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mélancolie - Page 3

  • Chant du demi-jour

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    Depuis quelques jours, un oiseau chante dans la cour intérieure. Il trille ; il soliloque. Mâle ou femelle, tu ne sais. Pas plus que son espèce. Tu n'es pas un spécialiste. Ignare en la matière, tu l'écoutes, vers les cinq heures trente, alors que la nuit est encore là, ce que tu as trouvé étrange d'abord,  croyant qu'il lui fallait soleil pour faire sérénade. Apparemment pas. Mais tu n'y connais rien. Tu l'écoutes. Peut-être est-il seul, faisant ses gammes, parce qu'il se doit d'en être ainsi : le chant comme raison d'être. Peut-être est-ce à un(e) autre que s'adresse son babil vigoureux, un(e) autre qui ne répond pas, écoute ?, puisque, unique certitude, tu n'entends qu'une voix. Il est en tout cas ponctuel dans ses vocalises. Il t'apaise. Est-il le signe définitif du printemps, ce plus-près-de-la-nature venu à ton oreille, fenêtre fermée (et quand il fera plus chaud, et qu'ils joueront sonate à deux, ou quatuor, ou quintet, ce sera folie, la fenêtre alors ouverte)? Tu ne sais (bonté entretenue de l'ignorance. Tu ne guettes pas l'intrus, le jour venu) où loge l'intempestif. Anfractuosité plutôt que branche : les arbres sont nus. Il a fait son chemin et sa demeure et n'a pas de compte à te rendre. Tu écoutes son solo, ses vingt minutes modulés dans le silence. Il se tait sans que ton esprit là encore puisse rien comprendre : d'un coup plus rien que la demi-obscurité chargée désormais de cette voix suspendue. Mais ce chant est comme la clef infirmière de ton insomnie et tu tombes au sommeil, très vite, avec cette pièce de bonheur en toi.

                                                                   Photo : X

  • Schumann, nocturne et lumineux

    La première pièce des Fantasiestücke de Schumann, Des Abends, est une demeure silencieuse, dans une rue de Bruges où nul ne passe, la nuit tombée, et dont l'éclairage modeste vient s'apaiser aux vitres épaisses de verres colorés et ronds, comme des culs de bouteilles, sertis dans un treillage de plomb disposé en losanges.

     


  • Pas de porte

     

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    C'est la fin du printemps. Non loin, dans la courbe d'une rue, il est sur le pas de sa porte, d'une demeure dont tu ne connais nulle fenêtre. (peut-être de l'autre côté, invisible, une hypothétique cour intérieure). Il a la sécheresse des vieux et dans le regard une présence vivide, contraste qui t'a étonné la première fois qu'il t'a dit bonjour, sur le pas de  sa porte. Depuis, tu es repassé et le jeu (en est-ce, vraiment...) a recommencé. Bonjour, monsieur. Tu as d'abord répondu courtoisement. Puis un jour, tu as devancé son œil, comme si tu l'avais, cette fois, attendu, toi, et que tu voulais avoir le premier mot. Bonjour monsieur. Il est arrivé que tu l'aperçoives échanger quelques mots avec le quidam (à moins que ce ne soit une dame du quartier, tu ne sais...). Sa vie t'est inconnue, et le restera. Tu devines simplement une solitude contrecarrée par les premiers jours sans nuages. Il n'est pas sûr qu'il lui faille combler un vide (pourquoi penser à la misère...) mais continuer à nouer le fil du monde. Tu sens très nettement qu'il n'a pas le souci d'engager la conversation. Il ne quémande rien, comme le font parfois certains vieux à la caisse du supermarché, ou à l'arrêt de bus. Telle est sa singulière façon d'apparaître dans ta vie, sans attente mais contournant le silence, le silence qui, s'il l'avait maintenu, aurait signifié qu'en ce lieu (le lieu dont vos deux amabilités, aussi brèves soient-elles, prennent possession par le seul fait de marquer vos destins croisés), il n'y eut rien (pas rien, dans l'absolu, mais autre chose qui eût couru le monde sans vous).

