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  • Le héros de notre temps

     

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    Le footballeur est le héros de notre temps (1), sans nul conteste. Et par héros, il faut bien sûr entendre qu'il est, étymologiquement, le désastre emblématique de la déliquescence érigée en victoire, de la transformation de la culture (2) en une matière dégradable, économiquement exploitable et formidablement vide.

    Il est vrai que du footballeur en question il n'est rien de ressemblant avec ce qui se fit pendant longtemps, avec ce que les gens de ma génération même connurent, avec ses élans tragiques, ses beautés ridicules et son côté vraiment populaire. Plus rien de tout cela, y compris, me disent les miennes connaissances qui continuent de jouer le dimanche, à petit niveau, par goût de l'amitié et des ripailles d'après-match : même en ces lieux de campagne reculés, le goût du fric et de la grosse tête a gagné. Le football est moribond, si l'on veut parler du jeu, de l'approximation qui fera rire les copains, de l'erreur d'arbitrage qui garde à l'affaire son humanité. Tout y est devenu sérieux. Le moindre tordu qui réussit une frappe se prend pour Ribéry ; le moindre tacticien des bacs à sable s'imagine en Guardiola. Passons...

    Si le footballeur est héroïque, c'est parce qu'en lui se concentrent quelques traits majeurs d'une contemporanéité délétère et sordide. En ce sens, ce sport et ses figures de proue ne sont pas des éléments de distraction. Il nous indique, sur les plans économique, culturel, sociologique et politique bien plus qu'on ne pourrait le croire.

    Premier trait. Il suffit d'avoir souvenir de ce qu'était la syntaxe d'un Platini ou d'un Jean-Philippe Durand (c'était dans les années 80) et d'écouter aujourd'hui Ribéry, Benzéma ou Jérémy Menez pour mesurer combien le football est désormais un sport où réussissent les purs abrutis, ceux qu'un parcours scolaire comme en faisaient nos grands-parents aurait déjà assommés cérébralement, quand il fallait que nos ancêtres aillent bien vite à l'usine ou aux champs. L'indigence footeuse, à la mesure il est vrai des journalistes qui les interrogent, est sublime (forcément sublime, pour reprendre la bonne Marguerite). On hésite entre le désarroi, le pathétique et parfois une belle envie de rire. À la suite du fameux épisode ubuesque du bus sud-africain, du refus d'en descendre et de la lettre de protestation d'une équipe soudée (ou peu couillue pour les opposants qui malgré tout obtempérèrent), Roland Courbis, ancien joueur lui-même et hâbleur hystérique sur RMC, se gaussa qu'on pût croire la dite lettre écrite par les joueurs (il s'avéra qu'elle était l'œuvre d'un avocat gérant les affaires d'un des 23). On y employait l'adjectif inhérent et il était bien sûr, lui, que pas un des cramponnés révolutionnaires n'eût été capable d'en définir le sens. Rions du bon mot, soit. Mais plus sérieusement : le prestige accordé à des demi analphabètes, qui balbutient une syntaxe qu'on ne pardonnerait pas à un enfant de six ans, cet aura dévolu à l'ignorance crasse, tout cela n'est pas sans lien avec le discours anti-intellectuel qui revient à la mode et qui fonde le populisme de marché. Les imbéciles de gauche qui voient du populisme partout (3) devraient s'expliquer sur leur allégeance à la crétinerie sur gazon, leur dithyrambe pour célébrer la moindre victoire et les honneurs qu'ils ont accordé, comme d'autres certes, à Zidane et consorts. Si ce n'est pas du populisme que de vouloir abolir les hiérarchies, faire du sport, et du football en particulier, la colonne vertébrale (à défaut d'être cérébrale) de la réussite hexagonale, qu'est-ce alors ? Il est vrai que l'affaissement culturel de la classe politique contemporaine rend celle-ci beaucoup plus sensible à l'idiotie en Adidas (ou Puma, peu importe). Le sport est une école de la vie, le football un champ d'expérience par quoi on acquiert une maturité et une envergure qu'on ne trouvera ni dans les livres (trop théoriques) ni dans l'instruction en général (trop sclérosante). La confusion des valeurs, dans le cadre de la culture, a son pendant dans le football qui est, rappelons cette évidence, un sport où il faut user de ses pieds. Il ne serait donc pas de bon ton de rire de ceux qui parlent comme des pieds. C'est leur destin, et il vaut bien celui des anonymes qui, ingénieurs, enseignants, chercheurs n'ont que le socle étriqué de leur pensée pour avancer dans la vie. Mais pourquoi d'ailleurs réduire l'opposition à ces trois catégories ? Il suffit de faire son marché, de bavarder avec les commerçants et les artisans du quartier, d'avoir des amis qui travaillent de leurs mains, dont les aspirations n'ont jamais été à hanter les bibliothèques pour se rendre compte de l'abysse des footeux. C'est en considération de la modestie affichée par certains qui vous entourent, modestie qui tourne parfois à la peur de mal parler, de dire une bêtise, d'être moindre que la bêtise survoltée et impérieuse des footballeurs devient insupportable.

