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paysage

  • Jouer l'indignation

      

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    Le 2 août, la comique de droite Natacha Polony commettait un article dans Le Figaro au titre magnifique : ces paysages que l'on assassine, dans lequel elle s'alarmait et se lamentait (pour le moins) de la disparition des paysages français au profit (si l'on peut dire) d'une rentabilité obtuse à l'ère de la rationalité néo-libérale à laquelle elle collabore (sans quoi elle ne se répandrait pas dans ce journal et ne ferait pas l'exercice vulgaire d'être l'allier de l'histrionnesque Ruquier (1).)

    Elle découvre donc la France et la manière dont la modernité la massacre. Elle retarde un peu. On peut toujours lui conseiller de se retourner vers la mission de la DATAR des années 80, laquelle conviait des photographes à explorer la France (2). Elle peut aussi se replonger dans les œuvres de Pierre Bergounioux, Jean-Christophe Bailly et plus lointain, ce cher Giono. Évidemment, s'il faut aller dans le plus sulfureux, il y a de magnifiques pages sur la puissance du paysage chez Barrès, notamment dans Les Déracinés et plus encore dans ce voyage initiatique du père et du fils que sont Les Amitiés françaises (livre dans lequel on trouve déjà le lamento du paysage perdu...), quand, par exemple, il évoque le promontoire de Sion-Vaudémont : 

    « Le lendemain, vers les trois heures de l'après-midi, quand nous eûmes gravi les côtes qui dessinent le cours de la Moselle et que le promontoire de Sion-Vaudémont, brusquement, apparut sur la vaste plaine agricole, nous y marchâmes tout droit à travers les antiques villages.C'est ici le Xaintois, que César disait un grenier; c'est le comté de Vaudémont, petite province de la souveraineté des ducs, mais distincte de leur Lorraine et du Barrois. Depuis des siècles, sur cette terre, rien ne bouge, et ses cultures immuables commandent des mœurs auxquelles nul ne se dérobe, sinon par la fuite dans les villes. Je fais écouter par Philippe un silence qui jadis enveloppa ses pères. Nous laissons l'automobile au pied de la falaise historique, qui, presque à pic, se dresse de deux cents mètres. Nous gravissons à pied le sentier découvert, et c'est encore à pied que Philippe et moi, nous suivrons dans tout son développement la sainte colline, telle que nous l'embrassons maintenant : bizarre cirque herbacé, en forme de fer à cheval, qui surplombe un vaste horizon de villages, de prairies, de bosquets, de champs de blé surtout, et que cerclent des forêts. 

    À la pointe où nous sommes d'abord parvenus, il y a le clocher de Sion, et sur l'autre jointe. pour nous faire face, la ruine de Vaudémont. De ce témoin religieux à ce témoin féodal, en suivant la ligne de faîte, par le taillis de Playmont, le Point de Vue, les Ghambettes et la porte du Traître, c'est une course de deux petites heures. Je ne sais pas au monde un promenoir qui me contente davantage ».

    Ces quelques lignes ont sans doute, au goût de beaucoup, un accent trop français ; elles dissonnent dans le concert mondialisé de l'homogénéité terrible et de l'alignement froid. Mais, pour qui a vécu en zone frontalière, s'il y a bien des glissements et des influences, il est aussi de franches ruptures. La Flandre française n'est nullement la Belgique. On la reconnaît d'un coup d'œil. En fait, le démembrement du territoire français, son industrialisation, sa fermeture utilitaire pour en faire là une Z.I., ici un autoroute, ailleurs une étendue banlieusarde, encore : le règne de l'agriculture intensive ou un parc pour touristes désœuvrés, ce démembrement est le fruit entendu et rationalisé d'une vision dont le journal qui emploie la pauvre Polony est un défenseur zélé. On ne peut à la fois se chagriner que la campagne ne soit plus qu'une attraction récurée quand il fut de bon ton de moquer les régionalistes, les partisans d'une ruralité humaine. Car, si l'on veut bien ne pas s'en tenir à la déploration que l'on prend souvent pour une forme molle de la pensée : la nostalgie comme sclérose, il faut tirer de cette désagrégation du paysage un constat plus sombre. C'est bien là une manière de chasser l'Histoire. En défaisant ce qui est bien plus qu'un décor, un héritage, on cherche avec l'uniformisation la disparition de ce sens profond qu'est l'enracinement, dont une des formes les plus précises est justement la capacité des hommes à se reconnaître face et dans le paysage. Et cette reconnaissance est évidemment double : le repérage se mélange à l'identification. La question n'est donc pas seulement une affaire de développement ; elle a une portée civilisatrice. Polony peut nous faire le coup des papillons et des brochets qui disparaissent, agiter la corde sensible de l'enfance, faire la grincheuse devant les attentes de la FNSEA. Le problème est bien plus large et elle passe à côté.

