferait revenir à Orsay. Ils sont pourtant nécessaires, comme deux basses de contrepoint, pour ce qui demeure la jouissance électrique du tableau : les quasi papillons de flamme bleue, que l'on croirait posés, en respiration, et pourtant en mouvement, sur la robe blanche de la jeune femme qui se balance. La robe est une torche immaculée, vivante et suave, que les nœuds d'azur concentré avivent. On ne voit qu'eux. L'œil ne vit que pour eux. Sans leur vibrante et intempestive ardeur, que seraient le désir de la scène, le désir dans la scène, la contemplation imaginable de l'homme face à elle, et l'envie inavouable (?), pour lui, et pour nous aussi, que ces nœuds si bleus et si f(l)ous tombent un à un et étourdissent. On ne voit qu'eux, et c'est ainsi qu'on ne voit qu'elle. Une fois sorti du musée, dans le fatras d'un épuisement scopique, elle demeure en nous, dans toute la vigueur d'une pulsation bleue et blanche qui enchante.

    Y a-t-il dans toute la peinture impressionniste un tableau qui puisse égaler, en féerie, ce bavardage mi-mondain mi-populaire, pendant lequel la sensualité discrète du vêtement se mêle à la rêverie entomologiste ? Papillons bleus enrubannés, ou rubans papillonnants, après lesquels le spectateur fait la chasse, une chasse aussi belle et pacifique que celle racontée bien plus tard par un baladin sétois...

  • Poubelle de la morale

    Comme aimait le rappeler l'anar Ferré, le problème avec la morale, c'est que c'est toujours la morale des autres. Mais il faut croire qu'une certaine gauche s'est fait la spécialiste de la morale à géométrie variable, fustigeant à qui mieux mieux et s'exemptant, en même temps, justement parce qu'elle se croit l'incarnation de la morale, de tout compte à rendre. Et cela avec une hypocrisie audacieuse et gonflée comme le crapaud de la fable. Dernier petit exemple.

    Le 13 de ce mois, le rédacteur en chef de Libération, le sieur Fabrice Rousselot se fend d'un papier, après l'interview de Marion Le Pen sur TF1 :

    « Un entretien avec Marine Le Pen n’est jamais anodin. À Libération, nous avons toujours refusé d’interviewer Le Pen père et Le Pen fille. C’est une position qui peut se discuter mais qui a au moins l’avantage d’être claire. »

    Ne discutons pas ici le côté Ponce Pilate et vaguement lâche de la posture. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut bavarder avec la présidente du FN, mais de s'interroger sur l'utilité de la dialectique pour la combattre. Libération choisit la fuite, c'est son droit. Au nom, sans doute, d'une morale sans tâche, ou plutôt : d'une pureté de l'abstention (pourquoi pas le retrait dans un couvent, aussi...).

    La drôlerie est évidemment d'ajouter que ce même journal n'a jamais refusé de discuter avec le sinistre islamiste Tariq Ramadan (Libération du 27 avril 2013) et qu'elle ouvre ce jour ses colonnes aux élucubrations de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, lequel se porta un temps garant intellectuel (misère...) de Robert Faurisson, chante des révisionnistes hexagonaux.

    Dont acte.

  • Liker (verbe)

    Sur la planète Facebook, tout est possible. Tout doit être possible. Il est indispensable, quasi programmatique, que le potentiel de la machine soit au service (apparent) de son utilisateur. La virtualité des mondes tend à satisfaire l'autoritarisme individuel de qui en use. Le libertarisme des rejetons de 68 a fantasmé l'absolu droit du sujet : nous y sommes. Et dans la requête, dérisoire, de l'absolu, et dans le fantasme. Certains, beaucoup même, ne s'en rendent pas compte. C'est leur problème (quoiqu'un peu le nôtre aussi : les aliénés ne frappent pas qu'eux-mêmes...).