    C'est l'été. Sa implicité et ses yeux te poignent. Tu penses à ce temps futur où aux mêmes bénéfices d'une humeur bleutée et ensoleillée, sa porte sera cette fois close. Il sera mort (ou comme si...) et de cet inconnu, dans l'imprécision même de ce semblant de dialogue, simple socialité perdue, tu auras perdu la trace. Tu repasseras devant le pas de sa porte, guettant l'ouverture et ne la voyant pas venir, par la force de cette répétition muette tu envisageras l'imparable.

    Tu penses à lui alors qu'un train t'emmène. Peut-être est-ce la peur d'avoir un jour comme destin le pas d'une porte qui te ramène à ces quelques semaines où vous avez été à la croisée de vos chemins... Il y a dans l'existence des personnes auxquelles on ne voudrait pas ressembler parce qu'on a pour elle un mépris radical, parce qu'elles incarnent une acceptation ou une parole répugnantes, parce qu'elles sont, parfois, la trace de ce qui en nous fait notre humiliation (en secret, face au miroir). Lui n'est rien de tout cela. Tu ne voudrais pas être un jour lui : chemin décharné qui mène à la mélancolie, à cette mélancolie-là. Ne pas être lui, sans que tu éprouves le moindre mépris ou que tu n'ailles t'imaginer le plus sombre des destins.Tu ne t'en fais pas les pires images. Ce n'est pas de la pitié (à son endroit) ou de l'apitoiement (sur toi) mais une grande désillusion : sur la vie, sur les heures, sur cette main de poussière avec laquelle nous croyons tenir le monde...

    Il y aurait beaucoup à réfléchir sur notre perméabilité. Ébranlés du quotidien pendant que les images du guerre défilent entre les publicités, compatissants humanitaires d'un jour pour nier la misère proche. Telle est la géométrie variable de nos accommodements. Il est dix-neuf heures trente. Dans le train, tout le monde mange ; la machine glisse sur les rails, balancement à peine sensible. Le soleil commence à renoncer. Le dehors est comme réfrigéré par la clim. Il n'existe pas, il s'efface. Nous ne sommes que des passants...

     

    La photographie est extraite du blog très singulier Midi à sa porte de Thomas P.

  • S'identifier

     

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    "N'importe qui peut être n'importe qui"

    Luke Rinehart, L'Homme-dé, 1971

  • Urbi et orbi

    http://roman.opalka.pagesperso-orange.fr/images/Detail_ancien_3.jpg

    Roman Opalka, Détail, 1965

     

    Tu crois que c'est le silence qui te fait peur, la fenêtre ouverte sur la cour intérieure, et pas une fenêtre allumée. À croire qu'ils sont tous partis, ceux vers lesquels tes regards se tournent parfois, les avant-bras appuyés contre le rebord, à fumer une cigarette, ces inconnus entr'aperçus, et que tu ne reconnaîtrais pas dans la rue. il est pourtant certain que tu les croises mais ils ne sont pas plus que des quidam. Ils sont des probabilités de voisinage quand, par tu ne sais quel hasard, leur visage te revient en mémoire, qu'ils te disent quelque chose, ces visages. Mais te dire quelque chose est une expression bien inadéquate, parce que justement avec eux tu n'échanges jamais rien. Ils sont dans le décor. Ils comptent infiniment moins que ces regards du cœur que tu contemples de loin en loin, comme des fanaux de ta propre certitude d'être, dans l'inconsistance du temps qui passe, malgré tout. Il pleut, doucement : c'est un froissement à peine perceptible, cadrant si bien avec cette obscurité de fils emmêlés avec lesquels tu te débats. La pluie, oui, un fil, des fils, pour l'heure venue jusqu'au passage d'un nouveau jour. Le silence ne te fait pas peur, tu te trompes : ce serait de ne jamais pouvoir le retrouver qui t'inquiète, comme de perdre à jamais quelqu'un que tu aimes...