    Deuxième trait : l'agacement devant cette remarquable idiotie est en même temps invalidé par la culture contemporaine puisque il ne peut relever que d'une considération élitiste, fondée sur une logique culturelle passant par la réussite scolaire, l'intégration des normes intellectuelles et la valorisation d'une hiérarchie des valeurs. Mépriser le footballeur, ce n'est plus simplement mépriser le peuple, c'est contester tout le processus démocratique (4) qui voit dans le marché le signe extrême de l'intégration de toutes les chances. Se moquer des footballeurs, c'est être un pisse-froid, un réac (5), un quasi contre-révolutionnaire. Dans le nouveau pacte libéral qu'on nous vend, chacun doit avoir ses chances. Mieux : chacun a ses chances, et les footeux en sont la preuve. Se moquer d'eux revient à appliquer une relecture rétrograde du progrès. Ce serait comme vouloir laisser à la porte de la bonne société un banquier parvenu. Si l'on ne veut pas reconnaître en ces sportifs l'éclatante vérité d'une société permettant la réussite, financière et sociale, à ceux qui avaient le moins de chance, on est soi-même méprisable.

    L'accession à la notoriété et à l'aisance n'est pas le fait du prince mais le résultat d'un mérite qu'une société libérale n'a de cesse de promouvoir à la seule condition qu'il s'évalue en espèces sonnantes e trébuchantes. Le footballeur est donc l'illustration, l'emblème d'une société qui fonctionne, parce qu'elle est animée d'une fraîcheur et d'une imprévisibilité qui ne permettent plus de la voir comme un mastodonte où se poursuit la reproduction telle que la dénonçait Bourdieu. Les histoires merveilleuses de réussite alimentent depuis longtemps la mythologie libérale. La nouveauté tient à ce que cette fois s'ajoute à l'éclat la fulgurance : le tout, tout de suite, dans la pleine jeunesse. Le travail est immédiatement récompensé, la richesse n'attend pas le nombre des années. Elle n'est plus le fruit laborieux d'un engagement mais la matérialisation d'un don et d'une chance saisie.

    Troisième trait : l'argent-roi est aujourd'hui le propre du football mais il serait illusoire que ce phénomène s'inscrive dans une exception sportive. La question ne porte pas sur l'échelle des rémunérations. Il est secondaire de savoir que des champions d'autres sports gagnent moins que des sous-lieutenants cramponnés, que le premier arrière-gauche minable de ligue 1 émarge largement au-dessus que le 25e coureur du classement de l'UCI. Le problème n'est pas là. Il n'y a d'ailleurs pas de problème ! Les gains accumulés par les footballeurs, les sommes astronomiques et les contrats divers dont ils bénéficient ne sont que la concrétisation d'un discours ambiant qui traverse l'époque. Ce n'est même plus le enrichissez-vous de Guizot. C'est la valorisation de soi au-delà du raisonnable, du nécessaire, du décent.

    Le plus fabuleux dans l'affaire est l'ingéniosité des payeurs et des supporters pour vous expliquer que leur carrière est courte, que ce sont des artistes et qu'ils donnent du plaisir. On pourrait descendre en flèche chacune de ces miteuses défenses mais on sait que la raison n'a plus rien à voir avec le lien que les individus entretiennent à la réussite financière et à l'accumulation du capital. Il faut donc passer outre et souligner que la folie des rémunérations correspond aussi à un mouvement plus vaste qui voit les inégalités se creuser, les riches devenir de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. L'évolution tient dans le discours que l'on peut/doit tenir sur cet état de fait. La rigueur et la retenue de jadis (6) n'ont plus lieu d'être. L'affichage est de mise ; il faut avancer à découvert. C'est en cet endroit que le footballeur est homme de son temps. Il incarne mieux/plus que quiconque cette désinhibition devant sa propre réussite, la satisfaction pleine et entière d'un compte en banque garni. Il n'y a plus de dialectique à proposer ni de common decency à opposer. L'argent est en soi un signe et, pour parodier Baudrillard, son propre signe. Le footballeur est donc utile, voire nécessaire à l'actuelle société dans son délitement ultra-libéral. Qui accepte le premier, dans son gonflement monétaire, ne peut plus guère contester le second. Ainsi le sport n'est-il plus simplement un moyen de détourner de la douleur du quotidien, en clair : un divertissement pascalien. Il est le propre du monde présent, sa mise en scène symbolique, porteur de ses vertus, lesquelles peuvent/doivent s'accommoder de quelques vices. La perfection n'est pas de ce monde, c'est bien connu.

    Le footballeur est un artiste (d'où le droit aux caprices...), une perle, une rareté. Il s'agit d'appliquer aux êtres ce que l'on peut faire aux choses : les monétariser, pour eux-mêmes, et comme exemples d'une monétarisation à outrances de chacun des actes produits en/par la société.

