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  • La décomposition

    Les dernières élections européennes, et dans une mesure assez proche, en fait,les municipales, quoiqu'avec un léger trompe l'œil, intéressent moins par le résultat brut du FN que par la répartition sociologique de son implantation.

    Il est en effet remarquable que ce parti qu'on voudrait assimiler à une droite purement réactionnaire, de nantis passéistes, larmes aux yeux à l'évocation de Pétain et de l'OAS, ce parti, donc, s'épanouit surtout dans les contrées populaires, dans les espaces de misère, dans les aires de relégation héritières d'une tradition industrielle mise à mal par la mondialisation. Mais cela n'est pas vraiment nouveau. Le FN a récupéré ceux que la gauche social-libérale avait depuis le milieu des années 80 sacrifié à son idéologie multiculturaliste, que le think tank Terra Nova a ensuite théorisée, en décrétant que Dupont, bien blanc, ouvrier de base, était bon à passer à la moulinette électorale, quand l'avenir démographique des banlieues se trouvait dans la captation de Mohamed et de Mamadou. Tous les efforts socialistes se sont concentrés, sous la bannière de la repentance et de la multiplication des célébrations mémorielles, flagellation et plaintes, sur ce travail de fond qui devait renouveler le cheptel des votants. La bête ouvrière laissait sa place à la bête immigrée.

    Et si je parle de cheptel et de bête, ce n'est nullement par mépris, bien au contraire. Il s'agit simplement de ramener les apparences d'un combat politique articulé vers/pour les déshérités à une machine à gagner des votes. Un cynisme pur et dur, rien de plus. D'une certaine manière, le rapport ne changeait pas vraiment. Le PS, et ses caciques bourgeois et trotskos, ne variait pas dans son escroquerie : on ne trouvait dans les années 90 pas plus d'arabes dans ses hautes instances que de métallurgistes trente ans auparavant (1). Il ne faut pas confondre la plèbe et l'aristocratie, la valetaille et les maîtres. De nombreux ouvrages ont été publiés sur cette fausse ouverture d'esprit de la gauche de gouvernement, bourgeoise et vaniteuse.

    Ce qui est remarquable, dans le fond, tient à ce que cette fumisterie grossière ait un temps marché, si bien que les baleines roses de la rue Solférino, traînant dans tous les couloirs du pouvoir, de l'Élysées aux grandes villes, en passant par les deux assemblées et les conseils régionaux, ont cru que tout leur était dû, que l'impunité leur était assuré, et que nul n'y verrait que du feu. Cela leur a permis, somme tout, de basculer ouvertement dans le libéralisme le plus sauvage, d'être les bons élèves sournois de la déréglementation, y compris lorsque l'Europe avait majoritairement des gouvernements de gauche au pouvoir, comme ce fut le cas dans les années 90.

    Chez les Grecs, on appelle ce phénomène l'hybris. La démesure, ce qui vous fait oublier le réel pour croire que le monde se plie à vos désirs. Le florentin Mitterrand était, sur ce plan, le plus doué, c'est-à-dire le moins ridicule, le plus cultivé, et à sa façon, le moins dangereux. Il avait encore une certaine nostalgie du monde qui l'avait éduqué. Sa progéniture, dont Hollande est en quelque sorte la formule basse et dérisoire, ne s'est pas gênée pendant ces vingt dernières années de pratiquer le mépris et l'outrecuidance à tour de bras. Inutile de revenir sur les nominations scandaleuses, les amitiés douteuses et le vaudeville à répétition. Tout est permis aux bien-nés pourvu qu'ils aient la bonne carte. Il suffit de les voir s'indigner depuis dimanche sur les résultats qui démolissent non seulement leur représentativité mais toute la structuration d'un socialisme localisé, ancré dans le territoire pour mieux jouer les pères protecteurs à coup de financement aux associations permettant de récupérer un électorat captif.

