usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • De sang-froid

     

    winogrand-women are beautiful.jpg

     

    Tu es juste à la distance où tu ne vois pas son visage, où tu n'entends pas ce qu'elle dit, et peut-être qu'en ce moment elle parle à sa mère, des courses qu'elle va aller faire chez Macy's, en retrouvant Deb, qui finit à seize heures, à moins que ce ne soit son mec, ave lequel elle a eu des mots hier soir, parce qu'il voulait absolument repasser chez Cartwright's pour une dernière Brooklyn Lager, et elle, elle ne voulait pas, ou bien est-ce une amie, une agence pour un boulot temporaire, mais cela n'importe pas puisque tu es juste à la distance où tu n'entends rien, où tu ne vois pas son visage, caché par la structure ajourée de la cabine téléphonique, toi, dans la position un peu bancale à laquelle te contraint le gros sac que tu as sur le dos, le ballot de linge que tu ramènes chez ta sœur Stacy, et qui fait pencher ton corps vers l'avant, juste à la distance pour voir sa jambe levée et le haut des cuisses, et te demander si oui ou non, mais à une distance trop proche pour que tu puisses décemment poser ton fardeau par terre et faire semblant de lasser ta chaussure, parce que vraiment tu passeras pour un obsédé, quoique tu croies que non, ce n'est pas, c'est juste profiter du paysage comme le répète souvent Tom, ton patron de boulanger pour qui la vie est belle, Mo, très belle, si tu sais regarder là où il faut, et quand il faut, et que, cette jambe levée, ce pied en appui, avec la petite lanière autour de la cheville, c'est toute une histoire, comme le mollet, le genou qui pointe, et si jamais tu te baisses, alors tu verras si, mais elle te verra aussi, et c'est toujours la chose la plus étrange du monde, ce moment où tous les participants du jeu sont à découvert, et à la loterie des grandes lâchetés, on est parfois étonné...

     

     Photo : Garry Winogrand

  • Les Petits inspirés

     

    politique,élection,présidence,démocratie,sarkozy,copé,valls,légitimité,narcissique,infantilisme

     

     

    C'est en apprenant l'abdication de Juan Carlos au profit de son fils Felipe que m'est revenu à l'esprit un propos paternel concernant Jean-François Copé.

    Celui-ci est empétré dans l'affaire Bygmalion, énième version affairiste de la politique dont on ne s'étonnera d'ailleurs pas puisqu'il serait fort naïf de croire que le pouvoir est un territoire où l'argent, le cynisme et les (petits) arrangements ne seraient pas des clés pour en comprendre l'esprit. Pour l'heure, l'homme qui prend un retour de bâtons est le pauvre Jean-François. Il est contraint de démissionner et comme il convient en ce genre d'occasion, les notices biographiques du bla-bla médiatique ont des allures de nécrologie. Copé n'abandonne pas seulement la tête de l'UMP, il est mort. Et cette mortalité brutale et politique apparaît plus encore spectaculaire que les multiples portraits qu'on lui consacre insistent sur l'ambition fougueuse de l'intéressé. Devant le désastre de la normalité, il avait pris tous les risques pour être l'homme de 2017. La réussite ne sera pas au rendez-vous. Il en rêvait pourtant et depuis longtemps. C'et alors que sort la confidence paternelle : la première fois qu'il se serait vu en président, il avait sept ans. Un précoce ardent : la chute est plus dure encore.

    Cette anecdote est-elle vraie ou participe-t-elle de la mythologie au rabais des temps contemporains ? La question n'est pas là ; sa vraisemblance nous suffit. Elle nous suffit parce qu'elle induit tout un cadre social et culturel rendant une telle nouvelle non seulement crédible mais acceptable, par quoi le père Copé ne passe ni pour un prétentieux ni pour un bavard sénile.

    Le goût enfantin et présidentiel de JFC (il a dû regretter de ne pas s'appeler Kopé. C'eût été un signe imparable) fait ressurgir deux autres figures, peut-être moins précoces, mais tout aussi centrées sur les fastes élyséens : Sarkozy et Valls. En voilà trois qui ont donc cru très tôt en leur étoile, en leur destin, ou pour mieux dire : qui se sont cru un destin, ce qui revient à être l'auto-promoteur de son exception. Et l'on voit bien l'évolution même de la notion de destin, comment cet élément du tragique, très grec, quand le héros ne peut échapper à une œuvre qui le dépasse, n'a plus aucune signification aujourd'hui. L'histoire s'étant étrangement absentée dans les bénéfices de la paix européenne et de la confiscation bureaucratique, il n'y a plus rien de décisif. C'est sans doute un des traits majeurs de l'époque, le signe de son épuisement et de sa décrépitude.