    Quatrième trait : quand l'argent est le seul curseur de la pensée et de la conduite, il y a fort à parier qu'un certain nombre de repères passe à la trappe. Soyons légèrement passéistes... Mais cela ne nécessite pas d'aller très loin. L'argent n'a pas de territoire. Il est objet de transaction. Il est par essence ce qui passe, outrepasse, transgresse. Il est échange. Il n'a pas d'identité. Le rêve d'une société mondialisée, c'est une monnaie unique, l'abolition des nations et une déterritorialisation complète des individus. Que nous soyons le plus vite possible étrangers à nous-mêmes.

    Et le foot dans tout cela ?

    Prenons le contre-pied. Pensons à Paolo Maldini, à Berti Vogts, à Sepp Maier, à Franco Baresi, et pour l'heure à Francesco Totti... Toute une carrière dans un seul club. Un autre temps sans doute... Non ! Totti est toujours le capitaine de la Roma. Chacun aurait pu à un moment de leur carrière faire fructifier leur notoriété. Il n'en a rien été. Sans doute n'y trouvaient-ils pas suffisamment d'intérêt.

    Aujourd'hui, le footballeur est un nomade, un coureur de cachets, qui se moque du club, de l'histoire du club, de son palmarès (du club comme du sien...) parce que l'essentiel est dans le tiroir-caisse. Il n'aura pas échappé à ceux qui s'y intéressent un tantinet que plusieurs "artistes" ont décidé dès 23-24 ans d'aller taper la balle dans les Emirats, dans un championnat au niveau minable mais fortement rémunérateur. L'appât du gain est devenu tel que toute logique sportive a disparu.

    Faut-il s'en étonner ? L'amour du maillot (comme on dit) suppose qu'on ait une certaine idée de ce qu'il représente. Or, depuis l'arrêt Bosman de 1996, qui a permis la libre circulation des footballeurs et la possibilité d'aligner autant d'étrangers que l'on veut, le lien s'est singulièrement distendu. La pure logique du marché, qui voit des équipes anglaises aligner dix étrangers sur onze joueurs (idem pour l'actuel PSG) a fait du footballeur un authentique mercenaire du contrat le plus fort. Jadis, avant que les nations ne se conçoivent comme telles, on recrutait des combattants parce qu'on les payait. Le footballeur en est la version short et crampons. Le mercenaire nouveau viendra bien sûr expliquer avec sa syntaxe à deux sous que le challenge, l'envie de changer, la curiosité, le respect qu'on lui a montré (7)... Balivernes creuses et puantes dont les journalistes sportifs (on ne rit pas...) feront l'exégèse (si tant est qu'ils sachent ce qu'est une exégèse).

    On ne peut pas tout à fait leur en vouloir. Le triomphe de l'hédonisme individuel les conforte dans leurs choix. N'empêche : cette capacité de se vendre au plus offrant au delà de ce qui serait nécessaire pour se faire un palmarès souligne à quel point la réussite s'instruit dans un oubli du lieu et du collectif. Le footballeur est un nomade, comme il y a des nomades de la finance, comme il est nécessaire, pour que le système marche, qu'il y ait des nomades. On en revient toujours à ce combat mené par les bien nantis puis les intellectuels de gauche contre l'enracinement, dès le tournant du XXe siècle. C'est le énième affrontement entre Gide (trop vite lu) et Barrès (trop mal lu). L'homme du coin, honni, parce que vieillot, rance, aigri (et tout ce que vous voudrez ajouter pour l'assimiler à un être mort...), est la peste du libéralisme intégral. Partir, toujours partir, là où seuls mes intérêts seront satisfaits, tel est le credo contemporain.

    Le footballeur est un sans-papier symbolique, celui dont rêvent les libertariens et les tenants du marché intégral. Un sans-papier riche, en sécurité, aux opportunités immenses. Ce que nous devrions être toutes et tous, si nous savions lire la société, si nous savions intégrer les vraies valeurs de l'avenir... Ce que nous serons toutes et tous, un jour, dans un temps plus ou moins lointain. Mais à des tarifs nettement moins attrayants.

    Cinquième trait : certains s'offusqueront que l'on rétribue à ce point des décervelés tapant dans une baballe. C'est une faute d'appréciation regrettable, parce qu'alors ces critiques n'ont pas compris l'une des caractéristiques de l'époque contemporaine : le changement radical que l'on veut instituer dans le rapport au travail. Ou, pour être plus exact : l'image biaisée que l'on veut imposer d'en haut.

    Le temps est à la jouissance, au cool, à la mise en pratique, sur tous les plans, y compris celui des affaires, d'une pseudo-philosophie post-soixante huitarde qui prônait la décontraction. C'est l'heure du fun. Le travail n'est plus une contrainte mais un jeu, un plaisir. Rien que du bonheur : tel est le mot d'ordre. 