    Son papier sent la BA, le décalé facile. Qu'attendre de plus, de toute manière ? Le parisianisme dont cette journaliste n'est qu'une énième incarnation, cet état d'esprit à la pointe de la modernité n'envisageant pas qu'il puisse y avoir une vie au delà du périphérique, dont le snobisme caricatural n'est que la redite des romans du XIXe siècle (en somme : des balzaciens sans talent...) a encore de belles années à vivre, hélas.

    (1)Natacha Polony est l'exemple-type de la pseudo-révoltée de service, de la réac à deux euros, dont la sphère médiatique a besoin (une sorte de Zemmour en tailleur...) pour nous faire croire que nous vivons en pays de tolérance (mais chacun sait, depuis Alphonse Allais, qu'il y a des maisons pour cela). Elle joue la contestation, un peu comme certaines adolescentes jouent la révolte : le même maquillage vulgaire et le verbe facile. On a juste envie de lui dire : rentre chez tes parents, on a passé l'âge, sinon qu'en matière de politique, c'est plus gênant.

    (2)Des photographes autrement plus puissants dans le regard que notre balayé Franck Provost du PAF, si l'on veut accorder quelque crédit à une personne comme Yann-Arthus Bertrand : ils ont nom, entre autres : Lewis Baltz, Raymond Depardon, Dominique Auerbacher, Sophie Ristelhueber ou Tom Drahos...

     

     Photo : Philippe Nauher

     

  • Avec vue...

     

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    Parfois, vous arrivez en fin d'après-midi en un territoire que vous connaissez à peine (mais il est aussi possible que l'histoire vaille pour ceux où vous êtes déjà venu, et souvent même). Il vous faudra trouver un havre. Mot magnifique. La voie étymologique rappelle que le havre, c'est le port. Est-il nécessaire pourtant qu'il y ait l'océan pour penser que, vers les six heures, il s'agit bien de jeter l'ancre ? Pourquoi pas une anse accueillante en plein cœur des Pyrénées, de l'Ombrie ou du Jura ?

    Bientôt le soir viendra. Vous n'en avez cure. Pour l'heure, à l'hôtelière, derrière son comptoir, vous demandez une chambre. Avec vue.

    Cela suppose-t-il qu'il puisse y avoir des chambres aveugles ? Vous n'en avez jamais connu mais un ami, à Foix, et un autre, dans un taudis vénitien...

    La chambre avec vue, en hauteur, face au lac (ou la mer, la montagne, le val boisé,...), sera plus chère. Vous signez tout de suite. Que ne feriez-vous pour jouir du paysage... C'est d'abord ce que vous vous dites : que votre regard puisse s'offrir une envolée et que vous prolongiez le voyage, là, immobile, le corps penché, les avant-bras en appui, à la fenêtre, que l'inconnu et le lointain entrent jusque dans ce lieu qui ne sera jamais vôtre. Ce n'est pas une question de luminosité. La chambre, cette fois, est orientée au nord, mais il y a autre chose, comme un impératif d'oubli.

    Oublier que toutes les chambres d'hôtel se ressemblent. Le mobilier impersonnel, la tapisserie neutre, les médiocrités impressionnistes (certes, vous vous souvenez de cette exception romaine et une autre, à Varsovie). Elles ont toutes un parfum de cellule.

    Oublier aussi la déception de la journée : la cathédrale en réfection et le javellisé de la vieille ville.

    Et vous vous attardez sur les détails du paysage. Vous vous faites topographe et rêveur ; parfois, l'horizon est plus qu'une promesse, une véritable réorientation du voyage. Vous irez là-bas, demain, vers l'inconnu du pli rocheux ou à la pointe presqu'insulaire que prend la brume. 