    Imagine-t-on de Gaulle ou Pompidou se rêver, dans une cour de récréation, en maître de la France ? L'un était avant tout un militaire, l'autre un lettré. Les envisager dans cette posture, c'est sentir le ridicule du propos. Pour VGE, MItterrand et Chirac, l'opportunité a dû assez vite mûrir dans leur esprit, et pour les deux derniers le trône républicain fut un hochet obsessionnel dont ils ne surent rien faire : le premier parce qu'il vivait avec la hantise de la mort, le second parce qu'il n'a jamais rien pensé ni fait... Avec ceux qui leur succèdent et qui s'agitent, un pas a été franchi dans l'esprit démocratique.

    Au marché commercial du politique s'ajoute sa déréalisation sublimée dans le rêve d'enfant. La démocratie ou la confusion des âges. À la vacuité des pouvoirs correspond, comme un symptôme, la justification fantasmagorique. Ce ne sont pas des adultes qui nous gouvernent (ou veulent nous gouverner) mais des adolescents convaincus d'eux-mêmes, et seulement d'eux-mêmes (1). Pathétique, sans doute, mais fallait-il espérer autre chose d'un ordre politique réduit à la soumission aux marchés et la spectacularisation médiatique. Il ne faut pas négliger l'impact du passage à l'écran qui rend la carrière politique semblable à celle des stars de cinéma (2). Sans ce miroir existentiel, la compensation narcissique à la vacuité politique n'aurait pas une telle occasion de se répandre.

    Si le pouvoir est désormais fait pour ceux qui se croient destinés, déduisons que celui-ci est une baudruche et la démocratie un simple parcours d'obstacles pour obstinés et chanceux. Ce ne sont plus les événements qui déterminent les hommes, mais la configuration puérile d'un système forcément dévalué. Copé y croyait, s'y croyait. On en rirait presque si un peu de lucidité ne nous forçait à conclure que son échec (définitif ?) est moins le fait de sa médiocrité que d'un manque de précaution. 

    L'effet de croyance est telle qu'à l'heure où j'écris ce billet je découvre la dernière phrase historique de ce cher Sarkozy, qui sent qu'il va devoir revenir en politique parce qu'"on n'échappe pas à son destin". Petit pitre recalé qui se croit une lumière. Et quelle lumière, que de répondre aux appels au secours de l'ami Hortefeux et de la si sotte Morano. On voit bien à quel niveau se situe alors le destin : sauver un parti, sauver des places, jouer des coudes, avec en arrière-plan le pays, la crise et une certaine idée de soi à défaut de pouvoir/vouloir affirmer une "certaine idée de la France."

    Telle est la réalité : l'histoire n'est plus. Reste le fait divers, que les médias travaillent pour lui donner un semblant de consistance. La loterie démocratique tourne au manège, quand certains petits prétentieux pensent qu'à eux seuls est promise la queue du Mickey.

    Ainsi revenons-nous  à ce cher Felipe, qui n'eut jamais ces mesquineries narcissiques, puisqu'il devait être roi. En vertu de cette désignation, que d'aucuns jugeront injuste, illégitime, quand ils ont fondé l'histoire française à partir d'une exécution en place de Grève, le successeur de Juan Carlos est infiniment plus précieux pour son pays que ne le seront jamais nos roitelets autoproclamés en culottes courtes. Paradoxalement, son héritage l'oblige à savoir où il est et ce qu'il doit à son passé. Il ne pourra jamais, lui, avoir la vanité centrée sur son seul mérite. Il ne peut pas faire outre le protocole, l'ordre qui le précède et l'ordre qu'il doit transmettre. Il est à la fois lui-même et un autre (3) quand nos pantins arrogants sont des ectoplasmes (4)

    Ce constat ne signifie nullement qu'il y aurait une puissance génétique de l'aristocrate et que tous les hommes ne soient pas également estimables. Nous laissons évidemment de côté les considérations de sang bleu et autres balivernes à particule. La question est ailleurs. La démocratie est une belle idée, sans doute, mais elle tourne de plus en plus, en ce début de XIXe siècle, à la farce, une farce qui n'a même plus la discrétion des IIIe et IVe Républiques. La démocratie désormais n'est plus une pensée, une perspective mais un job. Un job de prestige pour des âmes communes...

     

    (1)Un ami qui a passé quelques années à Science-Po m'expliquait un jour que cette école (funeste, ô combien funeste, de par son endogamie intellectuelle) pullulait de futurs présidents qui fixaient déjà l'année de leur élection. Des présidents partout, riait-il...