    Sur ce plan, le footballeur est le parangon de cette lyper-modernité qui veut du relâché (8). Il continue une histoire qu'il a commencée quand il était gamin. C'est un rêve qu'il vit. Qu'on se le dise : le libéralisme intégral permet de poursuivre son rêve, de ne pas sortir d'une enfance perpétuelle où l'on joue. Avec l'argent en plus, mais c'est un détail. Il n'y a pas tant de distance entre lui et le geek, le génial bidouilleur informatique qui vous pond des logiciels ou des réseaux sociaux tout en restant cool, adolescent boutonneux habillé sans effets. Le discours autour du bonheur au travail, du bonheur par le travail, du bonheur dans le travail : le footballeur en est l'illustration quasi magique. C'est pour cela, entre autres, qu'il est devenu un modèle qui fascine les gamins. Il est à la fois le fric et la facilité, l'aisance et l'absence de contraintes, la notoriété et la rigolade des matchs dans la rue ou sur le terrain vague. Il reste ce proche de nous qui masque la vérité d'une société de plus en plus dure, de plus en plus inégalitaire, de plus en plus violence sur le plan social. Il est l'échappatoire idéale.

    Pour que tout tienne, ou craque le moins possible, il faut des emblèmes cache-misère. Le footballeur en est un. L'un des plus efficaces. Il ne vend plus simplement du rêve, comme jadis. Il n'est plus une figure mais une quasi philosophie de l'existence dans le territoire du libéralisme intégral. Et l'on ne peut que sourire avec ironie, en pensant à la devise de la FIFA : "c'est beau un monde qui joue"...

     

     

     

    (1)Les amateurs de littérature russe pardonneront cette facilité qui me fait prendre le titre (traduit il est vrai) du grand roman de Lermontov. Il n'y a évidemment nulle ironie vis-à-vis de l'écrivain russe.

    (2)mais certains diront que de culture, je m'en fais comme d'autres une image surannée, vieillotte et en partie mythique, ce qui est sans doute vrai. Mais je répondrai simplement que l'histoire des hommes ne se construit pas sur le seul relevé des faits et qu'il en va de notre désir de vie comme de la théorie du clinamen chère à Lucrère et ultérieurement au génial Jarry du Docteur Faustroll pataphysicien : ce sont les petites dérives qui permettent que s'agrègent dans nos esprits les aspirations à ne pas se réduire en ridicules amas de chair...

    (3)Dernier exemple en date : l'aigri Cambadélis (il faut dire : être battu par Jean-Philippe Désir pour diriger le PS est une mortification qui pousserait un homme intègre à se retirer dans le Cantal ou dans la Creuse) craint une montée du « national-populisme ». Nous eussions aimé savoir ce qu'il entendait par là. Une énième allusion à la tentation nazie ? Un risque de chemises brunes ? Hélas, le journalisme ne s'est pas inquiété de cette saillie absurde et incohérente.

    (4)Dans ce que Thomas Frank appelle ironiquement la démocratie du marché, bien sûr.

    (5)Mais pas un facho, évidemment, parce que les supporters, n'est-ce pas, les ultras de tous les bords et de toutes les sauces...

    (6)Certains crieront à l'hypocrisie moralisante, à un puritanisme de façade. Ils n'ont pas totalement tort.

    (7)Le si fameux respect qui unit si bien le phrasé racaille et la suffisance footballistique. À décrypter ainsi : on ne me payait pas assez cher. Seulement 400 000 euros le mois, il est vrai, c'est manquer de respect.

    (8)Ce qui ne signifie pas du relâchement, ou du moins, pas du relâchement pour tous, parce que, justement, on ne cesse d'achever les petites gens, d'accélérer les cadences, de paupériser les sans-grade.

    Photo : Richard Seux

  • Femme en bleu (XII) : Piero della Francesca

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    Piero della Francesca, La Madonna del parto, Monterchi, ca 1460

    Que se passe-t-il ici qu'à la contempler on en reste muet et comme désemparé ? Il y a sans nul doute la charge symbolique du religieux et la singularité de l'événement  sur lesquels Hubert Damisch a si bien écrit (1)...

    Mais ce n'est pas seulement cette épaisseur du sens qui repousse sans cesse la question d'écrire sur elle, qu'elle soit la dernière femme en bleu. Plutôt : la rigueur, pour ne pas dire davantage, l'austérité, de Piero della Francesca... La barrière vient de plus loin. Ni sensuelle (cela pourra advenir chez d'autres peintres, plus tard) ni  doucement maternelle, elle semble habitée de sa fonction d'abord et la rondeur de son ventre est comme un accident de l'histoire, de son histoire, parce que la vérité est ailleurs.

    À la regarder, on se demande si elle fut jamais une mère, une mère telle que vous l'entendons. Et pour entendre, comprenons que la voix de qui parle est essentielle. Elle paraît d'un autre temps : le travail se déroule hors d'elle, déjà. Le rideau que tirent les anges, le pli de la robe qui s'écarte en une fente immanquable : tout est spectacle, ou démonstration, pour après. C'est l'annonce de la Vierge, en pendant de l'Annonciation qui lui a été faite, sans pathos, sans tremblement.

    La Madone de Piero n'est pas désincarnée ; elle est seulement dans le transitoire de sa maternité. L'œuvre s'accomplit et elle y tient sa place, au début, avant de revenir, à la fin, pour la mort. On la voudrait merveilleuse, picturale et irradiante. Piero la peint sévère et consciente.

    La beauté... La question esthétique est déplacée. Le devoir ne s'orne pas : il est une force.