    La chambre avec vue vous soulage. Le soir arrive. Bientôt, il n'y a plus rien que l'obscurité, l'obscurité la plus absolue : de ce côté-ci, pas de réverbères. L'aventure a duré une heure, à peine...


    Photo : André Kertész

  • Vert


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    Filippino Lippi, Vierge adorant l'Enfant, 1478, Galerie des Offices, Florence

    Tu croyais aller à Rome et tu fredonnais Respighi, quand il célèbre les pins du Gianicolo. Tu en sentais déjà la fraîcheur roborative, quand l'éternité du soleil fait vaciller les pierres et les coupoles, au loin, comme un décor feérique. Ce sont des ombrelles géantes et tu y pensais de cette manière, dans leur commodité face à un été écrasant. Mais tu n'es pas allé à Rome et tu as oublié, pour un temps, le plaisir de la Piazzale Garibaldi, te retrouvant alors sur le promontoire de San Gimignano, à contempler la campagne toscane qui t'a ému, dans la multitude de sa verte saison. Les cyprès, presque noirs, les oliviers et leurs feuilles comme recouvertes d'un éclat argenté, donnant l'impression de guirlandes métalliques, des pins, en touffes hautes et hératiques, des chênes, des lauriers... Les collines regorgeaient tout à coup d'une palette à laquelle tu n'avais jamais fait attention, comme si la campagne toscane t'avait pendant si longtemps laissé indifférent. Et de la voir ainsi te ramenait à une expérience picturale où tu discernais moins les espèces et les variations topographiques que les mélanges et les superpositions chromatiques... Tu pensais à ces arrière-plans, comme les différentes profondeurs suggérées d'un décor de théâtre et c'était un étonnement de découvrir cette évidence-là, en plein soleil, d'une constance des choses contenue dans la couleur et qu'au-delà du sujet traité, de la manière de l'artiste, hors des restes de l'homme se contemplant dans ses ruines, demeurait une vérité dans la couleur, un lien qui, par exemple, te rapprochait davantage encore d'une œuvre de Filippino Lippi...

    Mais l'écrire ainsi n'est peut-être qu'une approximation, de croire que la contemplation d'un paysage réel vous rapproche de peintures admirées mainte fois, car, qui sait si l'inverse n'est pas plus vrai, à savoir que l'imprégnation d'un monde ancien, révolu, en partie incompréhensible n'a pas fini par désiller l'aveugle promeneur que tu étais dans la campagne toscane et si les hauteurs de San Gimignano ne sont pas, dans l'ordre symbolique, le signe d'une sensibilité soudain rendue à elle-même, élevée de pouvoir admirer le monde, alors même que l'esprit si souvent s'aveugle. Et pour tout dire ; sentir que tu es allé du tableau au paysage et du paysage au tableau, comme dans une promenade hors du temps, salvatrice et nourricière, pour être là et ailleurs, simultanément...

  • 2-Mirek

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Dirais-tu, Mirek, que c'est un petit matin ? Il n'y a pas de petit matin, tu le sais, toi, si par "petit", on voudrait croire qu'ici il y aura de la douceur, soleil juste comme il faut, commençant à rouler sa bosse, encore tiède de nuages hauts qui lui font voilette. C'est rare, très rare. Possible mais rare. Donc, pas de "petit matin".

    À moins que tu veuilles signifier le rétréci du ciel, du chemin, de la respiration à contre-temps du pas, lui-même en retard, toujours en retard sur le tic-tac de la roue arrière qui tourne.

    Cela, ainsi : après l'impératif réveil que j'ai placé à l'autre bout de la pièce pour m'obliger à fuir le lit, l'eau du broc qui ploque dans la cuvette en émail, les volutes du café bouillant, le tic-tac du vélo que je traîne (engin et ritournelle) depuis le pied de la côte, celle à la sortie du hameau. Je traîne cette feraille comme un chien près de crever. Elle me sera pourtant très utile, ensuite, pour les dix kilomètres jusqu'à la fabrique. Mais il y a un temps où il faut que je récupère de la pente. Ce n'est plus comme avant. Haleine en buée, brume au ras du sol.

    Tic-tac de la roue, toujours, et plus un mot à dire sur le chemin depuis que tu es mort, Mirek, à l'automne.