    (2)Sur ce point, la victoire de Reagan sonne la charge des confusions. Elle est bien plus significative que de voir Shirley Temple nommer à un poste d'ambassadeur.

    (3)Selon l'analyse des deux corps du roi de Kantorowicz

    (4)À commencer par l'actuel locataire de ce qui fut en des temps révolutionnaires un garde-meubles. Une prémonition, en somme...

     

    Photo : Otto Steinert

     

  • Miroirs (III) : Hodler, l'infamilier

    Hodler_Autoportrait 1891.jpg

    Ferdinand Hodler, Autoportrait, 1891Genève, Musée d’Art et d’Histoire,

     

    Les hommes ont-ils une apparence qui passerait le temps, alors que nous avons tendance à croire que les visages sont le fruit d'une époque et que nous n'avons qu'une lointaine ressemblance avec les têtes antiques ou les marquis emperruqués du XVIIe siècle ?

    C'est l'impression de déjà-vu qui domine dans cet autoportrait de Ferdinand Hodler qui traversa la deuxième partie du XIXe pour mourir en 1918, et dont la notoriété reste somme toute restreinte. Et ce fait n'est pas sans incidence, parce qu'il semblera d'abord au spectateur reconnaître en l'artiste cette figure attendue du bourgeois barbu, à la moustache apprêtée, une sorte de figure classique de la IIIe République. On le regarde de loin et l'on pense à Mallarmé (photographié par Nadar) ou à Huysmans (peint par Forain), comme si, dans le fond, Hodler ne pouvait pas être lui-même avant qu'on ne lise le cartel. Il est, d'une certaine manière, une figure, un être qui ne s'appartient pas mais dont l'apparence est une synthèse de son époque.

    Ce n'est pourtant pas à un homme de son temps qu'on l'associera le plus mais à un personnage de fiction : l'incroyable Mister Arkadin de Welles, héros éponyme d'un film souvent méconnu daté de 1955, dans lequel le génial réalisateur reprend le thème de l'omnipotent mystérieux qu'il avait quinze ans auparavant travaillé avec le magistral portrait de Charles Foster Kane. Et comme lui-même en vieillissant prendra de plus en plus les traits impérieux et menaçants de ses personnages, on est tenté de voir la prémonition un peu folle de l'irascible artiste, une parentèle (certes fausse) entre Hodler et Welles.

    Pourquoi prémonition un peu folle ? Il suffit de concentrer son attention sur le regard de Ferdinand Hodler : un regard tendu, saisi dans un mouvement brusque, quand la tête se retourne vers le spectateur. Celui-ci est comme dévisagé. A-t-on dérangé cet homme ? Lui avons-nous dit quelque chose qui le pousse à s'arrêter dans son élan ? Il revient vers nous. Ce n'est même, peut-être, que le premier temps d'un revirement plus dur, l'annonce d'une menace. Il n'a pas l'œil clair, le bleu acier glaçant, quasi caricature d'un assassin, mais il a la noirceur inquiète et inquiétant d'une personnalité imprévisible. À moins que ce ne soit tout le contraire : un effroi impalpable dont nous serions la cause. Nous sommes alors une menace, voire une monstruosité. En ce sens, l'œuvre de Hodler porte aussi, en creux, le visage inquiétant de celui qui regarde, le nôtre.

    La beauté de cet autoportrait tient donc à sa théâtralité, fût-elle incertaine dans son interprétation (1). Nous sommes loin, très loin de la pause et de la convenance. Il n'est pas question de donner l'image attendue, celle qui peut, platement, s'accrocher au mur, dans un mélange de componction et de morbidité. Hodler se veut vivant, peint dans ce qui n'est que le fruit d'un instant, l'instantané d'une histoire dont nous pourrions être, à notre façon, un protagoniste.

    Singulier souci de combattre l'inertie de la peinture, l'ordre terrible du miroir grâce à une disposition qui mélange la fuite et l'agression, comme si le bourgeois qu'il est avait envie de se montrer à travers un instant que l'œil, dans la réalité, ne pourrait saisir. Et de penser alors que nous avons là un exemple discret de l'influence photographique sur l'art pictural, un transfert dans un art ancien des possibilités nouvelles du temps découpé par le nouveau moyen pour rendre compte du monde et de nous-mêmes. Ce glissement fait passer l'autoportrait de la représentation à la mise en scène et plus on le regarde, plus cet homme d'un autre temps nous semble alors proche. Il concentre l'époque révolue et un souvenir présent, une histoire qui est la sienne et une expérience dont je suis sûr de l'avoir vécue. Je ne l'avais encore jamais vu, et pourtant je le connais. Il est fascinant. Je ne puis en détourner mon regard. C'est l'infamilier (2).