    Cette peinture, une fresque : combat contre le temps, cherche cela : la force du corps qui abrite et dont le premier acte d'amour est de sauver/préserver l'encore absent. Tâche à la fois humble et redoutable, pour ce qui sera, en l'espèce, une divine apparition. 

    (1)Hubert Damisch, Un souvenir d'enfance par Piero della Francesca, 1997

  • Café noir

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    C'était l'entre-deux des terrasses, quand le brouhaha intensif qui annule les voix s'atténue et que celles-ci peuvent enfin se promener et toucher au port, à vous qui pour l'heure suspendiez votre lecture et vos griffonnages.

    Il avait un air sérieux et souple, du genre qui se doit à l'amour des autres, lui et ses deux amis, un garçon et une fille, un couple, tous trois la trentaine. Ils devaient s'entretenir d'un quidam. Vous n'étiez pas attentif. Puis d'un coup, il lâche : "Il était pas si terrible. Il y avait à peine dix personnes à son enterrement". Et la fille de commenter d'un "quand même..." à moitié rêveur...

    Le cimetière, pour lui, c'était la mesure de la valeur, de la notoriété, de la morale, on ne sait trop quoi. Il n'avait pourtant pas l'air cynique. Était-ce une maladresse de langage, ou un trait de caractère remontant à la surface ? Vous n'étiez pas là pour juger. La langue est indocile et approximative. Pour lui, comme pour vous.

    Vous pensiez seulement qu'un jour vous aviez enterré un être cher et que vous étiez peu. Il en avait ainsi voulu, le mort, que nul ne sache. Il avait suffisamment à faire avec l'effroi de sa prochaine disparition pour ne pas épiloguer sur le franc succès de la cérémonie...

     

    Photo : Fabrice Cuenin

  • Sainte Laurence

    Dans l'épisode Leonarda, sur lequel il n'est pas nécessaire d'épiloguer sur le plan strictement politique : le normal président a tout dit de son envergure ectoplasmique, une anecdote n'a pas fait la moindre vague. C'est le cri twitté d'indignation de Laurence Parisot venant au secours de la collégienne.

    Un tel humanisme est réjouissant, quand on connaît le goût ultralibéral de la reine-mère du MEDEF, toujours prompte à vanter la liberté, c'est-à-dire la déréglementation, l'adaptation des effectifs, la course au profit et au détricotage social. Elle, si près de ses sous, se fait soudain le chantre des coûts sociaux indus. Ne souffrant pas les chômeurs, elle brandit le poing pour des clandestins.

    Ne faisons pas l'affront aux gazouilleurs gaucho-estudianto-lycéens (1) de leur demander comment ils vivent un tel ralliement à leurs slogans libertaires.

    Mais si, en fait ! Répétons-leur que le sans-papiérisme est une des armes de la ruine sociale. Les Mexicains aux États-Unis en instrument d'une volonté d'appauvrissement des travailleurs américains : ce fut un des axes de la politique anti-sociale reagano-clintonienne.

    Encore une fois, l'extrême-gauche se fait la meilleure complice de la terreur libérale qui ne veut ni ordre, ni état, ni règles, ni nation. Écrire cela n'est pas très neuf mais le taire serait une faute sérieuse.

    Vivement la rentrée des classes, néanmoins, pour voir entre Bastille et Nation notre chère Laurence tenir pancarte, hurler cris de guerre et souffler olifan avec les boutonneux de la FIDL et de l'UNEF. Si un photographe passe par là, qu'il n'hésite pas... J'achète... Collector.


    (1)L'extrême-gauche aime les classes biberon, qui le lui rendent bien tant elles voient là un moyen de monter en politique. Le PS est une pouponnière d'étudiants médiocres ayant réussi par le syndicalisme...

  • Debussy, diluvien

    Un piano qui ruisselle, une légèreté de saison intermédiaire. Plutôt le printemps que l'automne sans doute. Des notes qui courent et de penser à l'arbre en fleurs (alors oui, le printemps) où l'on va se réfugier à moitié, à moitié seulement parce que l'arbre est toujours un parapluie ajouré, mais on fait comme si et on regarde les frondaisons gémir doucement du déluge. Ce sont Les Jardins sous la pluie. L'herbe est terriblement verte. Trois minutes à peine avec Debussy et Martha Argerich pour finir trempé mais vivifié et heureux.



  • Élémentaires...

     

    Au delà des goûts d'enfance, il y a des pratiques qui demeurent, une certaine façon de faire, de procéder, qu'on se gardera de montrer en public (le public étant alors la société qui nous veut adulte ou éduqué) mais qu'on retrouve en petit comité ou seul.

    Chacun a les siennes. Ce ne sont pas des reprises techniques ou des enfantillages, des manières (comme disait la grand-mère, quand on fait son intéressant ou le Jacques...), mais des restes de soi, d'un soi indétaché du temps perdu (qui ne l'est donc pas tout à fait, perdu), des quasi rituels qui conditionnent le goût à venir : commencer par la partie un peu amère du pain d'épices, croquer les quatre coins du petit Lu, ne pas mélanger son chocolat liégeois mais s'ingénier à une coupe longitudinale géologique, garder la peau du riz au lait pour la fin (faim), préserver la coque meringuée de l'omelette norvégienne, mettre à part le feuillage supérieur couvert de sucre glace de l'éclair pour après...