     

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    Au pays candide de Zuckerberg, on peut, il faut liker. Liker et être liké. Ce énième anglicisme est une petite merveille. Il est l'alpha et l'oméga d'une présence sur le Net, laquelle présence finit par être le signe, la pulsation vitale de soi, pulsation qui, évidemment, tourne à la pulsion, tant, à ce jeu-là, on n'en aura jamais fini de se remplir des autres et de leurs marques pseudo désirantes. Le Like sur lequel l'internaute clique est d'abord, sur le plan individuel, pour qui le reçoit, en hérite, l'indice des variations saisonnières d'une existence reconnue. Cette validation (comme un ticket dans le bus ou dans le métro) vaut quitus, et dans cette perspective s'ouvre la béance d'un besoin d'être (aimé), dont la source ne peut se tarir. On veut être liké comme on court après ses friends. L'amitié, sur Facebook, est affaire de comptabilité, avec cette étrange conséquence que l'accroissement technique des gains entraîne le creusement du déficit affectif (1).

    Être liké, ce n'est même pas de l'amour, pas même de l'estime, mais une vague appréciation. Cela peut servir pour tout : un jugement intellectuel (pour une analyse), un rire (pour une photo incongrue), un étonnement (pour une nouvelle, un quasi scoop), un remerciement (pour un livre qu'on aura alors envie de lire). On discerne là la simplification du sens et de la communication. Tout dire en un clic, et prendre sa place dans le trafic. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que celui ou celle qui like a en toile de fond le souci de participation, même a minima, pour être comme tout le monde. To be like everybody. Tel serait, peut-être, l'aspiration subliminale de cet engagement auquel s'adjoindrait, forcément, le sentiment de choisir, d'être le maître de ses choix, et le régressif besoin de distribuer les bons points. Où l'on voit le retors conflit du pouvoir se jouer et les frustrations devant l'ordre scolaire se dévoiler. Le facebookien est un éternel enfant en bisbille avec le monde, mais une bisbille sans plus de risques, un peu potache...

    Néanmoins, le temps faisant, liker prend une tournure plus politique et l'on en voit ces jours derniers un usage tout à fait curieux. Un bijoutier a abattu un voleur qui l'avait auparavant menacé. Il est mis en examen sous contrôle judiciaire. Une page Facebook est ouverte pour soutenir le commerçant. Laissons de côté pour l'heure la question de la légitime défense, le droit du citoyen et celui du délinquant. La justice fera ou non son travail, dans le sens qu'on attend (ou pas). En attendant, au moment où j'écris, plus de 600 000 personnes sont venus signer, c'est-à-dire liker. Expression démocratique ? reprise en main par le peuple ? Affirmation d'une exaspération ? Signe de radicalisation ? Chacun viendra avec armes et bagages pour fustiger ou défendre le légitimité de cette pétition nouvelle forme/formule. J'en resterai à un principe (2) : quel que soit le sujet, je ne m'abaisserai pas à liker. Je ne like pas la mort d'un homme, je ne like pas le droit de se défendre. Je ne like pas le droit des honnêtes gens, je ne like pas celui des voleurs. Je ne lève pas le pouce informatique, en jouant les petits Césars high-tech. Je n'écrirai pas non plus que le procédé relève d'un populisme ambiant, comme le feront certains qui, par ailleurs, s'extasient de toute une modernité communicationnelle au service d'un monde nouveau, ouvert et mondialisé.

    Cet usage épidermique et embrigadant de Facebook n'est pas un hasard. Quand le vocabulaire du sentiment (et liker n'est rien d'autre...) prend la valeur absolue de ce qui peut être pensé, il ne faut pas s'étonner de ce genre de réactions. À cette occasion, le système Zuckerberg démontre un peu plus quelle monstruosité il recouvre : son ouverture est capable de nourrir tous les possibles du discours. On croyait que l'affaire était anodine, qu'elle ne concernerait qu'une génération de désormais trentenaires perdus dans un univers qui s'appauvrit en les appauvrissant. C'est bien pire. Et le refuge dans ce qu'on n'aime ou ce qu'on n'aime pas trouve ces limites. Ce genre d'alternative était bon pour un jeu à la Roland Barthes (3), jeu qui n'était pas du meilleur Roland Barthes, d'ailleurs... Mais ici, l'affaire devient sérieuse.

     

    (1)Il n'est pas anodin qu'il faille ouvrir un compte Facebook, comme à la banque, et cette simple observation devrait alerter les naîfs : quand le compte est gratuit, il y a démultiplication des risques. En terres libérales, point de gratuité. Ce qui ne se paie pas ouvre à la dette (symbolique) exorbitante.

    (2)Une pétition de principe...