    Mais à trop tirer sur la corde, elle finit par se rompre. Je n'ai guère entendu de commentateurs avisés (les commentateurs sont toujours avisés) soulever le problème (si c'est un problème...) de l'élargissement de la base électorale frontiste. Quand on va puiser ça et là des résultats dans des communes de diverses tailles, et dans divers endroits du territoire ; quand on voit certains scores en banlieue ou dans des espaces où l'immigration a été importante depuis quarante ans, on remarque des chiffres élevés. Le Nord-Pas-de-Calais est à ce titre exemplaire. Les imbéciles de gauche peuvent essayer de se rassurer en réduisant la montée en flèche du parti de Marion Le Pen à une épidémie atteignant les derniers vestiges d'une civilisation blanche rancie et fascisante (2). En l'espèce, ils ont tort. Je crois que l'inquiétude de certains petits roses solfériniens vient de ce qu'une part de leur électorat leur échappe, jusque dans les populations immigrées qui soit votent FN (et à Hénin-Beaumont, quand on connaît l'endroit, et les scores du FN, personne là-bas n'a de doute), soit s'abstiennent quand bien même on leur agite le chiffon noir de la peste brune. Tel est le danger majeur qui les fait frémir : d'imaginer que ce sont aussi des noirs et des arabes, promis pourtant à être éternellement de gauche, qui sonnent la charge d'une réaction nationale devant le désastre de l'Europe. Car le paradoxe serait là aussi : leur devenir français ne peut se situer dans les parages d'une déstructuration sociale et culturelle, telle que la propose le PS, comme en témoigne son forcing sur le mariage pour tous. Sur ce point, d'ailleurs, ce parti a déjà commencé à payer la note : l'exemple de Marseille aux municipales est parlant. Leur devenir français, puisqu'ils sont français et doivent être reconnus comme tels (3), passe par une revendication sociale qui inclut l'espace national (4). Une telle évolution n'est pas faite pour rassurer la gauche. Cela n'est peut-être qu'un début et l'agonie sera longue...

     

     

    (1)Mais cette escroquerie ne touche pas que les ténors du parti. Le militant de base et l'électeur socialiste de base lui aussi a souvent un double discours. Pour en avoir côtoyé de quoi remplir un stade depuis des dizaines d'années, je sais combien ils aiment les arabes de loin, comme l'électeur du FN. De là à en faire leur gendre ou leur belle-fille...

    (2)Car il faut bien mettre des mots sur le différentialisme. S'il y a des civilisations exotiques, c'est qu'il y a une civilisation propre au Vieux Continent, civilisation dont, d'ailleurs, ses ennemis n'osent jamais déterminer le genre (c'est pourtant dans leur panoplie, le genre...) : européenne, blanche, caucasienne, chrétienne ? Les différentialistes ont retourné le problème épineux de la différence tel qu'il a été construit il y a cent cinquante ans. Ce sont eux, les héritiers des considérations raciales d'un XIXe siècle puant. La seule précaution qu'ils ont prise est de déplacer le problème vers des revendications culturelles qui commencent, malgré tout, par l'exaltation des origines. Inutile de revenir sur le délire d'un X ou d'un Y qu'il faut absolument définir comme un anglo-argentino-libano-indien. La haine de la souche n'est que le volet réversible d'une crispation sur la même souche. 

    (3)Cette situation explique notamment que des Français d'origine immigrée (quelle détestable appellation) soient farouchement contre le vote des étrangers aux élections locales. Là aussi, les socialistes devraient réfléchir avant de lancer des idées prétendument révolutionnaires pour les remballer aussitôt, comme c'était le cas cette dernière semaine.

    (4)C'est ce que n'a pas compris l'usurpateur Mélenchon. Il peut chanter « Va ma France... ». Mais il chante faux, en thuriféraire du (presque) géant socialiste qu'il demeure. Il fait le coq, mais va à la soupe.

     

  • Se faire... (verbe pronominal)

    À l'heure de la réduction de la planète, par le biais des moyens de transport sans cesse plus rapides, à n'être plus qu'une balle de tennis, une sphère toute rabougrie et accessible, on sent les bien nourris (et les moins bien nourris, plus jeunes, plus roots, comme on dit) prêts à l'aventure.

    Et cette année, ils se font le Cambodge. L'an dernier, ils s'étaient fait le Pérou, et l'année d'avant, ils s'étaient fait le Yémen (un petit frisson, oui, le Yémen). Pas mal. 

    Mais il y a aussi possibilité de se faire une toile, un restau, un tennis, une promenade, un trek, une nana, un mec...

    On peut tout se faire. Cette réduction lexicale est-elle une simple facilité de langage, la confirmation d'un manque certain de vocabulaire, ou bien le signe d'une uniformisation des expériences ?

    Quand j'étais enfant, notre instituteur interdisait le verbe "faire" dans les rédactions (de même pour "on", "il y a" ou "montrer"). Cela nous obligeait à ferrailler avec le Larousse. Nous n'en sommes pas morts. "Faire" peut tout remplacer. Il n'a donc pas de sens.