    Il y a des mets (le mot est bien pompeux) qu'on ne mange pas dans l'esprit où ils ont été conçus pour leur consommation. Nous contournons la règle de leur composition. Difficile de savoir ce qui, au profond, nous amène à de telles démarches. Est-ce un souvenir ? Une appréciation des textures et des saveurs qui renverrait à une architecture plus ample de notre goût ? Une nostalgie ? Une fronde malicieuse ? Dans tous les cas, l'enjeu est de séparer les éléments, ou, pour le moins, de ne pas (trop) les mélanger, d'en garder le plus longtemps possible la distinction. Comme s'il fallait, en des occasions bien précises, contrer l'autre temps puissant de l'enfance : celui du mélange tous azimuts, de la bouillie. La purée et la viande, la brouillade, la salade de riz, la salade en général.

    Terrible, d'ailleurs la salade, où la mère avait toujours ajouté un ingrédient indésirable, que l'on triait et mettait sur le bord de l'assiette. L'opération était fastidieuse et nous valait régulièrement des remarques sur le fait qu'on ne s'amuse pas à table, quand on était rarement aussi sérieux et méticuleux. La salade, c'est peut-être le goût le moins individuel, le plat de tous les restes, de tous les ajouts, le plat des fins de frigo ou des bouffes improvisées, le plat des temps où l'on ne mange pas : on ingurgite. On fait comme tout le monde, on est avec tout le monde.

    Avons-nous justement toujours envie de faire comme tout le monde ? Nous avons notre propre partition, aussi, quelque chose que nous ne sommes pas forcément les seuls à faire mais dont nous ne voudrions jamais vraiment nous séparer. Comme maintenant, face à la fenêtre grande ouverte, en plein soleil, poser dans l'assiette, sur le côté, le chou supérieur de la religieuse, petit et glacé de café, manger la couronne de crème au beurre, vaguement écœurante qui ornait le chou inférieur, plus gros, manger ensuite cette volumineuse partie, se lécher les doigts (foin de la barbare fourchette à dessert), attendre un peu, puis, en deux bouchées, deux coups de dents qui le sectionnent par le milieu, en venir au meilleur, au plus précieux, très, parfois trop, sucré, et se dire que la manière de l'avoir mangé, tout à soi, est une part de l'œuvre faite, aussi...

     

  • Surtout : fermer les yeux

    Notre œil fatigué, de voir l'effondrement français (et européen) s'accélérer, s'enflamme (au sens de l'inflammation, un quasi prurit) plus encore de l'étonnement politique qui voit les autorités gouvernementales crier à la mobilisation républicaine, au sursaut démocratique, à la bérézina pré-fasciste, aux loups, aux chacals, aux hyènes, aux barbares, pas encore casqués, bientôt enrégimentés, de les entendre crier tout et son contraire, quoique, dans le fond, la vérité soit bien celle-ci, qui les tourmente : comment anéantir ce qu'on a créé ? C'est l'angoisse, d'un XIXe fasciné de progrès, de la Bête échappant à son créateur, une sorte d'incarnation pseudo-démocratique du mythe cristallisé par Mary Shelley, Frankenstein.

    Ce qui menace effraie moins que la cécité des bavards ayant délaissé le monde pour l'ombre étirée du pouvoir. Plus le temps passe, moins ils nous sont d'un moindre secours. Leur naïveté est trop blessante, pour les plus honnêtes, laquelle naïveté cache mal l'infamie de leurs renoncements. Quant aux autres, les plus huppés, les mieux placés, les grasses vaches sacrées du pouvoir, ils ne sont pas naïfs. Simplement cyniques, arrogants et calculateurs. 

    Dans tous les cas, cela ne peut suffire. Ce qu'illustre, avec beaucoup de sévérité ces quelques lignes de Marc-Aurèle, tirées du livre VIII des Pensées pour moi-même.

    "Souviens-toi que, de la même manière qu'il est honteux d'être surpris qu'un figuier porte de figues, il l'est, de même, de s'étonner que le monde porte tels ou tels fruits qu'il est dans sa nature de produire. De même aussi, pour un médecin et un pilote, il est honteux d'être surpris qu'un malade ait la fièvre, ou que souffle un vent contraire."

  • Dominique Paravel, Uniques

     

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    On sait ce que peut donner le choix littéraire des gens de peu. C'est la sublimation de la misère par le style. C'est le mode Michon des Vies minuscules, où l'articulation de la phrase, celle des relances et des symboles tendraient à sortir du néant un monde reculé, froidement ignoré, quasi banni. L'écriture troisième République pour le retour mythique à une glorieuse célébration. On ne peut pas dire : c'est beau, assez impressionnant même, mais passablement vernissé.