    (3) «J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j'aimerais qu'un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy , avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud  Ouest, le coude de l'Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

    Je n'aime pas: les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après  midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l'orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico  sexuel, les scènes, les initiatives, la fidélité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.


    J’
    aime, je n'aime pas: cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n'est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas.

    (Une mouche m'agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n'avais pas tué la mouche, c'eût été par pur libéralisme: je suis libéral pour ne pas être un assassin.) »

     

    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975

     

  • S...

    S'étonne-t-il que certains datent à l'anglo-saxonne : le 2012/08/26 pour le 26/08/2012. Il s'agace d'un rien, disent les coulœuvres.


  • À force...

     

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    À force d'accumuler les choses, les si chères choses de Perec, on a fini par croire au naturel de ces choses, à leur existence propre, ou plutôt à leur existence comme un prolongement de nous-mêmes, comme une part indéfectible de la vie. La vie, la vraie. Celle qui commence à Auchan, à Auchan ou ailleurs. Les choses n'ont pas seulement pris forme, dans nos yeux avides et nos cerveaux tronqués ; elles ont acquis le droit d'avoir leur propre vie. Mobiles ou immobiles, lourdes ou légères, elles ont fait partie du décor, elles sont devenues le décor. Pire : elles sont le droit de passage que nous avons acquis à être dans le décor. Sans doute sera-ce moins vrai (pas sûr pourtant) avec la faiblesse congénitale dont on les affuble désormais (il faut bien que tout se remplace) : par le passé, elles furent une part, dans le temps, de l'existence. À force de les voir, de vivre avec (en corrélat de l'actuel vivre ensemble : les êtres et les choses), on ne s'y est pas seulement habitué, on s'y est attaché. Pour faire comme tout le monde, pour être comme tout le monde. Et la langue s'en est fait l'écho : le moteur de notre si chère Corsa a rendu l'âme, le frigo est mort, la machine à laver a des faiblesses. On n'a pas eu le cœur de jeter le vieux Teppaz, il est au grenier (ou à la cave, c'est selon). À force, on a briqué, bichonné, préservé, collectionné les choses et à travers le monde, dans la plus extrême richesse, comme dans les coins bien moins lotis, on a pris soin des choses, démesurément. Et plus elles servaient à paraître, plus elles avaient droit à la soumission de leur propriétaire. Les choses ne parlent pas mais les règles du monde ont si bien décervelé ses habitants que leur silence est devenu une exigence : silence des choses au repos, silence des hommes en esclaves. Plutôt la carosserie métallisée que le marmot qui braille, et de couvrir, le soir, cher monsieur Smith, la voiture d'un semblant de linceul (car de linceul, il n'est pas question. Il ne s'agit pas de la voir mourir, la Dodge chérie, mais d'un voile de mariée, plutôt), pour qu'elle soit éternellement brillante, rutilante, chromée, remarquable.


    Photo : Robert Frank

  • Le pois de l'art

    La France a Buren et ses bandes de 8,7 cm ; le Japon a Yayoi Kusama et ses points. Selon l'envie, on se croira dans une boutique de Smarties

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    ou dans un lieu dédié au Marsupilami.

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    Pour ces deux artistes contemporains, on nous sortira tout un battage théorique, à commencer par l'imposition par eux-mêmes des concepts (mais le singulier convient mieux : tout est dans LE concept) qui motivent la reproduction ad nauseam d'une trouvaille plus ou moins amusante devenue une signature, un effet reconnaissable et de reconnaissance.

    On peut en rire (et c'est notre cas) mais cela assure les fins de mois de ces charlatans de l'art. Il s'agit de vendre en faisant croire que l'on dit quelque chose. Kusama, comme Buren, c'est du toc philosophico-artistique travesti en visibilité marketing.

    Louis Vuitton ne s'y est pas trompé, qui a sollicité la Japonaise à pois pour des bijoux, des sacs, des chaussures ou des accessoires. Il sera facile d'expliquer pour la énième fois que c'est une manière de rompre les frontières, d'intégrer la beauté de l'art dans le quotidien (un petit effort pour un argument surréaliste...), donner à un artiste l'occasion de rendre son œuvre accessible, de montrer que le commercial n'est pas incompatible avec la créativité...

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    Nous nous contenterons de dire que cette collaboration souligne un peu plus la double aporie de l'art contemporain : un minimum de moyens pour un maximum de fric...