    Ce qui est évidemment curieux en l'espèce tient dans la pronominalisation et à travers elle,  s'esquisse la pointe narcissique qui sied à l'époque, comme si, dans l'histoire, l'objet passait au second plan. Le Vietnam compte moins que le rappel que c'est moi qui y vais. Le Vietnam n'existe pas sans moi. Le monde à la mesure de ma présence. Une sorte d'idéalisme à la Berkeley. On sent dans la transformation du verbe un supplément contemporain d'ego par quoi l'individu condescend à valider le réel. Il n'explore plus : il convoque. Tout pour son plaisir.

    On s'amuse bien sûr de cet étrange glissement. Il n'est pas le fait d'un groupe particulier. Les aventuriers (enfin...), eux aussi, se font la remontée de l'Amazonie ou le désert de Gobi. Ils vous expliquent qu'ils vont retrouver le sens de la réalité, la voix du monde, à la rencontre des "vrais gens" (belle escroquerie que cette vérité des gens, telle qu'on vous la balance quand vous préférez les pierres et les tableaux. Il y a ceux qui aiment les vrais gens, et les autres, qui seraient d'affreux misanthropes. Expédition faussement humanitaire grâce à laquelle certains s'achètent une virginité et un droit annuel à faire la morale et à l'altermondialisme). 

    Pas besoin d'être grand clerc pour savoir que se faire le Guatemala ou la Namibie consistera à revenir comme pépère et mémère (qui cette année se sont fait, eux, l'Andalousie en bus climatisé) avec la carte mémoire bourrée de moments inoubliables. 

  • Les eaux troubles

     

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    Aurais-je pu dire, un jour, que ton corps n'était pas ton corps, autrement que  réductible à une surface, à une photographie, brillante ou mate : tout au plus un relief de pures formes ?

    Illusoire,

    comme un vernis.

    Aurais-je pu dire que la mer triomphe de l'armature du bateau ?

     

    Photo : Michael Ackerman

  • Radiohead, en boucle (en boucle)

    Packt Like Sardines in a Crushd Tin Box. Ainsi commence le très remarquable Amnesiac de Radiohead (2001), pendant sous-évalué du Kid A de 2000. Sans doute parce que la surprise est moindre...

    Une compression dans les basses, une mécanique rythmique et une ligne mélodique lancinantes. Un certain traitement de la pesanteur...

     


  • Philippe Séguin, résistant

    De la ratification du traité de Maastricht, il reste, pour ce qui concerne la France, la grandeur politique de Philippe Séguin. Il explique d'une manière imparable le détournement de droit que fut cette ratification. Plus encore, il esquissa avec précision, devant l'Assemblée Nationale, le devenir d'une Europe mortifère, laquelle avait comme fondement l'effacement des nations et la spoliation politique des citoyens. Ceux qui votèrent oui et qui persistent doivent assumer ce coup d'état et arrêter de se retrancher derrière les errements d'une bureaucratie qu'ils ont eux-mêmes cautionnée, ceux qui découvrent aujourd'hui l'horreur avec un air de naïveté, quand ils ont plus de quarante ans, sont consternants. La vidéo qui suit montre avec éclat qu'on ne pouvait pas ignorer...

    En réécoutant, plus de vingt ans après, le dernier homme politique français digne de ce nom, on mesure la multiplicité des effondrements : médiocrité des gouvernants (écoutons la langue et le phrasé de Séguin et comparons au sabir a-syntaxique des Hollande ou des Copé), fatuité des élites, mépris du peuple, soumission aux seuls intérêts économiques (masqués), négation de l'histoire de l'Europe et des européens. Séguin a déjà tout dit. Il a tout dit parce qu'il pense au-delà de lui-même. Ce n'est ni une posture ni une attitude bravache. Il analyse avec lucidité ce que conditionne le traité de Maastricht : l'assujettissement des peuples, le dessaisissement des prérogatives démocratiques au profit des lobbies, la transformation ultime du politique en théâtre d'ombres.

    Ce que Philippe Séguin avait compris, c'est qu'un pays qui renonce à sa monnaie, à son territoire, à sa loi, à ses frontières est un pays occupé. La France est un pays occupé, occupé par l'hydre bruxellois libéral dont le véritable dessein est d'assujettir le vieux continent (comme disait Dominique de Villepin) aux intérêts américains et mondialistes...


  • Partition

     

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    Le partage des eaux, quand les unes vont vers le sud et les autres filent vers l'ouest, c'est ce dont tu ne mesures pas le résultat. Tu es là, sur un territoire certifié par la science, la mesure des écoulements ; ici que les bassins hydrographiques s'engagent dans un sens ou dans un autre. La magie est souterraine. La déclivité légère ne te permet pas de comprendre qu'en ce lieu quelque chose se joue ;

    ni plus ni moins que tu n'arrives à savoir, dans l'ordre du temps, cette fois, de quelle manière ont basculé les lignes filées, les vies croisées, avec leur rapidité d'étoile filante, ou les recoupements incessants avant que plus rien, un jour, ou les nœuds plus tardifs qui font les cordes les plus solides auxquelles tu peux toujours te rattraper.