    Dominique Paravel n'a pas, elle, cette prétention, et, en l'espèce, ce choix, nous lui en serons redevables, elle qui, dans Uniques, choisit l'unité de lieu et de temps, la rue Pareille un jour d'épiphanie pour que se croisent les misères du monde. Misères secrètes, économiques, sociales, affectives, professionnelles.

    Unité de lieu et de temps, mais pas d'action, tant la trajectoire de chacun des personnages, saisis qu'ils sont, en ce jour emblématique, dans le quotidien sans fard de leurs écorchures récurrentes ou secrètes, ces trajectoires, donc, fait cogner toute la souffrance du monde dans des gestes et des questions inattendus. Ici, l'écolière se demande pourquoi elle est pauvre ; là, le chauffeur de bus s'épuise de respecter le temps de trajet, parce que dans le fond la loi et les codes finiront toujours par vous avoir ; ailleurs, le RH, devant des œuvres contemporaines, finit par sentir qu'il n'est qu'engrenage réel et décisionnaire fictif ; et l'artiste qui ne sait que faire d'être imparablement prise au piège.

    Roman court, elliptique et essentiel, soit : touchant le profond. Tel est Uniques. Histoire des passants et des vivants-là, dans cette rue Pareille, héritiers malgré eux d'un temps obscur et qu'on dirait infécond ou dégradant. La photo est impitoyable, sans pour autant qu'à un seul moment on ait envie de s'apitoyer. Ce que l'auteur réussit est assez rare : elle ne traîne pas en route. La vivacité de sa plume nous en rappelle une autre : celle que nous mettons à oublier ce qui nous dérange, et c'est peut-être sous cet angle que le roman frappe le plus fort.

  • Baudruches

     

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    L'automne est la saison des prix. Les prix sont les fruits d'un labeur acharné sans doute. C'est l'heure de récolter.

    Cette semaine, c'était les prix Nobel, l'égrenage journalier des prestiges scientifiques et au milieu de toutes les équations, des formules polynomiales et des espaces infinis, il y a eu le moment glorieux de la littérature, et celui plus particulier d'Alice Munro.

    Il y en aura bien eu, en entendant ce nom, à vouloir l'écrire selon une orthographe blonde, galbée et hollywoodienne, mais cela n'avait rien à voir. L'écrivain canadien n'a rien de très glamour.

    Pendant quelques minutes, il fut donc nationalement question de littérature. Le prix Nobel, c'est le Goncourt, mais en plus grand, en somme, le prestige tarifé, éditorial et vaguement symbolique à l'échelle mondiale.

    Ce n'est pas plus reluisant que les divagations sournoises des vieilles croûtes du Fémina, du Goncourt ou du Médicis. Les mêmes magouilles y apparaissent, les mêmes enjeux de pouvoir y fleurissent et les bookmakers se délectent de faire des paris sur les favoris. Depuis plusieurs années, des noms tournent : Murakami, Philip Roth, Amos Oz, Peter Nadas ou Claudio Magris. On dirait le tiercé ou les Jeux Olympiques. À moins qu'il ne faille y voir la perpétuation infantile des récompenses scolaires, soumettant la littérature à la moulinette de la bonne tenue, et ce serait possible tant la liste des récompensés brille par la propreté des lauréats. Pas de risques qu'ils aillent chercher Artaud, Burroughs ou Michaux...

    Je ne sais si les intéressés en rêvent, ou s'ils y sont indifférents. La première hypothèse est plus vraisemblable. Ils devraient pourtant se rassurer. Le Nobel aura réussi l'exploit de passer outre James Joyce, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Paul Claudel, Albert Cohen et Jorge Luis Borges (1). Ce n'est donc pas très grave de ne pas en être. Mais cette agitation, ce clapotis autour d'un nom et d'un futur discours à Stockholm traduisent une fois de plus la dérive mercantile et spectaculaire de l'entreprise littéraire, de sa récupération dans le giron des formes commerciales (2).

    Non, ce n'est pas très grave, que de ne pas être nobélisé, que de ne pas entrer dans le club fermé d'une litanie médiocre, souvent, d'auteurs ayant bénéficié d'une reconnaissance qui n'avait parfois rien à voir avec leur talent littéraire.

    Il faut dire que l'affaire avait mal commencé. En couronnant en 1901 Sully Prudhomme, le Nobel avait en quelque sorte signé son arrêt de mort. Outre le nom si bourgeoisement verlainien du récipiendaire (qu'y pouvait-il le pauvre ?), on sentait déjà la pompe, le grotesque et le falsifié. Aller chercher un parnassien pour inaugurer le siècle, c'était peu cohérent. Que le lecteur courageux aille se recueillir sur les vers  prudhommesque et il comprendra sa douleur. Ce ne fut pas le seul impair de l'académie suédoise. Churchill en eut les honneurs, pour des mémoires stylistiquement creux. Le Nobel, c'est de la navigation à vue et un certain art d'accommoder les restes.