  • Chateaubriand, transfiguration...

     

    La Bretagne a-t-elle jamais été comme la décrit François-René ? Est-ce l'important ? Mais puisqu'un récent billet évoquait incidemment les horreurs d'une quatre-voies et la transhumance touristique vers Saint-Malo, il n'y avait plus qu'à se replonger dans les Mémoires d'outre-tombe pour y trouver la parade idéale : un univers transfiguré, dans lequel se mêlent des indices d'une réalité perdue (pour nous évidemment, mais déjà pour l'auteur) et les dérives d'un imaginaire à même de faire qu'en ce point de France que Voltaire regardait de si haut (pensons à la Basse-Brette de L'Ingénu) se réunIssent les souvenirs d'une Europe aujourd'hui défaite. Et le style de Chateaubriand est en soi une si belle rêverie...

     

     

    "Rien de plus charmant que les environs de Saint-Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu’à Dinan, mériteraient seuls d’attirer les voyageurs ; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d’antiques manoirs de la Bretagne féodale et d’habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négociants de Saint-Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguette, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d’un grand luxe. Bonnaban, château de MM. de la Saudre, est en partie de marbre apporté de Gênes, magnificence dont nous n’avons pas même l’idée à Paris. La Briantais, Le Bosq, le Montmarin, La Balue, le Colombier, sont ou étaient ornés d’orangeries, d’eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d’un portique de tilleuls, à travers une colonnade de pins, au bout d’une pelouse ; par-dessus les tulipes d’un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes.

    Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriétaire d’une petite bastide blanche avec un jardin ; parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d’une autre rive et d’un autre soleil : c’est l’itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d’une belle race normande ; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callomandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d’une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relèvent en forme de béret, ou flottent en manière de voile. Une chaîne d’argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles ; lorsqu’elles soutiennent d’une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, les Valkyries de l’Edda dont la plus jeune est l’Avenir, ou les Canéphores d’Athènes, n’avaient rien d’aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore ? Ces femmes, sans doute, ne sont plus ; il n’en reste que mon souvenir."

                      Les Mémoires d'outre-tombe, Tome I, livre 5

  • Post-scriptum

    Les faits parlent d'eux-mêmes. Les faits sont là, comme le compte rendu d'un scanner. Je n'ai donc plus rien à dire... Je croyais qu'ils étaient têtus, les faits. Erreur. C'est nous qui nous nous entêtons à vouloir les sauver, et sauver ce que nous avons voulu y mettre, comme quand auprès d'une oreille amie, nous venons avec armes et bagages  pour les poser, les armes et les bagages (pas les faits...) et nous reposer un peu. Les armes sont d'ailleurs plus importantes que les bagages, en valeur et en nombre.  Jamais en paix intégrale. Ce serait trop facile. Alors les faits qui parlent ? Que nous faisons parler plutôt, par peur ou conviction : c'est tout un. Les faits ainsi décomposés, décortiqués, estimés, comme un chassis passé au marbre ; à moins que ce ne soit une opération à cœur ouvert, quand on prend les faits par les sentiments. Nous glissons les faits dans des habits de mots ; nous nous entêtons sur les êtres. Cela dure plus que de raison,  mais c'est en même temps ce qui fait le prix de la vie, jusqu'à ce que nous tournions la page, enfin libres d'avoir fait le nécessaire : non d'avoir renoncé, mais d'avoir accepté l'inéluctable.

  • Codicille (à la quadrature de Porto)

     

    Une belle ville doit sublimer la pluie. Porto est très belle, plus encore  que ce que tu en gardais en ta mémoire. Il faisait, depuis le début de l'après-midi, toile grise, puis vers seize heures, le crachin a fait son fil, une laine peignée d'humeurs trempées sur le Douro, quelque chose qu'on trouve en Bretagne (les mouettes en plus flottaient en harpies au-dessus des têtes), comme ce souvenir des quais de Douarnenez, en un février très lointain, voyant mourir la mer jusqu'à limiter le monde au rebord asphalté de l'autre côté de la rue. Cette liquéfaction, grisante, compose, plus qu'elle ne l'éteint, avec le puzzle coloré des façades. Elle est l'ombreuse requête de l'éclaircie.