    Le partage des eaux, dis-tu, ici. Les ravines et les érosions, les nappes et les jaillissements, les veines et les aortes, la chair et les battements, le frémissement de l'eau et des êtres, la source, le cours et le delta. Un peu de chacun d'entre nous.

     

    Photo : Jim Kazanjian

  • N...

    N'imagine pas, lui murmura-t-il, que ta beauté soit moindre que tous ces corps scénarisés.

  • Ancrage

    Nous ne serons jamais les européens qu'ils veulent, parce que nous voulons rester européens. Et qu'est-ce qu'être européen, si l'on veut bien considérer ce qui a fait l'essence de ce continent, sinon une inconciliable profondeur de la différence ? La vraie différence. Non pas celle du différentialisme compatible avec le libéralisme ultime mais celle par quoi chacun creuse un sillon et reconnaît le sillon de l'autre. Et parfois s'en inspire, patiemment.

    *

    Nous voulons être de quelque part. Nous demandons le droit à la nostalgie, à la mélancolie, à la tristesse, au vagabondage sur les chemins maintes fois arpentés.

    *

    Voulons-nous être des Américains, c'est-à-dire des fuyards éternels, s'en remettant à leur seule énergie spontanée, à cette irascible loyauté envers soi-même comme limite ultime du devenir ? N'être que soi. Tel est l'Américain, lequel croit qu'en chacun de nous sommeille quelqu'un qui lui ressemble, qui peut lui ressembler, qui doit lui ressembler.

    *

    Le vers était dans le fruit quand on nous proposait les États-Unis d'Europe. La formule portait le signe du reniement. 

    *

    Francis Fukuyama a célébré la fin de l'Histoire et d'autres ont embrayé. Et pour faire bonne mesure, dans les salles de classe, plutôt que s'en tenir à la chronologie, on avait déjà enseigné la discontinuité, les thématiques et les fausses similarités. La fin de l'Histoire, elle est dans la tête des gosses qui vivent éternellement dans le présent, et c'est ainsi qu'ils signent, les pauvres, leur aliénation.

    *

    L'Europe, une, entière, homogène est un leurre, et pour effacer les résistances à ce projet de fou, on va, sans vergogne, fonder son verbe dans les tranchées de 14 et les camps de 45. On agite les cadavres d'hier en guise d'argument pour mieux cacher la misère contemporaine grandissante.

    *

     Briser le lien : tel est leur dessein. Que nous ne soyons plus les fils de nos parents, et moins encore les parents de nos enfants.

    *

    "Sortir de l'Europe, c'est sortir de l'Histoire". Au-delà de la bêtise infinie de la formule, il y a l'insulte à l'Histoire elle-même, à l'émotion qu'on trouve dans la chapelle royale de Dreux, dans les Catacombes de Rome, dans les ruines de Tintagel, dans le silence de Saint-Michel de Cuxa, dans la magnificence de la Chapelle palatine, dans l'invraisemblable conque du Campo de Sienne, dans la majesté de la citadelle de Fougères, dans l'escalier à double vis du château de Chambord, dans tout ce qui n'a pas attendu l'hydre bruxellois et la couardise gouvernementale pour exister...

    *

    Plus jamais ça ! Derrière ce cri prétendument humaniste se cache la lâcheté la plus sombre. Il résonnait de la même manière dans les brumes de l'an 40. Le passé n'est pas un moyen de se dérober.

    *

    L'Europe à laquelle je suis attaché est celle des identités qui outrepassent ma propre identité, qui s'en saisissent pour l'éprouver doublement, par ce qui me tente, par ce qui me dérange, tout cela sans détruire le passé légué.

    *

    Nous voulons demeurer des héritiers. De vrais héritiers. Ceux qui ne gagnent rien d'autre qu'une plus grande assise face au monde et une meilleure connaissance d'eux-mêmes. 

    *

    Une monnaie unique, un espace unique, une gouvernance unique... Ce n'est pas un programme, c'est la guerre...