    À ce jeu, la France aura eu son heure de gloire. Elle reste la nation-phare. quatorze grands hommes au Panthéon mondial, imaginez. De quoi faire bisquer les nationalistes de tous poils. Dans le détail, l'affaire est moins reluisante. La baudruche se dégonfle. Le torse bombé de l'écriture française, c'est la première moitié du XXe siècle, jusqu'en 1960 : la gloriole de l'entre-deux guerres et la vanité intellectuelle de l'après seconde guerre mondiale. On y trouve des auteurs mineurs ou médiocres (entre Mistral et Mauriac) et des figures : l'ennuyeux trio Gide, Camus et Sartre. En clair, le Nobel traduit malgré lui ce que fut l'outrecuidance française à vouloir donner la leçon, le comble de cette prétention étant atteint par le sus-nommé Sartre qui refusa le prix parce qu'il ne voulait pas être une institution (alors même qu'il était dans l'univers des Lettres françaises d'après-guerre le commandant en chef de la Terreur).

    Depuis, il faut croire que l'image hexagonale a pâli, avec seulement trois récipiendaires : Claude Simon en 1986, comme la queue de comète d'une écriture en boucle lassante, fatiguée et mécanique ; Gao Xingjiang, dont l'œuvre est en partie écrite en chinois, ce qui doit inciter à un peu de modestie ; Le Clézio, enfin, dont la célébration sonne comme une gifle pour la moindre âme sensible à la littérature. Le Clézio en Nobel, c'est la récusation de toute pensée sur le style. C'est le mainstream littéraire des bons sentiments et de la prose facile. À ce point, la gloriole des Lettres nationales est tombée si bas qu'on n'espère pas avant longtemps que le plat repasse.

    Mais, de toute manière, l'hexagone a son propre jeu. Dans un mois, le début du cirque littéraire. Et de repenser qu'il y a un mois, c'était justement la rentrée, pas celle des mômes mais de la littérature. Rentrée, prix... Ne manque plus que le tour de manège...


    (1)Je m'en tiens ici à des auteurs ayant vécu suffisamment vieux pour que la négligence frise la bêtise. Il faut en revanche être de mauvaise foi pour invoquer les oublis de Proust ou Perec, morts jeunes, de Kafka ou Pessoa dont l'œuvre est essentiellement posthume.

    (2)Même si, pour le prix Nobel, certaines attributions regardaient une littérature confidentielle, comme la poésie de Brodsky ou de Derek Walcott, et que les perspectives éditoriales ne pouvaient pas être phénoménales. Le choix relevait ici de la beauté du geste...


    Photo : X

  • Hors de sens

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    Le droit comme un principe d'égalité coûte que coûte, jusqu'à la limite de l'impensable et de l'insensé...

    L'Iowa vient d'accorder aux aveugles le droit de port d'armes, parce qu'il n'y a pas de raison que ceux-ci souffrent d'une discrimination en raison de leur handicap (mais devrais-je dire : leur différence).

    Pourrait-on ainsi envisager que pour des élections (présidentielles ou autres), un homme mourant dans la semaine précédant le scrutin, et ayant clairement/publiquement exprimé son choix, ait le droit de voter post-mortem ? Pourrait-on sérieusement agir pour que la mort inopinée ne soit pas un obstacle à l'expression politique, puisqu'on autorise bien des mariages post-mortem ?

    Il y a sans doute de multiples, pour ne pas écrire : d'innombrables, situations absurdes sur lesquelles l'esprit tordu de l'époque aurait loisir de légiférer. À chacun de se creuser les méninges.

    En attendant, et pour redevenir vers un peu sérieux, soulignons que l'extension du droit en dehors de toute réalité tangible, comme une abstraction propre à satisfaire les désirs individuels, a quelque chose de sinistre, qui va bien au-delà de ces délires américains (on les trouve ailleurs, aussi, qu'on ne s'y trompe pas...). Le bon plaisir du roi n'existe plus, et il n'y a pas lieu de s'en plaindre, mais est-il judicieux de le remplacer par le bon plaisir de chacun ? Fallait-il, pour nous faire croire que tout irait mieux, multiplier les royautés factices et faire que, pour citer ce cher Montaigne, chacun se prélate jusque dans sa garde-robe ? Doit-on accepter tout et n'importe quoi sous prétexte qu'il ne faille léser ou blesser personne ? Devrais-je intenter un procès à la ligue professionnelle de basket-ball parce qu'il n'est quasiment pas possible d'y réussir si on ne mesure pas 1 m 80 et qu'il faudrait instaurer des quotas pour que tout le monde puisse avoir sa part du gâteau, jouir de ses droits, les géants, les grands, les moyens et les nains ?

    Je ne sais si un aveugle de l'Iowa sortira dans la rue et tirera (faut-il écrire : à vue). Cette loi n'aura peut-être jamais d'effets pratiques. Et d'aucuns diront que les voyants font suffisamment de carnages pour qu'on ne s'offusque pas de cette adaptation légale. Certes. Mais c'est l'esprit qui la motive qui pose problème. Cette revendication nous aurait fait rire si Raymond Devos en avait tiré le fil (et rien que le fil...) pour l'un de ses sketchs doucement kafkaïens. Pour une histoire sans queue ni tête, soit ; pas pour une réalité sens dessus dessous...


    Photo : Thomas Barbey