     

    (1)Sur la théâtralité en peinture, et sa neutralisation moderne, il faut lire Michael Fried, La Place du spectateur, Gallimard, 1990, dont le titre anglais est plus explicite : Absorption and theatrality

    (2)L'infamilier est le terme choisi par Jacques Nassif pour se rapprocher au mieux de l'unheimlich freudien que les premières traductions françaises ont si mal traduit par "l'inquiétante étrangeté".

     

     

  • Soigner ses névroses, Higelin

    Le présent intermède musical est dédié à ceux qui comme moi détestent et prennent l'avion, alors qu'ils ont tout essayé : la philosophie, la prière, les médicaments et l'alcool (ce dernier expédient ayant été, reconnaissons-le, le plus efficace mais voler bourré ne peut pas être un cri de ralliement en ces temps étranges où se mélangent le laxisme et le contrôle de la pensée les plus terrifiants.). Mais il est vrai aussi qu'il faut bien mourir un jour...


     

  • La Médiocrité

    Gouverner, c'est trancher. Net, vif, d'une pensée affirmée.

    Découper et redécouper, c'est jouer (les mercredis pluvieux, dans l'enfance : des ciseaux, de la colle, des gommettes, et un grand désordre sur la table). On prend une carte et on joue. On refait le monde puis à cinq heures, c'est le goûter et la mère vous dit de tout ranger. C'est fini.

    Gouverner, c'est trancher : il en est incapable.

    La médiocrité n'apparaît pas tant dans l'impossibilité de faire face aux épreuves que le monde vous impose que dans la faillite des ambitions où vous étiez seul maître et par lesquelles vous prétendiez vous révéler.

  • Paille foin

    Un jour (mais dire quand est impossible, car il est très difficile, paradoxalement, de dater un événément, périodique certes, mais extérieur au quotidien, parce que l'attention n'est pas frappée, n'est pas saisie. De même qu'on met du temps à voir la disparition d'une maison le long d'une route à usage épisodique),

    un jour (mais cela ne vient pas de la chose elle-même ; le dérangement vient d'ailleurs. Cela peut être un arrêt inopiné pour une vessie trop pleine, ou un éblouissement qui vous fait tourner la tête et fixer ce que vous ne vouliez pas voir. L'affaire fait son chemin dans votre cécité, et tout devient clair),

    les champs moissonnés, de paille, n'ont plus eu leur damier de bottes rectangulaires, mais des balles plus grosses, rondes, qu'il fallait hisser avec des engins dentés parce que les hommes n'avaient pas la force nécessaire. Et tu ne savais pas, tu ne sais toujours pas pourquoi cette ridicule modification technique : un rouleau plutôt qu'un parallélépipède, t'a semblé la fin d'un monde (quoique tu mentes un peu. Ton esprit dérive et une disparition vient se superposer à la première, qui est plus encore la clôture d'une histoire : la disparition des meules de foin, dans lesquelles vous vous jetiez, les uns et les autres, que vous essayiez de gravir comme des morts de faim, pour finir en sueur, souvent vaincus, le corps griffé de toute la rudesse végétale, alors que vos mères vous criaient dessus en évoquant d'invisibles vipères qui auraient eu plaisir à s'y nicher).

    Un jour donc...

  • Au jour le jour

     

     

    yangshuo.jpg

     

    Les nuages filent au sud et les cieux te semblent tourner à l'envers, comme si, dans un train, tu étais assis à contre-marche.

    La jointure des articulations et les muscles te rappellent à l'ordre.

    La peau se dégénère.

    Se souvenir des derniers instants. C'était une Gulden Draak... Après...

    Être en travers du lit, et les nuages se dispersent. Tu ne sais plus rien, ou presque, de la vitesse du vent, moins encore du temps qui passe.

    Rassembler les dernières images et ses affaires.

    Tu t'habilles. L'appartement est vide, et le mot sur ta table de la cuisine, tu ne le lis même pas.

    Les rues sont molles, le bruit ouaté, les étages à gravir. Tu enchaînes la suée et le froid de la pomme de douche. Il y a le feu du rasoir, les poils flottants dans l'eau blanchie de la vasque ; il y a la cosmétique intérieure du café noir ;

    et le dimanche, le dimanche entier à lire, sur la terrasse, la Vie de Rancé.

     

    Photo : Yangshuo