Robert Rauschenberg, Choke, 1964, Mildred Lane Kemper Art Museum
Léo Castelli, le galleriste, qui n'était pas encore connu, s'entretenait avec Josef Albers, son maître au Black Mountain College. La discussion, comme toujours, était pleine de profondeur et soudain, Albers lui parle d'un texan qu'il a d'ailleurs eu comme élève, sorte de tête brûlée sur lequel nul ne voudrait parier un dollar. Castelli, saisi sans doute de cette ardeur intuitive qui ne le quittera jamais, décide quelques jours après de se rendre à l'atelier donnant sur Pearl Street, chez Rauschenberg, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Robert Rauschenberg. Pas un inconnu, mais effectivement un homme que l'on qualifiera de difficile. L'artiste le reçoit et l'on commence à parler. Il fait chaud ; Castelli demande à son hôte s'il n'aurait pas quelque chose à boire. Du scotch. Tout serait parfait s'il y avait des glaçons. Mais Rauschenberg n'en a pas et du coup, il se dit qu'il pourrait aller en demander à son voisin du dessous. Le gars du dessous est artiste aussi. Il remonte avec lui, et les attendus glaçons. Un peu de fraîcheur et d'alcool. Ce qui devait être un possible échange à deux se transforme en une discussion à trois, parce que l'inconnu n'est pas inintéressant, au point qu'au bout d'un moment, l'esprit de Castelli déplace son intérêt vers cette étonnante rencontre. Il aimerait bien voir ce que cela donne, à l'étage inférieur. Et l'autre, dans un mélange d'effervescence et d'inquiétude, ne dit pas non. La porte s'ouvre et le galleriste reçoit un choc. Commence alors une collaboration fructueuse. Ce voisin du dessous imprévu sera le premier artiste exposé par la Léo Castelli Gallery, ouverte en 57, dans la demeure de Léo et Ileana, sur la 77ème Avenue. Il s'appelle Jasper Johns.
Cette histoire illustre évidemment, dans une énième version, ce que le commun appelle un coup du destin. À ce titre, elle n'aurait pas de valeur particulière. La rencontre de deux trajectoires qui n'avaient que peu de chance de se croiser (encore que... mais c'est une autre histoire). Il n'y a pas beaucoup à gloser sur les effets a posteriori d'un début improbable produisant les fruits les plus riches. Et laissons la main de Dieu à ceux qui croient.
Dans la rencontre entre Castelli et Johns, la grandeur n'est pas dans le ridiculement petit de l'eau glacée qui fait tiers (plus que Rauschenberg) mais dans la reconnaissance acceptée et nourrie, dans la difficulté possible et les blessures probables, toutes prises d'un seul coup d'un seul. La reconnaissance, dans les deux acceptions du mot. Les glaçons ont sans doute fondu vite dans le scotch mais leurs empreintes, dirais-je leur être, demeurent. Ils se sont métamorphosés en tableaux, en œuvres.
C'est néanmoins l'objet de médiation qui m'arrête, cristallise mon attention. Des glaçons. Je pense alors à un jeu de dés, transparents et froids, et par ricochets à ce lancer «qui jamais n'abolira le hasard». Tout à coup, leur matérialité, leurs possibles dérives symboliques chargent l'anecdote d'un supplément de beauté et de douleur, car la magie qu'elle porte en elle est si rare. Ces glaçons deviennent alors une métaphore de ce que sont toutes les rencontres dont nous sentons qu'elles ne sont pas fortuites, et que nous ne savons pas faire advenir autrement que comme un moment suspendu, sans réussir à leur donner la dimension qu'elles pourraient (ou auraient pu) tenir dans le cours de notre existence. Par peur, par lâcheté, par renoncement. Ces petits cubes sont bien, dans leur netteté transparente, l'écueil inquiétant de nos vies. Nous voudrions les prendre sans hésiter mais leur fraîcheur est aussi indissociable de la brûlure qu'elle impose à notre peau (et notre peau n'est que le point de contact de notre cœur, sa surface, d'une certaine manière). Et souvent nous les regardons fondre lentement au creux de notre main ; cette transparence tend vers sa disparition (mais c'est une part de nous qui disparaît) et la brûlure s'accroît. Bientôt il ne reste plus rien, croyons-nous. C'est une illusion. Ils font flaque en nous, ce que l'on n'ose pas nommer souvent, mais qui n'est rien d'autre que le chagrin (qu'il nous restera à convertir en autre chose, un jour, de vivant parmi le vivant qui n'a jamais cessé d'être en nous).