     

     

     

     

  • Sucré-salé

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    Elles n'eurent jamais de goût plus étrange, entre le délice et le petit désagrément du contraste, les glaces, que celles des petites cabanes en bord de plage. On nous les offrait après que les batailles contre les vagues nous eurent rincés. Nous en déchirions le papier froid et coloré, et le premier contact ravivait sur les lèvres les assignats de l'océan. Alors, au sucre, pour quelques secondes, de la vanille ou de chocolat, parfois la fraise, se mêlait le sel des rouleaux : un arrière-goût d'algues qui rendait l'âme très vite, et toujours, nous nous retournions, comme des vainqueurs, vers le large, écoutant les commérages de l'eau et du vent.

     

    Photo : Stuart Franklin

  • Pleine lucarne, songe creux

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    Une certaine France s'en va bientôt au Brésil. La France aux pieds carrés et aux têtes creuses, la France aux trois mots de vocabulaire, la France à l'accent racaille, la France à la suffisance indexée à l'épais matelas bancaire, la France vulgaire et arrogante, la France à l'ego surdimensionné, la France maillot-short-crampons. Cette France-là a gagné, il y a quelques mois, et il n'y a pas de quoi jubiler.

    La saveur de cette qualification miraculeuse, en forme de résurrection morale d'un pays en détresse, permet à certains de ré-orchestrer l'odyssée black-blanc-beur de 98. Ce moment-là fut un cap dans la course éperdue à la débilité culturelle et politique. D'avoir exploité jusqu'au trognon l'hystérie footeuse, d'avoir vu des politiques, à commencer par Chirac et son ridicule maillot floqué, se pavaner comme des dindons à la suite des victoires d'une équipe par ailleurs d'une grande médiocrité, d'avoir entendu des intellos (de gauche, évidemment de gauche...) indexer leurs théories sociologiques sur les dribbles de Zidane, les courses de Thuram (devenu depuis un phare de la pensée francaise...), l'esprit de responsabilité de Deschamps, d'avoir vu, entendu et lu tout cela nous prépare à un remake savoureux, si, par le plus grand des hasards, l'équipe nationale allait loin (et la tâche n'est si difficile : les Suisses, les Équatoriens et les Honduriens ne sont pas des terreurs).

    On pourrait alors réentendre ce discours de la France qui gagne et donne du plaisir au citoyen, ne serait-ce que pour servir d'agent masquant du réel (un de plus, il est vrai : après le mariage pour tous, la baballe pour tous). Ce sera pratique d'user de ce discours grotesque qu'on nous a imposé. Le profil d'un pays, sa physionomie morale et politique se jugent à sa représentation non législative mais footballistique (c'était bien de cela qu'il s'agissait en 98, non ?), à sa vitalité sportive, non à sa respiration démocratique. Et donc tout va bien, ou du moins : pendant quelques semaines, tout ira bien.  

    On pourrait gentiment ironiser sur ces célébrations d'une crétinerie abyssale. Mais comparaison n'est pas raison. C'est un simple jeu de retournement n'ayant pour seul but que de rappeler cette évidence : l'idiotie comme philosophie pour attraper les masses présente des risques, à commencer par ce qu'on appelle l'effet-boomerang.

    Quand on monte aux cieux nationaux des footeux incultes (et ceux d'aujourd'hui sont magnifiques : les regards bovins de Giroud, Matuidi, Nasri ou Ribery sont exemplaires) à des fins idéologiques, il n'est plus possible d'empêcher quiconque de reprendre la balle au bond. Marion Le Pen le fait, sans difficulté : elle préfère le bleu, blanc, rouge au black, blanc, beur. En ethnicisant en 98 onze paires de guibolles, certains, encore en place d'ailleurs, ouvraient la boîte de Pandore. En ne circonscrivant pas la réalité sportive aux limites du terrain, en lui substituant un imaginaire travaillé par la couleur de peau, ces gens-là ont justement permis, volontairement, le particularisme identitaire. Seize ans ont passé et les discours de 98 sonnent plus encore qu'à l'époque creux, affreusement creux. Zidane sur l'Arc de Triomphe. Vulgarité pour peuple en perdition... Dans un contexte d'affrontements, de délitement, de communautarisme et de fronde (2) qui caractérise la France de 2014, il ne faudrait pas que nos gaillards échouent dès le premier tour parce que la facture de la défaite pourrait s'avérer plus salée qu'on ne l'imagine. Et quand j'écris : il ne faudrait pas, je ne signifie pas que c'est un souhait, mais la simple évaluation d'un risque. 

    (1)Il ne fait pas de doute, de notre point de vue, que l'affaire était volontaire.

    (2)Rions amèrement des comiques qui nous chantaient l'air du clivage sarkozyen. En l'espèce, le normal président aura fait mieux, beaucoup mieux.

     

    Photo : Marc Gourmelon