    *

    Au Majestic, ta table, cette fois, est la plus proche du piano demi-queue (Carl Reutner). Il s'installe et commence par un rag-time un peu mièvre. Pas grave : tu commandes un autre Churchill Estates. Tu penses à la chanson de Charlélie Couture. Personne ne l'écoute vraiment. C'est bien là le charme. Deux jeunes femmes viennent se faire photographier près de lui. Puis elles s'en vont. Elles diront sans doute que c'était formidable.  Tu aurais trouvé amusant que la plus blonde des deux se penchât vers le pianiste et lui murmurât Play it again Sam, que tu fusses dans un souvenir de film jusqu'au bout. Les notes annulent les conversations voisines, merveilleusement.

    *

    Un dernier porto blanc, le mal nommé pour celui-ci, quand la perle au creux de la main est d'hyacinte et d'or.

    *

    Il fait nuit maintenant. La pluie a fait retraite. Tu es comme la pluie. Tu as vu le pont de loin, de la distance d'un an qui a passé. Il faut savoir revenir. S'alourdir du vivant. Mettre ses pas dans ses propres pas et découvrir que ce n'est pas l'ornière.


     

  • Matin

     

                                                            "L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !" (Lautréamont)

     

    Un certain temps dans le bus. Pas le soir, au milieu des hagards, dans le bouquet des heures suées de l'été ou les miasmes de l'hiver. Plutôt à l'intermédiaire : mi-mars ou fin octobre -période resserrée dans le cycle de l'année, comme ces courts moments d'un champ au repos. C'est le petit matin, dans la fraîcheur sèche, et les voyageurs clairsemés. À peine une dizaine. Silencieux. Communion des restes d'insomnie ou des soubresauts oniriques. Le jour commence à fureter. Les enseignes ont encore une certaine portée. Fanals bientôt affadis pour le passager de la nuit. Tu ne retournes pas au sommeil, à peine la somnolence, et tu connais enfin la patience engourdie des choses qui filent derrière la vitre. Jachère de l'âme transportée. Le grondement du moteur, seul bavardage du moment, rend plus muettes encore les façades qui, pour les plus hautes, zyeutent le fleuve. Une péniche remonte le courant. Vous doublez un cycliste portant des chaussures vertes.  Les rideaux de fer sont encore de mise. Ton corps est habité d'un abandon qui, tu le sais, ne durera pas. Il suffirait que deux intempestifs (fêtards ou travailleurs énervés) surgissent et le charme refluerait.

    La vitesse, modeste, est berceuse (souvent le bus passe un arrêt. Personne). Le bar-tabac vient d'ouvrir. Tu en connais les discussions minimales, paupières fixées sur l'expresso serré. Tu voudrais que le trajet filât infiniment. Ni terminus, ni boucle : à la place, une évadée sans autre objet que de te protéger de ton retour au monde. Pourtant ta main doit appuyer sur un bouton (puisque nul autre voyageur n'a étiré son corps), parce qu'après le prochain virage, c'est pour toi (oui, de ce pour toi qui justement te retranche de la liberté passagère, ce pour toi qui te fait autre.). Redescendre sur terre. De toute manière, trop tard. Les voitures sortent de tous les coins. Les gens. La ville. Fini le temps du bus. Tu descends. Quelqu'un de connaissance se retourne, sourit en t'attendant. Le soleil vient de passer du rouge à l'orange.

     

  • S'armer d'une folle espérance...

     

    labyrinthe de la cathédrale de Chartres

         

    "Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir"

                                      Maurice Blanchot, L'Attente. L'Oubli (1962)